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L'autorité bienveillante dans la modernité démocratique. Entre éducation, pédagogie et politique

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L’autorité bienveillante dans la modernité démocratique.

Entre éducation, pédagogie et politique

Camille Roelens

To cite this version:

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1

THÈSE de DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE LYON

Université Jean Monnet Saint-Etienne

École Doctorale N° 485

Éducation, Psychologie, Information et Communication (EPIC)

Laboratoire : Éducation, Cultures, Politiques (ECP) Discipline : Sciences de l’Éducation

Soutenue publiquement le 9 avril 2019, par :

Camille ROELENS

Dirigée par Monsieur le Professeur Philippe FORAY

L’autorité bienveillante dans la

modernité démocratique.

Entre éducation, pédagogie et politique.

Devant le jury composé de :

Philippe FORAY, Professeur des universités (Université de Saint-Etienne), directeur de thèse,

Anne-Claire HUSSER, Maîtresse de conférences (ÉSPÉ de Lyon - Université Lyon 1)

Martine JANNER-RAIMONDI, Professeure des universités (Université Paris 13 Nord)

Nicolas PIQUÉ, Maître de conférences HDR (ÉSPÉ de Grenoble - Université Grenoble Alpes)

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Remerciements

Mes remerciements vont d’abord à Philippe Foray pour les retours à la fois exigeants et précis sur chacun de mes rendus dans l’élaboration de ce manuscrit, et plus globalement pour sa présence et son accompagnement à chacune des étapes de mon parcours doctoral. Sans doute la direction de ma thèse qu’il a réalisée et le modèle d’autorité bienveillante que j’ai élaboré se répondent-ils par bien des aspects. Je remercie également les enseignants chercheurs et les doctorants du département Sciences de l’éducation de l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne, ainsi que tous ceux du laboratoire Éducations Cultures Politique, pour les nombreux et enrichissants échanges que nous avons pu avoir pendant ces trois années. Merci également aux collègues du laboratoire RECIFES et de l’ÉSPÉ de Valenciennes pour leur accueil lors de l’année universitaire 2018-2019 où je les ai rejoints comme ATER tout en terminant cette thèse. Merci enfin aux membres du Réseau francophone Philosophie de l’Éducation en Praxis, du Groupe de Recherche Éthique en Éducation et formation et de la Société Française de Philosophie de l’Éducation pour la stimulation intellectuelle que nos discussions et nos collaborations scientifiques ont suscitée chez moi.

Je tiens également à remercier mes parents et ma sœur pour leur indispensable présence et soutien lors de ces trois années, et lors de mon cursus d’études en général.

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SOMMAIRE

SOMMAIRE………..5

INTRODUCTION……….7

Méthodologie………...11

PARTIE I) CADRE THÉORIQUE ET PROBLÉMATISATION……….21

Chapitre 1) Cadre théorique………...21

Chapitre 2) Problématisation……….59

2.1. État de l’art………...61

2.2. Les vulnérabilités et le care………117

2.3. Problématique et plan………131

PARTIE II) PENSER UNE « AUTORITÉ BIENVEILLANTE »………139

Chapitre 3) Qu’est-ce que l’autorité ? ……….139

Chapitre 4) Qu’est-ce que la bienveillance ? ………..201

PARTIE III) L’AUTORITÉ BIENVEILLANTE DANS L’ÉTABLISSEMENT HUMAIN-SOCIAL………...255

Chapitre 5) « Faire monde » : l’autorité bienveillante comme médiation consentie……255

Chapitre 6) Autorité et reconnaissance………325

PARTIE IV) L’AUTORITÉ BIENVEILLANTE DANS L’ÉDUCATION………..375

Chapitre 7) Rendre auteur………381

Chapitre 8) Éthique………...421

CONCLUSION………..443

ANNEXES………..449

Table des matières détaillée………..449

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INTRODUCTION

Comme son titre l’indique, il sera question dans ce manuscrit de thèse des notions d’autorité et de bienveillance. Comme ledit titre ne l’indique pas, mais il importe de le préciser au plus tôt, l’étude de ces deux notions se fera en articulation avec une troisième, l’autonomie, et dans un contexte spécifique, celui des démocraties européennes contemporaines. Comme l’intrication des deux premières propositions peut le laisser entendre, il s’agira ici de penser l’autorité et la bienveillance dans la démocratie et en vue de l’autonomie. L’éducation est à la fois une composante nodale de la démocratie moderne et une condition de l’autonomie individuelle. La notion d’autorité nous semblant aussi féconde que contentieuse, aussi étendue que mystérieuse, s’en donner la vue la plus large possible a paru la condition préalable d’un « zoom » pertinent sur sa place dans l’éducation. Cela a motivé le choix d’une approche philosophique.

