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L’objet de ce chapitre est de proposer une redéfinition de l’autorité qui la rendrait compatible avec le cadre social et politique du nouveau monde tel que M. Gauchet le décrit. Le « changement de monde » (Gauchet, 2017, p. 25) ayant eu lieu ces dernières décennies est parfois qualifié par M. Gauchet de renversement point pour point de l’ancien ordre hétéronome, dans lequel l’autorité a longtemps été conceptualisée. Peut-être l’ampleur des bouleversements a-t-elle pu être occultée, ou du moins brouillée, par ceux qui ont parallèlement touché le pouvoir et le droit et qui sont longuement analysés dans L’avènement de la démocratie, étant entendu que l’autorité est souvent conceptualisée à partir de sa distinction avec ces deux autres termes. Cela ne conduit donc qu’à une première approximation, une définition partielle et négative, de la notion d’autorité. Or, l’objectif est ici de pouvoir formuler au terme du chapitre une définition positive et stabilisée de ce que pourrait être l’autorité aujourd’hui. Cela implique un examen de ce que peuvent être ses composantes, telles que H. Arendt (1961/1972), A. Kojève (1942/2004) et M. Weber (1956/1995) les analysent, dans la structuration hétéronome et traditionnelle, dont l’empreinte persiste jusqu’à l’« ultime tournant théologico-politique de la modernité » (Gauchet, 2017, p. 145).

La détermination de ce qui fonde l’autorité est alors cruciale pour la penser et la définir (3.1). Forte de cette attache sacrale, l’autorité vient alors procurer une certaine augmentation (3.2) à celui qui en est revêtu (en particulier dans le cas des titulaires de pouvoir). Les effets que produit l’autorité sont des manifestations sensibles de l’empreinte de la hiérarchie, à comprendre comme inégalité d’essence entre les êtres, une asymétrie (3.3) d’essence et non simplement de fait entre les êtres. Celui qui incarne l’autorité (3.4) manifeste ainsi d’une certaine façon dans sa singularité organique la transcendance de l’ordre collectif. Ce primat du tout sur les parties et des hiérarchies entre ces dernières explicite symboliquement les interdépendances (3.5) entre les êtres qui composent l’ensemble humain-social, ce à quoi participent les relations d’autorité se calquant sur l’ordre institué.

Deux autres composantes possibles de l’autorité que nous souhaitons interroger seront traitées à part, L’une, sans doute immémoriale, est celle du charisme (3.6). La seconde, qui semble plus caractéristique de la première modernité, est celle de l’expertise (3.7). L’une et l’autre sont parfois invoquées comme ressources envisageables face aux difficultés

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contemporaines d’occuper une place d’autorité, comme l’observe (non sans réserve) P.-H. Tavoillot (2011, p. 255-257).

Nous discuterons ensuite les propositions d’A. Kojève (1942/2004) quant à ce que seraient la définition de « la notion de l’Autorité » (p. 49) et la typologie des « Autorités » existantes. Il nous semble en effet plus opportun d’envisager notre conceptualisation à la fois comme une source dynamique d’autorités multiples et comme un dénominateur commun de l’ensemble d’entre elles (3.8).

L’ensemble de ces composantes devra être passé au crible du primat des droits individuels et de la structuration autonome au sein des démocraties européennes contemporaines176. Le choix d’une telle démarche argumentative implique que notre définition de l’autorité sera construite pas-à-pas, en interrogeant successivement chacune des composantes précitées et en discutant leur compatibilité ou non avec le nouveau monde et les conséquences que l’on peut en tirer pour notre propre démarche. Ainsi, le chapitre se clora sur une formulation explicite de ce que nous entendrons par « autorité » dans la suite de ce travail (3.9) et de ce que cela implique.

176 L’analyse et le développement du propos imposent d’introduire et/ou de mobiliser plus densément des auteurs autres que ceux du cadre théorique établi ci-avant. Il s’agira de penseurs contemporains s’étant tous confrontés à la question de l’autorité, à savoir P. Ricoeur (1995a ; 1995b), M. Revault d’Allonnes (2006 ; dans Prairat, 2010), G. Guillot (2006), E. Prairat (2010) et B. Robbes (2010). On pourra remarquer que certains, en particulier les trois derniers cités, se concentrent sur l’autorité éducative. Les deux premiers cités abordent explicitement l’autorité par un biais philosophique plus large. Il semble cependant cohérent avec les choix méthodologiques et les choix de recherche explicités en partie I d’enrichir le propos de leurs apports respectifs.

