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Quelques versions alternatives du constructivisme kantien

Les chapitres

Chapitre 3 – Le point de vue pratique souhaitable et légitime : une perspective constructiviste

3.3 Constructivisme kantien

3.3.2 Quelques versions alternatives du constructivisme kantien

D’autres versions du constructivisme kantien ont été proposées qui sont peut-être moins ambitieuses que celle de Korsgaard, mais qui impliquent également un certain contenu moral découlant du raisonnement pratique. C’est par exemple le cas du constructivisme développé par O’Neill. La principale cible des critiques l’amenant à formuler sa propre version est alors le constructivisme développé par Rawls. Les critiques de O’Neill à l’endroit de Rawls recoupent d’ailleurs nombre de points que j’ai moi-même soulevés au cours des deux chapitres précédents et qu’on pourrait résumer en bonne partie par ces mots de O’Neill :

[Ce type d’approches] assume et endosse subrepticement de « meilleures » versions des caractéristiques et capacités spécifiquement humaines. L’idéalisation se faisant passer pour une abstraction produit des théories qui peuvent paraître s’appliquer largement, mais en fait ceux qui ne correspondent pas à un certain idéal sont subrepticement exclus de leur portée.521

En somme, O’Neill rejette la version de l’agent idéal qui joue un rôle dans les autres versions du constructivisme dans la tradition kantienne : leur rationalité idéale, leur indépendance mutuelle ainsi qu’une prétendue harmonie entre ceux-ci. Premièrement, ces approches idéales, souligne O’Neill, tendraient à « ignorer les vulnérabilités actuelles » – ce que j’ai souligné au cours du premier chapitre – alors que celles qui relativiseraient entièrement les bons jugements à ceux immédiatement justifiés dans un contexte donné « tendraient à les légitimer »522 – ce que j’ai abordé au second chapitre. Ce type de conception ne pourrait selon

O’Neill rendre compte des idéaux variés de la personne – ce dont j’ai parlé en termes de buts que vise la construction.

Afin de proposer une version plus appropriée, O’Neill met l’accent sur les notions d’interdépendance, de vulnérabilité mutuelle – qui découle de la précédente – et de la finitude propre à la nature humaine. Cette dernière idée, qu’elle puise chez Kant, confère à l’humanité le statut particulier d’« agents libres ». Elle écrit :

Ils sont comme des animaux en expérimentant des désirs, des pulsions, des envies, mais ils se distinguent des animaux en ce que leur action est choisie. […] de tels êtres peuvent agir indépendamment de causes extérieures. […] Si de tels êtres satisfont leurs désirs occurrents, c’est parce qu’ils choisissent de le faire.523

Par ailleurs, la rationalité, pour O’Neill, n’est pas considérée comme un idéal. O’Neill ne présuppose pas de l’efficacité de cette dernière ; efficacité consubstantielle à une version idéale de l’agent qui présuppose, souligne-t-elle, des idéaux moraux et sociaux spécifiques524.

Elle avance également que, bien qu’on aspire à une rationalité désincarnée et indépendante au

522 Ibid. : 217.

523 Ibid. : 72, ma traduction. 524 Ibid. : 213.

sein de toute une tradition dominante de pensée, il n’est pas clair pourquoi une telle rationalité serait désirable. Elle précise :

La haute estime dans laquelle de telles formes d’autonomie sont tenues est aussi souvent remise en question – par exemple, récemment par les communautariens et les critiques féministes des propositions « abstraites » de la moralité et de la justice qui soulignent qu’il y a plus à dire de l’interdépendance, de l’affiliation et de la vertu sociale.525

La rationalité peut mener à des hypothèses injustifiées et arbitraires qu’il faut critiquer. De ce point de départ non idéal et non mutuellement indépendant, O’Neill formule une procédure de construction qui rappelle davantage celles qu’on retrouve dans les versions normatives du constructivisme : « Selon quels principes une pluralité d’agents dotés d’une rationalité minimale et de capacités indéterminées pour l’indépendance mutuelle peut vivre ? »526.

Et sa réponse est tout simplement qu’« aucune pluralité ne pourrait choisir de vivre selon des principes qui viseraient à détruire, miner ou éroder l’agentivité (de toute forme déterminée) de certains de ses membres »527. En d’autres mots, ces principes ne peuvent viser une quelconque

« victimisation » (tromperie, coercition, violence) dans la régulation de l’action et des institutions. Par ailleurs, écrit O’Neill :

La coercition est une question de force de menace, et ce qui constitue la menace varie avec les vulnérabilités de ceux qui sont menacés. La vulnérabilité dépend de plusieurs choses, incluant les formes de la rationalité et de la dépendance et de l’indépendance que les agents particuliers ont à des temps particuliers.528 525 Ibid. : 75, ma traduction. 526 Ibid. : 213, ma traduction. 527 Ibid. : 213, ma traduction. 528 Ibid. : 216, ma traduction.

Cet ajout permet à O’Neill d’insister sur le fait qu’on ne puisse tabler sur une conception idéale de la personne au sein de cette procédure. En contrepartie, cela ne veut pas dire qu’on ne pourrait compter sur des critères qui découlent, pour cette dernière, de la rationalité minimale et de l’idée d’une indépendance indéterminée.

