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La caractérisation des doctrines compréhensives

Les chapitres

Chapitre 1 – Les limites théoriques au pluralisme dans le libéralisme politique de John Rawls

1.1 Le pluralisme raisonnable et la justice comme équité

1.1.1 La caractérisation des doctrines compréhensives

Rawls s’attarde peu aux explications qui relèvent de l’ordre de la métaéthique – incluant les mécanismes psychologiques, mais également les fondements métaphysiques et épistémologiques de la morale – que peut comprendre une définition des doctrines compréhensives et demeure au niveau de leur caractérisation générale. On peut convenir que cela ne représente pas un problème dans la mesure où Rawls cherche précisément à ne pas s’engager sur ces questions et soutient que la justification de la connaissance morale est dans sa perspective une « tâche sociale pratique » plutôt qu’épistémologique77.

Quant à leur caractérisation, premièrement, les doctrines sont dites compréhensives parce qu’elles recouvrent plusieurs sphères de la vie des individus78. Sur le plan pratique, cela

veut simplement dire que si j’adhère à la doctrine compréhensive d’un catholique rigoriste qu’on imagine dans l’exemple de Rosemary, les valeurs promues par le catholicisme me guideront potentiellement tant dans la manière dont je m’implique socialement que dans la manière dont j’interagis avec les autres, dans mon travail, auprès de ma famille, envers mes objectifs

77 Rawls, 1993b [1985] : 206. La question de la justification de la perspective rawlsienne et de ce type de justification

en particulier sera l’objet du prochain chapitre.

78 Dans la traduction française de Paix et démocratie (Rawls, 2006 [1999]) et de La justice comme équité (Rawls,

2004 [2001]), ce sont d’ailleurs les termes de « doctrines englobantes » qui ont été retenus par le traducteur Bertrand Guillarme.

personnels de vie. Sur le plan théorique, on pourrait aussi dire qu’une doctrine compréhensive comprend une théorie éthique – avec un horizon de fins spécifiées –, une épistémologie – qui nous dit comment nous pouvons accéder à la valeur et aux principes moraux –, une métaphysique – qui se prononce sur la nature de la personne humaine et de la bonne société.

Par ailleurs, beaucoup d’entre nous n’ont pas un tel système cohérent permettant à tout coup de hiérarchiser les valeurs sollicitées ou de résoudre les dilemmes impliquant celles-ci. Rawls apporte aussi une nuance dans la manière d’y adhérer selon un degré plus ou moins élevé de cohérence entre les différentes sphères concernées. Dans le cas d’un ensemble plus englobant, on réfèrera à une doctrine (complètement) compréhensive. D’autres cependant s’appliquent partiellement à ces sphères et laissent place à des agencements diversifiés. On réfèrera dans ce cas plutôt à une conception partiellement compréhensive79.

Deuxièmement, toujours concernant la caractérisation des doctrines compréhensives, Rawls pose les conditions d’après lesquelles on peut les qualifier de raisonnables. Bien qu’on puisse qualifier certaines de raisonnables alors que d’autres non, les conceptions sont néanmoins toutes, précise-t-il, le « résultat naturel de l’activité de la raison humaine »80. C’est-à-dire qu’elles

requièrent toutes minimalement une hiérarchisation des valeurs impliquant la raison, et ce, peu importe le mode d’accès aux valeurs privilégié par ces dernières (la raison, l’intuition, les

79 À ce sujet, voir notamment Rawls (2007 [1993] : 38) : « Une conception morale […] est compréhensive quand

elle inclut les conceptions de ce qui fait la valeur de la vie humaine, les idéaux du caractère personnel comme ceux de l’amitié ou des relations familiales ou associatives, enfin tout ce qui donne forme à notre conduite et, à la limite, à notre vie dans son ensemble. Une conception est pleinement compréhensive si elle concerne toutes les valeurs et les vertus reconnues dans le cadre d’un système articulé d’une manière relativement précise ; elle n’est que partiellement compréhensive quand elle comporte un certain nombre de valeurs et de vertus non politiques sans toutes les inclure, et qu’elle est articulée de façon lâche. » Je retiendrai généralement pour la suite le terme « doctrine », ou encore « conception » ou « conviction », comme je l’ai fait auparavant, sachant que j’inclus à la fois les idées de doctrine partiellement compréhensive et de doctrine compréhensive.