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3.1. Les fondements

Dans la définition traditionnelle de l’autorité, son rattachement à une antériorité sacrée est essentiel, comme l’exemple romain mobilisé par H. Arendt l’illustre de manière paradigmatique. Cette dernière propose également un panorama des refondations successives qui, à la suite de Rome, se sont ensuite « autorisées » sur la base d’une fondation toujours déjà là (1961/1972, p. 164-184), en particulier lorsque « la fondation de la cité de Rome fut répétée dans la fondation de l’Église catholique, quoique, bien sûr, avec un contenu radicalement différent » (p. 166). La thèse avancée par H. Arendt est que la recherche de cette onction d’un commencement sacral aurait ensuite été la préoccupation lancinante de Machiavel comme de Robespierre en passant par les pères fondateurs américains (p. 178-184) et jusqu’aux « différentes révolutions du XXème siècle » (p. 184). Le parcours historique ainsi esquissé recoupe sur plusieurs points celui du processus de sortie de la religion tel que M. Gauchet le pense177 (1985, 2007a, 2007b, 2010a). Les transformations que le nouveau monde implique marquent une rupture décisive sur ce point, « l’autorité a cessé d’être une valeur [...] renvoyant toujours [...] d’une manière ou d’une autre, à l’inquestionnable du fondement. Son invocation n’a plus de sens, précisément, parce qu’il n’y a plus pour nous que du questionnable » (Gauchet, dans Blais et al. 2008, p. 146-147). Le rattachement de l’autorité à une fondation sacrée était exemplaire à la fois de l’acception hétéronome de la notion, de ses longues survivances et de ce qui peut contribuer à rendre la notion énigmatique178. Que peut-il en être dans le nouveau monde, dans la société des individus de droit ?

177 Voir en particulier, quant aux personnages que cite explicitement H. Arendt, les analyses de M. Gauchet sur Machiavel (Gauchet, 2005, p. 205-260), les pères fondateurs américains (2010a, p. 157-158 ; 2017, p. 220-228) et Robespierre (Gauchet, 2018b). Sur ce dernier, un chapitre entier de l’ouvrage que M. Gauchet lui consacre est significativement intitulé « Gouverner la Révolution : la fondation introuvable » (p. 176-237).

178 P. Ricoeur a consacré à la notion d’autorité un article intitulé « Les paradoxes de l’autorité » (1995a) et de multiples réflexions dans l’ouvrage d’entretiens La critique et la conviction (1995b). Il pose notamment la question : « n’y aurait-il rien à dire en faveur de l’autorité sans blesser l’autonomie ? » (1995a, p. 6). L’autorité est, selon P. Ricoeur, une notion à la fois énigmatique, opaque et paradoxale (p. 12). Il pointe comme l’un des obstacles majeurs pour penser cette notion le caractère infini de la recherche des fondements d’une autorité (p. 7-8). Pour résumer synthétiquement la pensée de l’auteur sur ce point, non seulement l’autorité est une notion énigmatique où chaque avancée réflexive se paye d’obscurités nouvelles à dissiper, mais encore la focalisation sur la question des origines renforce-t-elle sa dimension énigmatique au lieu de contribuer à la réduire. En effet, quel que soit le « maillon » de la chaîne d’autorisations successives que l’on examine, celui-ci s’autorise d’un « déjà-toujours-là » (1995b, p. 154) insaisissable. Cela pousse notamment l’auteur à se demander s’il ne conviendrait pas de penser « la tradition de l'autorité, bien plus que l'autorité de la tradition » (p. 151). Autrement dit, il y aurait autorité parce que l’on admettrait collectivement qu’il y en a eu, et que dans une organisation traditionnelle ce qui a été doit être et demeurer. Cela n’exclut pas que l’histoire de l’autorité propose de nombreux cas étudiables où des groupes humains ont prétendu refonder l’autorité, l’établir sur de nouvelles bases, mais selon P. Ricoeur « tous ceux qui ont pensé commencer de zéro ont été obligés de concevoir un paradigme antérieur et de s'en autoriser. » (p. 155).

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3.1.1. Une fondation en droit ?

L’expression de « droits fondamentaux » est ici elle-même trompeuse. Il pourrait être tentant de les qualifier de « principes sacrés », fondateurs de la société démocratique, et de procéder par une simple homologie par rapport au rattachement de l’autorité à une sacralité divine. Une conférence intitulée « Les tâches de la philosophie politique », donnée par M. Gauchet au Collège de philosophie, puis développée en 2002 dans la Revue du MAUSS, aborde explicitement ce point sous un angle critique179. La discussion intervient dans le cadre d’une section intitulée « De l’histoire au droit » (2005, p. 521-530).

