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non plus basée sur la notion d’un arrêt complet et définitif des fonctions vitales de l’organisme – et en particulier du cœur qui, dans les représentations populaires, continue à être identifié comme le siège critique du seuil séparant la vie de la mort – mais basée

désormais sur la constatation d’un coma irréversible décrété à partir d’une série de critères dont le plus significatif – la mort

cérébrale – est désormais entrée dans les habitudes de langage

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. »

En précisant les critères de décidabilité, en les resserrant autour d’un

critère en particulier, ce sont les autres qui sont écartés et cette modification ouvre la voie à une redéfinition de la mort, à un déplacement de la frontière entre vie et mort. Si c’est un fait acquis dans les milieux médicaux, c’est encore loin d’être le cas dans nos mondes sociaux, parce que cela pose des problèmes bien contemporains liés à l’acception de cette capacité que nous avons d’intervenir sur le processus et donc de modifier l’événement. En effet, la question s’est posée de savoir « quand il devenait légitime – tant du point de vue du patient que de la société – de mettre fin à la réanimation », sachant que de ce point de vue, « la mort cérébrale est le résultat de ces compromis entre le respect de la vie et celui d’une certaine qualité de celle-ci, entre la protection du patient et celle de la société intéressée […]. De ce fait, le nouveau critère de mort ne se limite pas à qualifier un organisme par ses attributs intrinsèques. Il tente de poser une frontière éthique et politique au-delà de laquelle une

83 Lafontaine C., La Société post-mortelle, Paris, Seuil, 2008, p. 70. 84 Ibid.

85« Le fameux "rapport de Harvard" publié en 1968 ne laisse aucun doute quant aux raisons pratiques (c’est-à-dire les raisons utilitaires) à la suite desquelles une

[nouvelle] définition est nécessaire », et en cite deux : libérer les patients, les proches, et les ressources médicales du poids résultant d’un coma indéfiniment tiré en longueur ; et éviter des controverses à propos de l’obtention d’organes pour des transplantations » (Hans Jonas cité par Karl-Leo Schwering dans « La mort n'est plus ce qu'elle était. », Champ psychosomatique 3/2009, n° 55, p. 148.)

vie devient indigne d’être vécue ce qui justifie, désormais, l’arrêt des efforts de réanimation et le prélèvement d’organes sur ces individus préalablement déclarés morts87. »

Mais cela n’est pas sans conséquences dès qu’ : « On admet que la notion de "mort cérébrale" fait appel à des méthodes exploratoires cliniques et biologiques » cela implique « une appréciation et une interprétation de signes de natures diverses, un jugement personnel renvoyant à une démarche plus proche du pronostic que du diagnostic, incluant une incertitude qui n’existait pas lorsque la mort était définie comme l’arrêt de la circulation sanguine. »88 Cela place, les médecins, les soignants (indirectement les familles et les proches), comme le

souligne Véronique Guienne en position de « sauver » mais aussi de « laisser mourir », de « faire mourir » et renvoie aux débats sur la fin de vie, l’euthanasie (autre terme tabou89). C’est donc collectivement et socialement notre rapport à la mort, se transforme :

« les trois-quarts

d’entre nous, dans nos pays riches, meurent à l’hôpital, et pour plus de la moitié suite à une décision médicale

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», mais tout autant

individuellement et subjectivement

: « Comment pourrais-je considérer comme mort un patient, qui certes, n'est pas conscient et qui est condamné, mais qui rêve peut-être, et dont la personnalité et le centre des désirs sont encore intacts91 ? »

En d’autres termes les progrès contemporains à défaut de clôturer le débat et de résoudre l’énigme de la mort, de connaître et identifier des critères reconnus et partagés par tous (sens commun et scientifiques), ont introduit de nouvelles questions et une variabilité maîtrisée, maîtrisable d’un événement que l’on se représentait comme « un invariant ». Comment ne pas alors s’interroger sur les seuils critiques, sur les nouvelles limites et le déplacement des frontières entre vie et mort quand le changement touche « non seulement aux différentes conceptions de la vie humaine, mais aussi aux contraintes que les modifications de son état imposent à nos actions. Au-delà des implications proprement philosophiques de ces interrogations sur la frontière entre la vie et la mort, les réponses qu’une société y apporte sont révélatrices de la manière dont elle s’accorde pour traiter les personnes en fin de vie et leurs dépouilles mortelles. Ces interrogations sont devenues plus complexes depuis que nos connaissances scientifiques sur le processus de la mort se sont accrues. De plus, des techniques nouvelles nous donnent

87 Iacub Marcella, « La construction de la mort en droit français », Enquête (Les objets du droit), numéro 7. 1999 (source : http://enquete.revues.org/document1564.html). 88 Ibid.

89 Dans Sauver, laisser mourir, faire mourir (op. cit.) les entretiens réalisés Véronique Guienne montrent bien l’ambivalence des attitudes des uns et des autres face à la notion et

définition même de l’euthanasie, diversement perçue et donc diversement tolérée (voir chapitre 2 et 3).

90 Ibid., p. 7.

91 Pierre Marsolais, médecin réanimateur à l'hôpital du Sacré-Coeur à Montréa, source :

l’impression de mieux maîtriser les conditions de ce "passage", alors qu’elles en troublent la perception92. » La variabilité des critères de

décidabilité, entraîne nécessairement de repenser la question de la responsabilité, et on peut aussi s’interroger sur l’avenir dès lors que les progrès permettront de « remplacer », « suppléer » des fonctions cérébrales détruites93 ? Et si le cerveau, comme le cœur et les poumons,

pouvait être artificiellement maintenu en état de fonctionner, voire régénéré, qu’adviendra-t-il de ce critère de décidabilité lié à la « mort cérébrale » ? Stabilisée, la définition actuelle de la mort n’en reste pas moins provisoire.

On comprend ici qu’à la variabilité de notre rapport à la mort (dans le temps, selon les contextes et les types de morts), s’ajoute

la variabilité de la définition du phénomène lui-même, mais pas une variabilité sémantique ou lié à des représentations, une

variabilité bien concrète du procès

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de mort : on n’a pas toujours été considéré mort au même moment, des individus considérés

morts hier seraient aujourd’hui comptés parmi les vivants, certains ne sont aujourd’hui plus « vivants » mais ils ne sont pas