La rationalité minimale implique « l’exercice de l’autonomie, en pensant et en agissant ». La marque visible de cette rationalité réside, écrit-elle :

[D]ans les pensées et les actions qui sont guidées par l’intelligible. Lorsque nous nous voyons nous-mêmes à partir du point de vue du monde intelligible, nous voyons nos actions non comme des événements causés par les événements prioritaires en accord avec un ensemble vaste, complexe et peu connu de raisons naturelles, [nous les voyons] comme étant déterminées et dans une forme intelligible, plutôt que l’effet de déterminants antécédents.529

Les principes de la rationalité instrumentale, tout comme chez Korsgaard, ne peuvent jouer, selon O’Neill, de manière isolée. Ils doivent référer à des principes qui vont au-delà de la rationalité instrumentale. Ils doivent référer à une universalité qui est demandée par la raison pratique, justement parce que ce raisonnement – et les règles qui le rendent intelligible – est « utilisé par une pluralité d’agents finis » et « interdépendants » dont les actions ne sont pas coordonnées antérieurement, par l’instinct, précise-t-elle, ou par la providence divine. La rationalité minimale ne pourrait, non plus, être réduite à la simple « immersion dans une culture et ses traditions »530 – une action demeure intelligible même pour « ceux qui ne partagent pas

“notre” manière de penser et de vivre »531. En ce sens, l’universalité établit des contraintes que

comprendrait le raisonnement pratique comme tel.

529 Ibid. : 69, ma traduction. 530 Ibid. : 74.

Outre les contraintes qui relèvent de l’« intelligible », O’Neill soutient qu’une obligation découle de l’interdépendance d’une pluralité d’agents finis. Il s’agit bien d’une « obligation » pour O’Neill, et non d’une adhésion consensuelle qui requerrait une conception idéale de la personne à laquelle elle s’oppose532. O’Neill ne fait ni appel à un accord hypothétique, comme

dans les versions contractualistes, ni à un accord actuel (nos jugements bien pesés) qui pourrait toujours refléter des conditions injustes, ou encore « l’oppression ». L’accord – qu’O’Neill nomme « obligation » – apparaît néanmoins dans son approche, mais appelle, dans ses termes, « au consentement possible d’agents actuels », qui peut toujours, ajoute-t-elle, être refusé ou renégocié533.

Cette obligation découle pour cette dernière d’une impossibilité d’un accord avec les victimes. Elle appelle à l’idée que les victimes ne pourraient adhérer, ou qu’il serait peu crédible d’imaginer un consentement possible d’agents actuels sur des arrangements victimisants qui structureraient la dépendance entre les agents. Dans la version d’O’Neill, les normes constitutives du raisonnement pratique impliqueront donc de prendre en compte les « capacités et opportunités d’agir – et de même les incapacités et manques d’opportunités » des autres agents534.

Cette obligation, comme chez Korsgaard, s’applique donc aux raisons publiques. Même en partant d’agents non idéaux, elle implique donc les mêmes difficultés qui se situent au niveau de la force normative et s’applique mieux à la question de la possibilité de la moralité pour des agents déjà moraux. Pour rendre compte de cette obligation, O’Neill ajoute (doit ajouter) que

532 Voir O’Neill, 1989 : 214-215.

533 Ibid. : 217, ma traduction. Cela a pour avantage de rendre compte de la raison comme un processus continu et

progressif, ainsi que du développement des pratiques de tolérance et reconnaissance mutuelle. Sur ce sujet, voir Arruda (2017).

c’est ce que « la justice demande (minimalement) »535. Or, encore une fois, cela requiert une sorte

de sensibilité morale, qu’on retrouve d’ailleurs au sein de toutes les approches kantiennes. Dans les mots de Fitzpatrick, le type de vision qu’offre le constructivisme kantien relève spécifiquement de ce qui est compris dans les conditions de vérités de propositions éthiques : « les faits éthiques qui sont les objets du questionnement éthique sont dits être des fonctions complexes (typiquement via une certaine forme d’idéalisation) des désirs, attitudes, réponses, et ainsi de suite, contingents de l’agent »536.

D’autres versions du constructivisme kantien ont été formulées, outre celles de Korsgaard et de O’Neill. Selon Engstrom, par exemple, les normes morales constitutives du raisonnement pratique émergent de l’interdépendance matérielle qui unit les personnes en tant qu’agents537. Elles permettent à plusieurs personnes de « vivre ensemble en liberté ». Le savoir

pratique concerne donc spécifiquement pour Engstrom « la conduite libre comme telle »538. Et ce

savoir, qu’il soit propre ou non à la modernité, est lié à la recherche d’un accord dans ces conditions – accord qui n’est pas nécessairement une norme constitutive de la raison pratique comme telle, mais qui est demandé, encore une fois, au niveau public.