« Nous assistons à la résurgence du droit politique, c’est-à-dire de la théorie de la fondation en droit de la communauté politique. Cette résurgence se produit à l’intérieur de l’élément intellectuel de l’histoire et de la société. Car on n’est évidemment pas en présence d’un mouvement de bascule qui nous ramènerait en arrière et qui réinstallerait le droit politique en majesté à la place de l’élément historique, comme si celui-ci n’avait jamais existé. L’acquis en la matière est irréversible. Mais l’acquis change » (p. 521).

Ce changement se traduirait dans le champ de la philosophie politique par une « transformation de la conscience historique, qui autorise, dans son cadre, un nouveau déploiement de la démarche de fondation en droit180 » (ibid.), dont l’une des conséquences serait une « renaissance normative à côté et en liaison avec la science sociale objective » (p. 522). Dans les pages suivantes, M. Gauchet propose une discussion de causes, conséquences et limites de cette renaissance de la « problématique de la fondation comme problématique vivante en matière politique » (ibid.).

Cette résurgence est tout d’abord à inscrire dans le contexte spécifique de ce que M. Gauchet ne nomme pas encore, alors, le nouveau monde, mais dont la description (p. 522-523) ne laisse pas de doute : « impossible de ne pas noter la corrélation de ce retour du droit avec la mutation planétaire des économies et des sociétés à l’œuvre depuis le début des années 1970 »

179 Nous faisons ici référence à la reprise de l’article dans La condition politique (Gauchet, 2005, p. 505-557).

180 Voir aussi « Trois figures de l’individu » (Gauchet, 2010b), regard rétrospectif sur la pensée de l’individualisme à l’occasion des trente ans de la revue Le Débat, où l’auteur remarque « l’attention nouvelle pour l’ordre constitutionnel dictée par la logique des droits de l’homme – quelle place pour mes droits dans l’architecture collective ? L’appropriation des fondements par les individus érige la Constitution en étalon symbolique à l’aune duquel chacun déchiffre ce qui lui revient, tandis qu’elle propulse le juge en position d’arbitre social suprême, par-dessus le politique. C’est dans ce cadre que la Théorie de la justice de Rawls et la Théorie de l’agir communicationnel de Habermas, élaborées dans un autre contexte, ont acquis une portée paradigmatique. Elles ont pris valeur d’explicitation du modèle sur lequel tendent à se penser nos communautés politiques, celui d’un contrat social en renégociation permanente. » (p. 74-75)

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(p. 522) ; « ralliement généralisé aux principes et aux valeurs démocratiques, le tout associé à une poussée massive d’individualisation au sein de nos sociétés » (p. 523). Situation qui, comme nous l’avons vu, ne signifie pas tant la fin des problèmes que l’advenue de nouveaux problèmes, en particulier celui de devoir fonctionner sans une conception de l’histoire comme possible accomplissement, qu’illustrait « l’espérance révolutionnaire » (ibid.), ce qui cause un « double déficit théorique et pratique » (ibid.). D’où cette quête d’

« une autre manière pour nos sociétés de répondre à la question de ce qu’elles sont et de ce qu’elles ont à être. Elle leur procure une autre manière de s’identifier : ce que nous sommes, ce n’est pas le devenir qui nous emporte qui peut nous le dire, ce sont nos principes fondateurs. Elle leur ouvre une autre façon de se projeter et de se vouloir : ces principes nous disent par la même occasion ce vers quoi nous devons tendre, où nous devons aller. Le droit fondationnel s’est réintronisé, de la sorte, en tant qu’instrument d’intelligibilité et en tant que moyen d’action, comme vecteur politique du changement social. » (ibid.)