émotions, l’expérience, ou encore l’épiphanie81). De plus, tant parmi les doctrines raisonnables

que celles considérées comme déraisonnables, certaines sont inconciliables entre elles et ceci est inévitable pour Rawls, parce qu’on ne peut penser que cela soit appelé à changer au sein d’institutions libres. Parmi différents jugements portant sur des valeurs, même tous acceptables en tant que résultat naturel de l’activité de la raison humaine, des désaccords peuvent toujours persister.

Par exemple, pour reprendre un exemple fictif issu de films d’horreur82, lorsque Jack

Torrance tente d’attenter à la vie de son fils83, on pourrait avancer, d’après les faits qui nous sont

connus, que Torrance n’était pas en possession de sa conscience et qu’une entité surnaturelle est par conséquent responsable des actes commis. Après analyse des conséquences de ces actes, la plupart d’entre nous jugeraient que ces actes ne peuvent être tolérés et doivent être empêchés, parce qu’ils mettent en danger la vie d’autrui ou attentent à son intégrité, à son autonomie, etc. En contrepartie, cela irait à l’encontre de ceux qui jugeraient que cette entité, en tant que phénomène surnaturel rarissime dépassant l’humanité, doit être reconnue pour telle et sa volonté respectée au prix d’une vie humaine – comme la plupart d’entre nous, par ailleurs, jugent bien différemment la valeur accordée à la vie humaine et à la vie animale. Bien que l’ensemble de

81 Charles Taylor parle de moments d’épiphanie en termes d’expériences d’authenticité, c’est-à-dire d’un moment

qui nous révèle quelque chose « au-delà de nous-mêmes, voire au-delà de la nature telle que nous la connaissons habituellement » (Taylor, 2011 [2007] : 1030). L’épiphanie peut tout aussi bien être associée à une perspective séculière que religieuse.

82 J’affectionne ce type d’exemple qui permet l’expérience de pensée sans prendre parti sur des conceptions qui

nous sont connues. Évidemment, il n’existe aucun lien direct entre les exemples issus de films d’horreur et des cas existants. Ces exemples ne doivent surtout pas être vus comme la « démonisation » de certaines positions, mais comme une stricte expérience de pensée.

83 Je réfère ici au personnage du père joué par Jack Nicholson dans le film d’horreur classique Shining (1980) de

ces jugements soient acceptables, en tant que résultats cohérents de la raison, ils donnent lieu à des désaccords irréconciliables.

Pour être qualifiées de raisonnables cependant, Rawls précise que les doctrines doivent remplir deux conditions : (1) « elles sont prêtes à proposer des termes équitables de coopération sociale »84 et à s’y conformer dans la mesure où tous s’y conforment, et ce, même lorsque cela

n’est pas à leur avantage ; (2) elles « reconnaissent et acceptent le fait et les conséquences des difficultés du jugement »85, c’est-à-dire des désaccords qui peuvent toujours perdurer entre des

jugements acceptables, en tant que résultats cohérents de la raison, et qui adhèrent à l’idée de tolérance. Enfin, de la même manière qu’elle peut être partiellement compréhensive, une doctrine peut être partiellement raisonnable en l’étant sur certaines questions spécifiques, mais non sur d’autres.

Reprenons l’exemple de Torrance. La doctrine à laquelle adhère celui qui attribue une valeur à l’entité surnaturelle peut à la fois être déraisonnable sur cette question – nous verrons un peu plus bas pourquoi elle serait déraisonnable selon le point de vue de Rawls – tout en étant raisonnable sur toutes les questions qui n’impliquent pas cette entité, soit, on le suppose, la presque entièreté du temps. Aussi, une doctrine peut être complètement compréhensive tout en étant raisonnable, comme elle peut être partiellement compréhensive tout en étant déraisonnable – et inversement.

84 Rawls, 2006 [1999] : 209. 85 Ibid.