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Ce que la Quality TV doit aux telenovelas

L’analyse de la qualité esthétique des telenovelas se fera par la comparaison des produits sériels brésiliens aux séries télévisuelles américaines. À la lumière de l’analyse des « narrations complexes » par Mittell (2006), telles que Seinfield (1989-1998) et Buffy the

Vampire Slayer (1997-2003) et de la fiction de qualité américaine par Cardwell (2007), à partir d’exemples tirés de The West Wing (1999-2006) et Six Feet Under (2001-2005), nous pourrons vérifier que l’esthétique des fictions américaines contemporaines (catégorisées comme Quality TV) est très similaire à celle des telenovelas, développées à partir de la moitié des années 1960. Examinant leurs aspects convergents et divergents, cette section prétend évoquer, de façon introductoire, la continuité esthétique entre elles.

Tout d’abord, Mittell (2006, p.30) explique le contexte historique à l’origine de la complexification des narrations étatsuniennes, concernant la création, les pratiques de l’industrie, la technologie et l’engagement du public. Il commence par la migration de réalisateurs et de scénaristes du cinéma vers la télévision, séduits par les possibilités de rayonnement offertes par le média et désirant restaurer la portée des fictions télévisuelles, l’exemple le plus connu étant le réalisateur David Lynch (auteur de Twin Peaks). Ce contexte médiatique américain s’apparente au mouvement migratoire des auteurs brésiliens vers la télévision en suivant le coup d’État, les deux évènements déterminants pour l’intégration des traits réalistes aux récits.

De plus, Mittell (ibid., p.31) ajoute que le renouveau des narrations provient également des innovations technologiques liées directement (par la vidéocassette ou le lecteur DVD) ou indirectement (par l’avènement de l’Internet) à la télévision. L’arrivée de la vidéocassette aux États-Unis, au début des années 1980, transforme le rapport entre les séries et le spectateur, qui, désormais, peut visionner les épisodes à plusieurs reprises et à son gré. En même temps, cette action répétée sert au repérage des éléments stylistiques du récit et à la compréhension de leur pertinence à l’intérieur de la trame. Ce visionnement réitéré des fictions cause et renforce l’engagement du spectateur envers le produit, rappelant, en quelque sorte, la pratique engendrée par la diffusion quotidienne des telenovelas, stratégie désirant créer une dépendance envers la fiction chez le public pour garantir la régularité de l’auditoire. Au Brésil, par contre, la transmission quotidienne d’une même fiction impliqua la décélération du développement et du rythme de l’intrigue, qui doit désormais s’étaler sur plusieurs mois. Cette répétition, autorisée par la vidéocassette et requise pour la décodification des narrations complexes américaines, établit également un parallèle avec la fonction des redondances au sein de chaque

