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Introduction de la Première partie

Chapitre 1. Le quartier défavorisé états-unien et ses maux, produits de la « crise urbaine » produits de la « crise urbaine »

1. Une « crise urbaine » qui s’incarne dans le quartier défavorisé

1.2. Le quartier états-unien défavorisé, objet incontournable et incarnation de la crise urbaine

Manières de dire et de construire le quartier défavorisé états-unien

Le quartier constitue un territoire urbain plus ou moins délimité, dont l’unité réside dans une combinaison de critères reposant sur le zonage, le bâti et la reconnaissance par ses habitants et non-habitants d’une entité isolable dans le vécu ou les représentations. Quant au quartier états-unien, il correspond souvent davantage à un secteur géographique qu’à un assemblage de rues évoquant la proximité : le terme de neighborhood est d’ailleurs plus volontiers utilisé dans une perspective de mesure ou d’aménagement ; alors que le terme de

community33 insiste sur les relations interpersonnelles définies sur une base spatiale ou

identitaire. La distinction en est de toute manière brouillée par le fait que la ségrégation spatiale tend à faire coïncider quartiers et communautés socio-ethniques. Loïc Wacquant présente le neighborhood états-unien comme une entité enclavée, notamment à cause de sa taille et des problèmes de raccordement au reste de la métropole : « nonobstant son dépérissement, le ghetto de Chicago compte aujourd’hui quatre cent mille habitants et s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres carrés. (…) Le ghetto américain est doté d’une division du travail propre et d’une (relative) autonomie institutionnelle telles qu’il fonctionne largement en vase clos » (2007).

L’étude du quartier défavorisé états-unien et de son fonctionnement comme objet en soi s’inscrit dans toute une tradition de la sociologie urbaine et de la géographie sociale notamment. Il est le terrain de travaux de sociologie pionniers dans l’élaboration de la méthode de l’observation participante, notamment ceux de William Foote Whyte sur le the surreal vistas of abandoned factories along the waterfronts and railways of Cleveland, Gary, Philadelphia, Pittsburgh and Saint-Louis; the boarded-up and graffiti-covered houses of Camden, Baltimore, and Newark. » (Sugrue, 1996 : 3).

33 Notre Deuxième Partie étant consacrée aux mobilisations émanant de la « communauté » nous réservons les analyses approfondies de cette notion pour le Chapitre 5.

quartier italo-américain de North End à Boston (1943), de Loïc Wacquant sur une salle de boxe du ghetto noir de Woodlawn à Chicago (1989), de Philippe Bourgois sur le crack à East Harlem (1995). Il l’est aussi d’une partie des travaux de la géographie radicale états-unienne, depuis ceux de William Bunge sur le ghetto de Fitzgerald à Detroit (1971), aux travaux de Neil Smith sur Camden (2001), de Walther Thabit sur East New York (2003), ou de Mike Davis (1990) et Edward Soja (2010) sur South Central. En France, l’étude des quartiers défavorisés américains a donné naissance à une tradition comparatiste entre ghettos et banlieues, et a fortiori à une réflexion épistémologique sur la construction du quartier défavorisé comme objet des sciences humaines et sociales (Wacquant, 1999, 2007 ; Donzelot, 2003 ; Bacqué, 2005 ; Bacqué & Fol, 2007 ; Fol, 2010 ; Giblin, 2006).

De la figure du « quartier pauvre » à celle de l’« hyperghetto » : une ségrégation urbaine de classe et de race

La figure du « quartier pauvre » est désignée aux États-Unis par les termes de slum (Wright, 1894), d’inner-city, de deprived/distressed area ou de low-income neighborhood, insistant sur les caractéristiques socio-économiques résidentielles des quartiers défavorisés, plus ou moins marqués par des jugements de valeur normatifs dépréciatifs, ou par une volonté affichée de neutralité et de mesure du phénomène. À partir des années 1960, l’accroissement des mobilités quotidiennes et résidentielles est l’un des facteurs qui contribue à la déstructuration des quartiers populaires et à la mise en place de nouvelles formes de divisions sociales de l’espace : les quartiers populaires se transforment et apparaît la figure du « quartier pauvre », caractérisé par l’exclusion de ses habitants (Tissot, 2005 ; Fol, 2010). Le quartier ouvrier avait longtemps fait office de figure du « quartier défavorisé », au sentiment d’appartenance fort. Sylvie Fol (2010) rappelle que dans la littérature sociologique, en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, le quartier ouvrier constituait probablement le lieu par excellence de construction des ancrages territoriaux en ville, au fondement de la création d’un réseau d’interactions locales qui est source de contraintes mais aussi de satisfactions (Coing, 1966). Aux États-Unis, ce passage au « quartier pauvre » est induit à la fois par le processus d’urban renewal34 et par le développement des suburbs en périphérie. Parallèlement, la désindustrialisation rompt la relative unité entre travail et résidence qui prévalait dans les quartiers ouvriers et était à l’origine de formes d’appartenance spécifiques et d’une certaine cohésion sociale, comme c’était le cas dans les quartiers ouvriers de l’East Side de Detroit.

