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Permanence du thème versus variabilité des manières de le traiter

« Toute œuvre est le miroir d'une autre, […], un nombre considérable de tableaux, sinon tous ne prennent leur signification véritable qu'en fonction d'œuvres antérieures qui y sont, soit simplement reproduites, intégralement ou partiellement, soit d'une manière beaucoup plus allusive, encryptées235. » C’est bien ce que l’on peut observer sur le thème de la mort et du cadavre dans l’art, la permanence du thème va de

pair avec un traitement de ce dernier diversifié selon les époques et les formes de création, les courants et les formes de l’intention, ce qui change c’est la forme que prennent les œuvres et la manière de donner à voir plastiquement au regard de matériaux et de conventions propres à chaque époque les mêmes contenus.

Ainsi sur le thème du suicide, par exemple, la confrontation de l’œuvre d’Édouard Manet et de Gilles Barbier, montre bien cette différence de « traitement artistique » d’un même sujet, et la production d’œuvres formellement et en très d’effets produit, très différentes quand bien même leur contenu est similaire

Sur le thème des jeunes femmes mortes aussi les filiations sont nombreuses.

De Désirée Dolron qui s’inspire de La leçon d’anatomie de Rembrandt version jeune femmes sous le regard d’autres femmes, à Andres Serrano qui nous présente une jeune morte dans Aids death (1992) sous des traits proches de L’Origine du monde de Courbet.

234 Onfray M., « La Révolution viennoise, L’actionnisme radical », entretien introductif à l’ouvrage de Daniele Roussel, Der Wiener Aktionismus und die Österreicher,

Gespräche, Ritter Klagenfurt (Verlag), 1995, p.157.

Gilles Barbier, Paysage mental, 2003 Edouard Manet, Le suicide, 1881

Serrano, Aids death 3, 1992 Courbet, L’Origine du monde, 1866

Différence de traitement qui n’est pas sans conséquences sur les effets esthétiques produits par l’œuvre et sur sa réception. Un autre exemple le montre de manière encore plus explicite.

Théodore Géricault, Têtes suppliciées, 1818 Tsurisaki Kiyotaka, Requiem de la rue Morgue, 2006

Si l’horreur le dispute à l’effroyable dans les deux créations ci-dessus qui nous montrent chacune des têtes coupées, décapitées, au point qu’il serait difficile de distinguer quelle œuvre est, en termes de contenu, la plus choquante, on observe toutefois que l’acte de peindre crée (à tout le moins pour nous spectateurs d’aujourd’hui) une distance symbolique plus grande que pour les publics de l’époque, « plus acceptable », Géricault propose une représentation de la réalité, quand l’acte de photographier donne le sentiment que Kiyotaka propose une « simple restitution » de la réalité. À l’image de ces deux exemples, et bien d’autres viendront à l’esprit de chacun, ce n’est donc pas tant ce qui est montré qui a changé et qui serait de nature à surprendre, il y a même une permanence eu égard à certains thèmes, ce qui a changé c’est « comment » cela est montré d’une part et comment la perception des mêmes œuvres évolue au cours du temps d’autre part.

Joël-Peter Witkin, The Raft of G.W. Bush, 2006.

Le passage par un autre média vient transformer le sujet, et donne aussi une autre lecture de l’œuvre originelle. Jack et Dinos Chapman revisitent ainsi en version contemporaine les gravures de Goya : « Les Chapman considèrent leur série comme une collaboration avec Goya. "Il est impossible de mener une démarche artistique sans hériter de milliards d’entités différentes, explique Jake. Ce qui nous différencie des autres artistes, c’est peut-être que nous n’hésitons pas à le reconnaître236. »

Si aujourd’hui certains artistes font l’objet de procès, si leurs œuvres font scandale et sont parfois décrochées, peut-être plus que par le passé, ce n’est pas seulement parce que l’époque est procédurière, moraliste ou que les publics font preuve de « sensiblerie », mais bien parce que les artistes fabriquent des œuvres plastiquement différentes, qui produisent des effets esthétiques et suscitent des problèmes que celles de leurs prédécesseurs ne posaient pas ou différemment.

C’est aujourd’hui bien souvent les « matériaux » utilisés par les artistes qui posent problèmes et sont de nature à surprendre, ou encore la forme que prend le travail artistique dans ses expressions contemporaines et non seulement les thèmes ou sujets que les artistes abordent. L’exemple du Piss Christ de Serrano est à ce titre emblématique, ce n’est certes ni le Christ, ni la croix, ni même la photographie, mais bien l’urine dans laquelle cette crucifixion a été plongée qui déclenche le scandale.

Et c’est là que sur le sujet qui occupe cette étude, la mort et le cadavre, la période contemporaine ne s’arrête pas à proposer des œuvres inédites en termes de formes et de traitement artistique du sujet mais transforme la mort, les cadavres, tous les éléments concrets liés à la première, tous ceux constitutifs du second comme des matériaux, des matières premières concrètement utilisées. Escamoté de nos vies quotidiennes le cadavre se trouve une nouvelle vocation et devient l’objet de nouveaux usages, qui pour le sens commun, mais tout autant pour nombre de publics supposés avertis, ne sont pas « à la limite du supportable » mais simplement impensables, voire inimaginables.