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épisode des telenovelas, dont les répétitions servent (au-delà de prolonger la diffusion de l’intrigue) à souligner et à faire comprendre au public les informations essentielles à la trame. En ce sens, Mittell souligne que les innovations ne se légitiment qu’avec le consentement du public, qui a dû s’approprier les nouvelles conventions narratives pour décoder et apprécier les séries contemporaines. Mis à part la différence entre les traits de complexité des telenovelas de la fin des années 1960 et des séries américaines contemporaines, cette adaptation des pratiques de réception des récits américains ressemble au processus cognitif expérimenté par les Brésiliens pour interpréter les premières telenovelas réalistes et les récits qui les ont succédés. En ce qui concerne l’esthétique, Cardwell (2007, p.26) résume les principales caractéristiques des séries catégorisées comme Quality TV : il s’agit des productions à très haut budget, mettant en vedette des acteurs célèbres, où les récits exhibent un jeu de comédiens naturel et une esthétique visuelle recherchée. Cette esthétique plus raffinée est mise en évidence par un jeu de caméras agile, par des tournages en décor réel, par un cadrage et un montage innovateurs et par l’utilisation judicieuse de musique. Les récits explorent des thèmes sérieux plutôt que seulement les trivialités du quotidien, offrant des éléments qui provoquent une réflexion sur la société contemporaine, tout en renforçant ses propos à travers des exemples incarnés par les personnages. L’auteure cite Six Feet Under et Nip/Tuck (2003-2010) comme des exemples de ce style visuel qu’elle définit comme « éclatant » et qui met en images des contenus sérieux. Comme nous l’avons vu, Beto Rockfeller (1968) et les telenovelas qui l’ont suivi46 réunissaient plusieurs des traits mentionnés par Cardwell. En l’occurrence, le jeu de comédiens naturel, les tournages à l’extérieur, un montage plus accéléré favorisant des plans plus courts et un thème plus sérieux qui se superpose aux préoccupations mélodramatiques. De surcroit, le renouvellement des deux formats implique la réorganisation de la portée mélodramatique au sein des intrigues, qui accueillent des évènements politiques, sociaux et culturels contemporains. Toutefois, la différence entre les deux formats repose sur le rôle de ce quotidien sociopolitique de part et d’autre. Dans les telenovelas, il est plutôt la toile de fond de l’univers où se déploient les trames ; dans les séries complexes, il compose l’intrigue.

46 C’est après le succès de O Direito de Nascer (1964) qu’est née l’idée de vedettariat à la télévision brésilienne,

Les formats se rejoignent encore par la présence de multiples trames parallèles qui s’entrecroisent et se développent à l’intérieur d’un arc narratif majeur. Ces mini-intrigues peuvent se résoudre plus ou moins rapidement, selon leur importance à l’évolution de la trame principale. Par contre, dans les séries américaines, nous observons le développement et la résolution de trames mineures au sein d’un même épisode, permettant la superposition des formes épisodique et évolutive dans un même récit. En revanche, la dépendance des telenovelas à la présence de cliffhangers à la fin de chaque épisode impose une forme plutôt évolutive à l’objet.

La différence principale entre eux repose, grosso modo, sur la réflexivité des narrations complexes, demandant aux téléspectateurs un autre niveau, plus exigeant, d’engagement aux récits. Désormais, les fictions requièrent la concentration du public non seulement sur le monde diégétique, mais aussi sur l’« esthétique opérationnelle » (Mittell 2006, p.35) des séries. Une des raisons pouvant expliquer un degré de réflexivité moins développé des intrigues brésiliennes est l’auditoire cible. Les séries américaines s’adressent à des publics niche, alors que les telenovelas visent à rejoindre et rejoignent la majorité de la population. Néanmoins, cela n’exclut pas la présence, dans ceux-ci, d’éléments pouvant être lus à différents degrés par des types distincts de spectateurs, par exemple, à travers les intertextualités ou les références ajoutées au texte, et procurant du plaisir à tous. Exiger un haut niveau de concentration et des connaissances préalables implique une restriction de son public et, inversement, attire l’attention de spectateurs plus cultivés, ce qui améliore l’image de la chaîne.

Le chapitre suivant abordera les stratégies de Globo pour répondre aux besoins de cet auditoire plus cultivé. Allant au-delà de l’esthétique qu’elle a façonnée et renouvelée, la chaîne a proposé une alternative à l’esthétique hégémonique des fictions américaines, dont la complexité semble provenir non seulement « d’une conjugaison de forces historiques qui s’articulent pour transformer les normes établies par une autre pratique créative » 47 (ibid., p.30), mais aussi de l’appropriation d’une expérience formelle, commerciale et culturelle déjà

47 « [Following a historical poetic approach, innovations in media form are not viewed as creative breakthroughs

of visionary artists but] at the nexus of a number of historical forces that work to transform the norms established with any creative practice. » (traduction libre).

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légitimée et validée auparavant dans un autre pays, en l’occurrence les telenovelas brésiliennes.

Chapitre II – Une alternative esthétique à la fiction