Pour Bagnoli, les normes morales constitutives du raisonnement pratique prennent plutôt la forme d’une « sensibilité morale », et bien spécifiquement pour elle d’un « sentiment moral de respect », en tant que conscience et contrainte délibérative, qui joue un rôle « cognitif », mais

535 Ibid. : 216.

536 FitzPatrick, 2013 : 41, ma traduction. 537 Engstrom, 2009 : 139.

« non-évidentiel » – « Il n’est pas un mode de discernement des propriétés et des faits moraux »539. Bagnoli écrit :

Ce qui explique l’autorité de nos justifications est le fait qu’en produisant des raisons nous adoptons le point de vue de la raison pratique de la même manière que nous entrons dans un forum public, i.e. en légiférant comme membres et co-législateurs dans une communauté d’égaux.540

C’est en ce sens, c’est-à-dire encore une fois au niveau public, que la justification et l’intelligibilité de nos actions devant les autres requièrent le respect et la reconnaissance mutuelle. Au niveau de la conscience subjective, il s’agit d’une « expérience de respect », « d’une expérience émotionnelle distincte » qui caractérise notre réactivité aux raisons541. Enfin,

cette expérience de respect joue à la fois un rôle épistémique (le savoir issu de la réflexivité pratique) et motivationnel (la force normative ou la réactivité aux raisons) et fournit un modèle d’objectivité au sein duquel, écrit Bagnoli, « les critères de rationalité requis sont cohérents avec la sensibilité des agents auxquels ils s’appliquent, i.e. aux agents rationnels et limités »542.

Je n’ai malheureusement pas l’espace pour entrer dans les détails de l’argumentation de Bagnoli qui est à mon avis plutôt convaincante. Le point important ici, que j’ai voulu montré par ces exemples543, est qu’on retrouve de manière caractéristique dans le constructivisme kantien

539 Bagnoli, 2013c : 177, ma traduction. 540 Ibid. : 173-174, ma traduction. 541 Ibid. : 175, ma traduction.

542 Ibid. : 181, ma traduction. Voir également Bagnoli (2011).

543 Auxquels j’aurais pu ajouter Copp, qui défend une proposition constructiviste basée sur la société (society-based

constructivism qui combine society-centered theory et standard-based theory) selon laquelle, dans les mots de

Copp, « le code moral qui répondrait le mieux aux besoins de la société est le code que la société la plus rationnelle choisirait, et c’est le code moral justifié pour la société » (Copp, 1995 : 7, ma traduction). Dans les mots de Bagnoli, selon le constructivisme basé sur la société de Copp, « la vérité morale dépend de ce qui serait rationnel pour la société de choisir » d’après ses besoins, valeurs et certains faits relevant de son contexte (Bagnoli, 2013b, ma traduction). Copp se distingue en soutenant un réalisme moral – le constructivisme étant généralement associé à une position antiréaliste, quoique, comme je l’ai posé, cela soit justement sujet à débat – et un naturalisme moral ; son constructivisme ne repose donc pas sur des valeurs dépendantes de l’attitude de l’agent.

une sensibilité morale ou une capacité de faire des jugements moraux, présupposée à même le point de vue pratique comme tel ou le point de départ de la construction. C’est d’ailleurs, comme nous l’avons vu, également le cas dans la perspective rawlsienne.

Si le constructivisme s’intéresse à une certaine universalité, puisqu’il s’intéresse aux normes constitutives du raisonnement pratique, et à une certaine forme d’objectivité (les critères que nous fournissent ces normes constitutives), on peut distinguer deux formes que cette universalité peut prendre544. Ces deux formes d’universalité ont en commun, tel que le pose

Engstrom, la notion de base « d’une seule capacité universelle partagée »545. Elle se distingue en

ce que la première, celle que j’attribue à la tradition kantienne, se concentre sur la possibilité, simplement à partir de cette capacité, d’agir moralement ou selon une manière qui puisse accorder des agents libres et interreliés. Elle s’attache donc à expliquer cette possibilité et à caractériser les conditions de possibilité de la moralité – uniquement sur la base du point de vue pratique comme tel –, ou d’une certaine coexistence – une conception de cette coexistence. Elle demeure universelle, en ce sens qu’elle repose sur une capacité universellement partagée, c’est- à-dire que tout agent pourrait reconnaître cette possibilité sur la base de cette seule capacité. Cela ne veut pas dire par ailleurs que tout être doté de cette capacité puisse être motivé par elle. La deuxième forme d’universalité, que j’attribue à la tradition humienne que je m’apprête à aborder, appartient littéralement au point de vue pratique comme tel. Elle se concentre sur les normes constitutives du raisonnement pratique qui s’appliquent nécessairement à tous les agents. Elles s’attachent à caractériser ces normes et à expliquer la

544 Je m’inspire sur ce point d’une distinction posée par Engstrom (2009 : 115). 545 Ibid. : 115.

force normative qui s’établit entre l’agent et ses raisons. Si elle s’intéresse à la coexistence ou à la moralité, c’est dans un deuxième temps à partir des conditions qui nous sont nécessairement données par le point de vue pratique comme tel. En ce sens, le constructivisme humien se penche bien sûr la première question (métaéthique) identifiée par Hussain et Shah, soit celle de qu’est- ce que c’est que de faire un jugement normatif546.