• Aucun résultat trouvé

Pour Borges (2008), la qualité esthétique résulte de la production de sens, favorisée par les choix esthétiques, par l’exploitation des ressources techniques et par la composition des personnages du récit, alors que Mulgan la définit davantage selon les particularités du média et sa place au sein de la société. À cet égard, l’auteur britannique compare la forme télévisuelle « parasitaire », qui s’affirme par l’emprunt des conventions formelles provenant d'autres médias, à l’esthétique qui fait la spécificité de la télévision et qui la détermine en tant que média de masse. La première légitime la prééminence de formes prétélévisuelles sur la télévision, alors que la deuxième préconise la valorisation des caractéristiques propres au média télévisuel, telles que l’immédiateté, la superficialité et le divertissement (Mulgan 1990, p.17). Le concept d’esthétique télévisuelle envisagé par Mulgan se rapproche des propositions d’Eco (1985) et de Newcomb (1974) qui défendent une forme télévisuelle qui mise davantage sur la répétition, la continuité et l’intimité, rejetant les innovations stylistiques du média. Ces aspects sont, par exemple, des traits typiques des telenovelas, qui se sont renouvelées progressivement, mais tout en gardant leur style redondant.

L’opposition entre les deux approches peut être mise en lien avec la pensée de Bourdieu, qui distingue l’« esthétique populaire », comme étant centrée sur les fonctions pratiques du média

(divertir, informer et s'adresser à la masse), de l’« esthétique de la distinction » qui privilégie l’expérimentation de la forme et qui s’adresse à un public plus cultivé. Selon le sociologue, cette différenciation s’appuie plutôt sur une distinction sociale que sur des critères objectifs. Il est probable que le plaisir éprouvé par le spectateur cultivé provienne davantage de la comparaison de ses connaissances avec celles d’un spectateur moins instruit que de l’appréciation du produit lui-même. Sous cet angle, la culture peut devenir un paramètre de différenciation sociale lorsqu’un média de masse veut interpeler un auditoire cultivé par la voie d’une émission plus sophistiquée (Bourdieu cité par Mulgan, p.19). À partir de ces remarques, Mulgan reconnaît la qualité esthétique d’un programme lorsqu’il priorise les formes accessibles au grand public, tout en comblant ses fonctions de divertir ou d’informer. Cette approche remet en question l’esthétique de Capitu et l’intention artistique de Carvalho, tout en offrant, pourtant, des pistes pour les valider. La diffusion d’un produit sophistiqué et inusité comme Capitu suscite la discussion sur le potentiel du langage télévisuel et sur son originalité. Choisissant l’interartialité comme structure de la microsérie, le réalisateur repousse les frontières du média, et, en même temps, profite de quelques-unes de ses caractéristiques propres, essentielles à la réalisation de ce projet tel que la sérialité, le divertissement, la présence et la dimension intermédiale. Carvalho profite de la dimension intermédiale de la télévision pour suggérer de nouvelles relations entre le média et les arts. L’esthétique développée par le réalisateur ne consiste pas à emprunter le langage aux autres médias et les transposer à une production télévisuelle, à l’image, par exemple, des fictions qui puisent leur forme dans le langage cinématographique (incluant les telenovelas). Il s’agit davantage d’une façon non conventionnelle d’organiser les formes au sein du média télévisuel, testant ses limites esthétiques.

La compréhension de cette esthétique interartiale est favorisée par la sérialité propre à la télévision. Assurant l’insertion des innovations esthétique et narrative dans l’univers du public de façon graduelle et répétitive, la forme sérielle facilite l’assimilation du récit et des nouvelles conventions narratives qui le structurent, tout en atténuant la frustration des spectateurs. L’autre rapport sériel dont le réalisateur se sert est celui discuté dans le chapitre précédent, établi avec le temps à travers la diffusion des miniséries de Carvalho, puisque leur

66

esthétique s’apparente à celle de Capitu. À force de regarder l’ensemble de l’œuvre du réalisateur, le spectateur peut reconnaître plusieurs éléments qui unissent tous ses textes, instaurant les piliers qui permettent l’assimilation de son travail.

Finalement, si tel que soulevé par Bourdieu, cette intégration de l’art érudit tout au long de la fiction favorise la différenciation entre les téléspectateurs, la carnavalisation (procédé littéraire qui sera expliqué dans les pages suivantes) y est appliquée non seulement comme stratégie commerciale pour attirer l’auditoire plus jeune, mais surtout pour mettre le spectateur naïf en contact avec un monde auquel il n’a pas accès, reliant les deux types de public, soit le cultivé et le moins instruit. Le nouveau langage proposé par Carvalho finit par offrir une contestation à la réflexion de Bourdieu. La mobilisation de la « haute » culture par le réalisateur vise plutôt à inviter le spectateur moins instruit à élargir son patrimoine culturel, tout en satisfaisant le « regard pur » (Bourdieu 1997, p.3) du spectateur cultivé. Inversement, l’appel aux cultures populaires et de masse sert à présenter ces expressions artistiques au spectateur plus cultivé, sans qu’il y ait un rapport hiérarchique entre les arts érudit et populaire, tout en divertissant le spectateur moins instruit.

Carvalho aspire à « une rééducation du public à partir des images, des contenus, de la forme, de la forme narrative, de l’éclairage, des personnages, de la musique, et de l’esthétique » (Carvalho 2008, p.83). Procurant du plaisir aux deux types de spectateurs (y compris tous les autres situés entre ces deux extrémités), le goût et la qualité, dans ce cas-ci, ne seraient plus des marqueurs sociaux, étant donné qu’un même objet (bon et de qualité) pourrait, en théorie, être apprécié par tous. Reste à examiner la réception de cette fiction pour vérifier si la stratégie du réalisateur a porté fruit auprès du public.