Le fait que la figure « "abstraite", sinon chimérique » (p. 524) de l’individu des théories contractualistes du XVIIIème siècle, ait laissé place, notamment sous l’effet de l’État-social181, à une individualisation concrète, a donné « une nouvelle crédibilité » (ibid.) aux logiques fondationnelles. « C’est parce qu’il y a eu ce long travail pour produire et construire socialement l’individu doté de droits qu’il est devenu possible de faire fond sur lui pour repenser l’ensemble social » (ibid.). Pour autant, cette pensée contemporaine par le droit est à bien distinguer de « la pensée du droit naturel » (ibid.), laquelle « projette dans le passé abstrait de l’état de nature, passé hors histoire, la recherche d’une norme primordiale en elle-même intemporelle quant à la composition du corps politique » (ibid.). La philosophie contemporaine de la fondation « évolue à l’intérieur de l’évènement historique » (p. 525), ce n’est plus un droit sans l’histoire mais « un droit sans la nature » (ibid.). Ce droit « fait dans l’histoire » (ibid.) peut donc être perçu comme pouvant dire ce qui doit être fait, d’où l’intégration de l’élément normatif comme de la prise en charge de la formulation d‘un projet pour l’avenir. « L’appel à la fondation [...] est devenu une façon [...] de définir un idéal régulateur pour l’acteur historique. Il est dans tous les cas, conçu dans une relation immédiate à la possibilité de sa réalisation » (ibid.)

Pour M. Gauchet, les pensées du droit et philosophies fondationnelles actuelles ne sont pas « anticipatrices » (p. 526) comme l’étaient celles des philosophes « jusnaturalistes du XVIIème et du XVIIIème siècle » (ibid.), qui ont contribué à inventer et faire émerger le

181 Voir sur ce point ce que M. Gauchet appelle le « double mouvement de socialisation de l’individu et d’individualisation du social » (2017, p. 532).

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principe de légitimité individualiste. Elles pourraient être lues selon lui comme explicitation d’une légitimité latente se matérialisant déjà dans les sociétés, auxquelles il faudrait « apporter son fondement après coup, dans les termes de la légitimité fondamentale des droits de l’homme » (ibid.). Cette explication fonctionnerait comme un moyen de « procurer à ces développements leur assise en théorie » (ibid.). M. Gauchet remarque que « cette explicitation et cette fondation du sens commun en matière de légitimité trouvent à s’exercer dans les trois sphères qui étaient traditionnellement celles de la philosophie du droit naturel » (ibid.), à savoir les droits fondamentaux, le droit politique et « en reprenant l’expression kantienne, le droit cosmopolitique » (p. 527). Ces tentatives de « fondation du nouveau sens commun démocratique [...] sur le plan du contenu du droit » (p. 529) seraient des tentatives de « rattrapage sur le plan de la forme philosophique de la problématique fondationnelle » (Gauchet, 2005, p. 529). Il s’agirait de

« repenser l’engendrement de la légitimité collective, résultant des droits des individus et consacrant ces droits, à la lumière des acquis critiques de la philosophie contemporaine vis-à-vis du grand rationalisme classique dans lequel cette problématique fondationnelle a pris sa première forme. » (p. 529-530) Les droits de l’Homme ne seraient donc pas un analogon de la fondation sacrée (à laquelle l’autorité se rapportait dans la structuration hétéronome) mais une manière d’envisager le fonctionnement de la démocratie sur le socle indispensable constitué par le politique. En faire autre chose menacerait ce socle lui-même. De là procède le rejet par M. Gauchet d’une démarche de fondation en droit (qui lui permet également de préciser ce qu’est selon lui le rôle de la philosophie politique en démocratie). Selon lui,

« la démarche de fondation en droit conduit à ce qu’il faut bien appeler une crise des fondements de la démocratie. [...]. Le facteur de crise n’est autre que l’ambition fondationnelle elle-même [...] dans la mesure où elle met en question les fondations hors de l’appui desquelles elle ne peut bâtir. Elle défait le socle sur lequel elle repose en prétendant se soutenir par ses seuls moyens. Elle récuse la communauté réelle où elle prend corps et l’instrument de pouvoir qui la rend effective. En plus d’aveugler la démocratie sur son objet, elle l’aveugle sur ses conditions de possibilités, en disqualifiant la forme politique qui a permis son déploiement et qui porte son exercice. [...] C’est par rapport à cette occultation et à cette menace d’auto destitution que la philosophie politique trouve aujourd’hui sa fonction civique en même temps que sa nécessité philosophique » (p. 541).

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Progresser plus avant dans l’explicitation de ce qui pourrait fonder l’autorité dans le nouveau monde implique de préciser les voies qui seraient celles de ce retournement de la démocratie des droits de l’homme contre elle-même (Gauchet, 2002).

3.1.2. Judiciarisation, juridisation, société de marché

Commençons par une rapide présentation de chacun des trois termes de ce sous-titre. Nous partirons ici d’une synthèse proposée par E. Prairat des conséquences de la « formidable poussée du droit » (2017, p. 30) qui traverse les sociétés démocratiques de part en part.