34 Menés dans les années 1960, les programmes de rénovation urbaine (urban renewal) subventionnés par l’État fédéral ont pour objectif initial la disparition des taudis. Ils deviennent progressivement dédiés à la revitalisation des centres villes. Le bilan de ces opérations montre que le nombre de logements détruits est supérieur à celui

Dans le cadre des débats sur la culture de la pauvreté, les travaux de Wilson (1987) avaient en effet montré que le ghetto américain s’est profondément modifié sous l’effet de la transformation économique postfordiste, entraînant une désindustrialisation exorbitante en termes de perte d’emplois peu qualifiés et de demande de main-d’œuvre hautement qualifiée dans le secteur tertiaire. Ensuite, paradoxalement, les mesures d’affirmative action des années 1960 ont libéré une bourgeoisie noire et une partie de la classe ouvrière en les dotant d’emplois compétitifs et mieux rémunérés leur permettant de quitter les ghettos. À la suite de leur départ, emplois, associations, églises auraient déserté les ghettos : le dynamisme, apporté par la diversification des statuts et des emplois et par les aspirations en termes de modèles sociaux, s’en est trouvé brisé. Massey et Denton se démarquent toutefois de cette hypothèse et se refusent à attribuer la désorganisation sociale des ghettos au départ des catégories mobiles, insistant sur la double ségrégation de classe et de race.

Les termes de « ghetto » puis d’« hyperghetto » (Wacquant, 1989) soulignent la dimension ségrégative et raciale d’un phénomène de relégation spatiale (Myrdal, 1944 ; Clark, 1965). Les travaux de Loïc Wacquant sur le South Side de Chicago des années 1980-90 (1989, 2001, 2007) ont montré que le ghetto n’y est pas une simple entité topographique, ni un agrégat de familles et d’individus pauvres, mais bien une « forme institutionnelle » (2007 : 54). C’est une « constellation sociospatiale bornée, racialement et/ou culturellement uniforme, fondée sur la relégation forcée d’une population stigmatisée (…) dans un territoire réservé, territoire au sein duquel cette population développe un ensemble d’institutions propres qui opèrent à la fois comme un substitut fonctionnel et comme un tampon protecteur de la société environnante » (Wacquant, 2007 : 54). Les critères définitoires du ghetto sont donc ceux de l’uniformité raciale et de la situation de relégation sur un territoire, la pauvreté n’étant que l’un des effets collatéraux possibles : « le fait que la plupart des ghettos aient

historiquement été des lieux de misère n’implique nullement qu’un ghetto soit nécessairement

pauvre » (ibid.). Cela signifie que « le ghetto n’est pas un monolithe social : malgré leur délabrement extrême, de nombreux quartiers de l’inner city noire recèlent encore un minimum de diversité socioprofessionnelle et familiale. Et qu’il ne s’est pas non plus entièrement désertifié : au milieu de la désolation générale persistent des ilots épars de relative stabilité économique et sociale, qui offrent des rampes de lancement fragiles mais cruciales pour les stratégies d’adaptation et de fuite de ses résidents (…) » (ibid.). Or le ghetto des années 1980 et 1990 diffère considérablement de celui du XXe siècle – le « ghetto communautaire » – il a été supplanté par l’« hyperghetto » (Wacquant, 1989). L’hyperghetto de la fin de siècle est une « nouvelle configuration spatiale et organisationnelle décentrée, caractérisée par la double ségrégation de race et de classe dans le contexte du double retrait de

la Ceinture noire historique du marché du travail et de l’État providence, retrait qui nécessite et suscite en retour le déploiement d’un appareil policier et pénal intrusif et omniprésent » (Wacquant, 2007 : 7). Ainsi Loïc Wacquant a-t-il montré qu’à partir des années 1980, il ne s’agit donc plus seulement de quartiers racialement uniformes, mais de quartiers conjuguant isolement racial et grande pauvreté, dans un contexte de hausse du chômage et de retrait massif des politiques publiques.

De fait, les travaux de Massey et Denton, notamment dans American Apartheid (1993), avaient montré que c’est la conjonction d’une ségrégation de classe et de race qui permet d’expliquer l’intensité de la crise urbaine, ce qu’illustrent bien leurs projections théoriques comparant les effets de la ségrégation sociale sur les populations urbaines avec ceux d’une ségrégation combinée. Ils démontrent que la ségrégation résidentielle des Noirs n’est pas le résultat « naturel » de facteurs économiques et sociaux, mais que cet isolement racial extrême est le fruit de toute une série d’actes perpétrés consciemment par les Blancs et de règlements institutionnels créés à cet effet. La ségrégation concentre la pauvreté dans les quartiers noirs. De ce fait, une partie importante de l’Amérique noire est condamnée à vivre dans un environnement social où la pauvreté et le chômage sont la norme, où la majorité des enfants naissent hors mariage, où la plupart des familles subsistent grâce aux allocations sociales, où l’échec scolaire prédomine. À long terme, un tel environnement diminue considérablement les chances de réussite sociale et économique des Noirs, indépendamment de leurs compétences, de leurs motivations individuelles ou de leurs réalisations personnelles. Pour Massey et Denton, la ségrégation était le « chaînon manquant » dans les tentatives faites auparavant pour saisir la situation critique des pauvres dans les villes, et donc des ghettos.

2. Genèse de la crise urbaine : un mouvement conjoint de

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