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Le pluralisme raisonnable comme condition du juste comme équité

Les chapitres

Chapitre 1 – Les limites théoriques au pluralisme dans le libéralisme politique de John Rawls

1.1 Le pluralisme raisonnable et la justice comme équité

1.1.2 Le pluralisme raisonnable comme condition du juste comme équité

D’après cette caractérisation des doctrines, Rawls distingue donc deux manières d’appréhender le pluralisme, soit le pluralisme « comme tel » et le pluralisme raisonnable. Le pluralisme « comme tel », pose-t-il d’abord, correspond au fait que dans une société dont les institutions favorisent les libertés, il se déploie des convictions diversifiées. C’est un simple constat de fait par lequel il reconnaît l’existence d’un pluralisme empirique de base inhérent à ce contexte, et ce, même lorsqu’on prend pour point de départ l’idée d’une société fermée, au sein de laquelle les membres y sont nés et y mènent leur vie entière86.

Au sein d’un pluralisme « raisonnable », bien que les individus aient des convictions diversifiées, ils adhèrent par ailleurs à l'idée d’équité, ainsi qu’aux valeurs et principes fondamentaux présents dans la culture commune d’une société démocratique libérale. Ils sont nés et ont grandi au sein d’une telle société – rappelant l’idée de société fermée. Quant à l’idée d’équité, elle se traduit par la libre adhésion des citoyens et citoyennes aux institutions justes – les membres y sont considérés comme des égaux – et la reconnaissance mutuelle par ces derniers de cette libre adhésion pour tous. Dans la pratique, le pluralisme raisonnable comprend les convictions qui pourront se déployer et qui ont des chances de perdurer à plus long terme au sein de telles institutions. Au pluralisme « comme tel » s’ajoute ainsi comme condition de la

86 Rawls, 2007 [1993] : 36. Rawls part d’ailleurs de cette idée de société fermée pour des raisons méthodologiques :

il réduit ainsi les facteurs susceptibles d’interférer dans la définition d’une conception de la manière dont une société démocratique libérale peut se donner des règles de justice auxquelles tous les membres pourraient adhérer. En contrepartie, cela l’amène à mettre de côté les questions des relations entre les sociétés, ainsi que celles des relations entre les membres d’une même société issus de sociétés différentes, incluant ceux issus de l’immigration. C’est un sujet qu’il abordera éventuellement dans Paix et démocratie (Rawls, 2006 [1999]) à partir de sa propre perspective définie antérieurement.

justice comme équité le caractère « raisonnable » des doctrines compréhensives auxquelles adhèrent les citoyens et citoyennes.

Dans le cas Torrance par exemple, bien qu’on doive reconnaître que les deux positions évoquées soient le résultat naturel de l’activité de la raison humaine, on pourrait s’interroger, dans le contexte des sociétés démocratiques libérales dans lesquelles la plupart d’entre nous vivent, sur le caractère raisonnable de la doctrine à laquelle adhère celui qui attribue plus de valeur à la volonté de l’entité surnaturelle qu’à la survie du fils. En effet, dans ces sociétés, la valeur de la vie humaine et le principe « ne pas tuer », ou encore « ne pas nuire à la vie d’autrui », représentent assurément des valeurs et principes fondamentaux présents dans notre culture commune. On peut dire qu’une grande majorité de nous y adhère et sommes conscients de cette large adhésion qu’on peut donc dire partagée. Par conséquent, dans ce contexte, nous ne pourrions dire que la hiérarchisation des valeurs que propose cette doctrine serait acceptable de manière équitable. Pour être en mesure de parler en ce sens, il faudrait que ceux qu’on considère comme les membres de la société soient d’accord avec cette dernière pour des raisons qui sont les leurs, que ce soit mutuellement reconnu, et ce, dans le contexte d’institutions justes où chaque membre est considéré comme un égal. Dans ce contexte donc, les termes de la coopération sociale n’iraient pas dans un sens avantageant cette doctrine. Pour être qualifiée de raisonnable, elle devrait cependant se conformer aux termes reconnus pour des raisons qui seraient les siennes. Elle reconnaîtrait ainsi les difficultés du jugement et adhèrerait à l’idée de tolérance.

C’est à partir du pluralisme raisonnable que Rawls peut avancer pouvoir élaborer un point de vue pratique idéal représentant à la fois le point de vue de tous et de chacun dans le contexte d’une société démocratique libérale. En contrepartie, les caractéristiques qui y

permettent d’appréhender les citoyens et citoyennes comme des membres adhérents comprennent le raisonnable – ils ont tous cette caractéristique en commun. En ce sens, leur adhésion dépend aussi d’un pluralisme raisonnable sans lequel ces conditions ne pourraient être remplies.

Cela ne veut pas dire que Rawls nie qu’il puisse exister dans les faits des convictions qui n’adhèrent pas, au moins en partie, aux éléments essentiels d’un régime démocratique libéral au sein d’institutions libres ; des convictions « déraisonnables et irrationnelles, voire même folles »87, écrit-il, peuvent aussi s’y retrouver. Il ne se prononce pas non plus concernant la vérité

de ces doctrines. Elles sont toutes considérées comme le résultat naturel de l’activité de la raison humaine. Le problème devient celui, ajoute-t-il, « de les contrôler de manière à ce qu’elles ne détruisent pas l’unité et la justice de la société »88.

Rawls ne se concentre toutefois pas sur des mécanismes et procédures légitimes qui pourraient contrôler ces dernières. Il maintient plutôt son attention sur les conditions qui permettraient d’obtenir le consensus et les applique à un scénario hypothétique (une expérience de pensée, un procédé de représentation). À partir de ce scénario, on pourrait évaluer si les règles sont susceptibles de faire l’objet d’un consensus par recoupement, c’est-à-dire d’un « accord et consentement du plus grand nombre, de l’opinion publique »89, qui serait formé, comme l’écrit

Rawls, « de toutes les doctrines raisonnables, mais opposées, qu’elles soient morales, philosophiques ou religieuses »90, à partir de raisons qui sont les leurs. Ces raisons seraient les

87 Rawls, 2007 [1993] : 4. 88 Ibid.

89 Définition du terme « consensus » dans le Larousse, en ligne :

<http://larousse.fr/dictionnaires/francais/consensus/18357?q=consensus#18253>.

leurs dans la mesure où elles relèveraient bien de leurs propres convictions et non d’attitudes opportunistes (accroissement du pouvoir politique, consentement à des fins instrumentales, etc.). Cette condition est posée notamment parce que, pour Rawls, une société démocratique stable requerrait non seulement un consensus par recoupement, mais aussi des règles de la vie commune qui génèrent chez ses membres un sens de la justice suffisant et une adhésion (une obéissance raisonnée) à ces dernières.

En somme, la manière dont Rawls appréhende le pluralisme joue un rôle essentiel dans sa compréhension d’une société démocratique libérale qui peut se donner des règles de justice susceptibles de générer consensus et stabilité. À ce point où nous nous trouvons, je me contenterai de soulever l’idée que bien que l’approche de Rawls soit tout à fait cohérente et que l’on comprenne bien les raisons stratégiques qui le poussent à adopter ces bases, on voit aussi que le point de vue pratique idéal est celui des citoyens et citoyennes qui adhèrent à des doctrines raisonnables. C’est au sein de cet ensemble normatif, comprenant le pluralisme raisonnable comme condition du juste comme équité, qu’on voit poindre les limites théoriques au pluralisme que je m’apprête maintenant à approfondir.