« Ce phénomène se manifeste par un processus de judiciarisation et un phénomène de juridisation. Judiciarisation : jamais nos sociétés n’ont en effet autant fait appel au droit pour régler les conflits et les différends liés au vivre ensemble (c’est nous qui soulignons). Le droit devient l’instance par excellence de régulation des rapports sociaux, le principe d’arbitrage et de résolution privilégié de la conflictualité sociale [...]. Juridisation : cette montée en puissance du droit se manifeste aussi par une redoutable inflation normative (c’est nous qui soulignons). L’ensemble des activités sociales, des plus anodines aux plus importantes, fait l’objet d’un véritable maillage normatif [...]. [N]aît une véritable hantise du vide juridique182. [...] [C]ette inflation normative se paye d’un mobilisme incessant ; à peine en vigueur, les normes peuvent être modifiées, réaménagées, voire purement et simplement annulées (c’est nous qui soulignons). [...] Ce mobilisme [...] insécurise plus qu’il rassure. » (p. 30-31)

De ce dernier point, on pourrait dire qu’il conduit non pas à un fonctionnement collectif autonome, comme capacité à se donner ses propres normes, mais à une auto-régulation permanente du cadre normatif par agrégation des choix et des procédures de chacun des acteurs individuels. Ce primat, dans chacun des domaines de l’activité humaine, de l’auto-régulation automatique sur le fonctionnement autonome est ce que M. Gauchet appelle, dans Le nouveau monde, une « société de marché ». Détaillons à présent les trois termes de notre sous-titre, leurs conséquences quant aux difficultés qu’elles peuvent poser pour la poursuite du but qui les a fait

182 E. Deschavanne et P.-H. Tavoillot, quant à cette dynamique de juridisation croissante des conditions de prise en charge d’enfants hors de la sphère familiale, parlent de « réglementation protectrice [...] devenue quasi délirante » (2007/2011, p. 461) et d’une nécessaire lutte contre « les dérives de l’hyperprotection » (ibid.). P.-H. Tavoillot, dans le domaine politique, signale également par ailleurs le danger actuel d’une « judiciarisation excessive de la société et de l’ensemble des rapports humains » (2011, p. 284). Selon lui, pour les délicates questions de règlement de l’expression des libertés, « le droit est un élément de la décision, mais [...] il n’a pas à être la décision » (ibid.).

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naître (l’autonomisation du monde humain), et enfin pour finir les réponses qu’elles peuvent appeler.

Pour M. Gauchet, le processus de « judiciarisation, [...] est le mode opératoire spécifique [du] tournant fondationnel » (2017, p. 561) décrit supra. Ce processus implique « une triple évolution : une évolution de l'idée des droits eux-mêmes, une évolution de l'architecture institutionnelle de nos régimes et une évolution de la place du pouvoir judiciaire dans le fonctionnement collectif » (p. 562). Cela se traduirait par une propension chez les individus à demander des contrôles de la conformité des divers rouages du fonctionnement collectif, en particulier à cette norme supérieure des droits de l’homme (p. 563-573). Tout litige entre ce qu’un individu estime être ses droits et un de ces rouages de la société devra être tranché, et s’il y a manquement dans « ce que la société doit à l’individu » (p. 572) sur ce point, ce dernier l’emporterait. Ainsi, la « classique organisation prescriptive des ensembles sociaux par la loi est mise en concurrence avec une recomposition normative permanente orchestrée par un arbitrage jurisprudentiel » (p. 572-573). Ainsi, « l’ordre légal est placé dans l’obligation potentielle de s’ajuster au principe expressément identifié du légitime, l’égale liberté des individus » (p. 573-574). L’irrésistible dynamique du « droit d’avoir des droits » (p. 574) fonctionnerait alors comme « une source d’où jaillissent sans cesse de nouveaux droits qui n’avaient pas été envisagés jusqu’à présent » (ibid.), exigeant sans cesse de nouveaux ajustements du cadre normatif. Comme le fait remarquer M. Gauchet, ce n’est alors pas tant à un pouvoir décisionnel de type politique qu’il est fait spontanément appel, mais à un pouvoir arbitral, perçu comme pouvoir-modèle du point de vue des droits fondamentaux : le judiciaire (2017, p. 582).

« La figure exemplaire du pouvoir dans ce contexte devient celle d’un pouvoir

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