« Les philosophes n’établissent pas de fait empirique ; en tant que travailleurs de la pensée, ils manipulent des concepts inévitablement affectés d’un certain degré de généralité. Cela rend leur travail abstrait ; mais cette abstraction est, on l’espère, le revers d’une qualité, qui est la capacité de voir plus de choses, de relier des plans de réalité qui semblent éloignés ou de nature différente » (Foray, 2016a, p. 67)

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D’une première plongée dans la littérature sur l’autorité, effectuée dans le cadre de ces deux années de Master, était restée une impression que de nombreuses publications visaient à apporter des éléments de réponses au(x) problème(s) d’autorité ou au(x) problème(s) de l’autorité. Le premier type d’approche postulait que l’autorité dans l’éducation serait nécessaire, et cherchait comment la rendre effective. Le second type d’approche postulait que l’autorité dans l’éducation serait nuisible, et se demandait comment s’en passer. Dans les deux cas, la notion de démocratie était au cœur du raisonnement. La pénétration des principes démocratiques dans l’éducation, disaient les uns, y complique l’exercice de l’autorité (chacun pouvant, en retour, en tirer des conclusions et des prescriptions variées). L’école prenant place dans une société et les sociétés envisagées étant désormais démocratiques, disaient les autres, exercer l’autorité en leur sein pourrait être une contradiction avec des principes de liberté, d’égalité, que l’école promeut par ailleurs. Bien entendu cette rapide présentation tient davantage de l’idéaltype que de la parfaite correspondance avec nombres de propos en réalité bien plus complexes et nuancés. Mais l’impression globale demeurait la suivante : pourquoi se préoccuper tant de sauver quelque chose dont on n’a pas clairement mesuré ce que coûterait sa perte, et, symétriquement, pourquoi travailler ainsi à une perte dont on n’aurait pas clairement cerné les conséquences potentielles ?

La perspective poursuivie ici est différente : penser l’autorité comme un des éléments de réponses au(x) problème(s) qui sont ceux des démocraties actuelles. Déjà, lors du travail de Master et avant la pratique de la classe, le point de vue de la philosophie de l’éducation, décrit par O. Reboul comme procédant d’une interrogation « totale » (1989/2001, p. 3), « radicale » (ibid.) et vitale (p. 4), nous avait paru singulièrement fécond. Toujours selon O. Reboul, la philosophie de l’éducation « ne cherche pas les moyens les plus sûrs et les plus efficaces, elle se demande quelles sont les fins » (ibid.). Si cela distingue ce point de vue de l’interrogation didactique, il n’exclut nullement la praxis. Ce point de vue philosophique se conçoit en complémentarité et non en opposition avec le métier d’éduquer.

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Les deux premiers pas ont été d’une certaine manière une ré-interrogation critique des titres mêmes des deux mémoires par rapport à leur contenu. Très vite, la confrontation de ceux-ci avec la pratique, d’une part, le cheminement réflexif de quatre années, d’autre part, a conduit à un double constat. Sans doute aurait-il fallu dire, au faudrait-il dire maintenant, pour partir sur des bases plus assurées, : « quelles autorités avec le directeur d’école » et « Autorités sans pouvoirs : les relations entre le directeur d’école et les adjoints ». Quels motifs à ces deux velléités de reformulations ?

Le passage au pluriel et du « pour » à l’« avec » dans le premier titre vaut volonté de marquer, plus que cela n’avait alors été fait, trois points étant ensuite apparus comme essentiels. Tout d’abord, il n’y a pas une relation monolithique d’autorité, mais des relations, toutes singulières, autant que d’individus pour se connecter à un pôle ou l’autre de la relation. Ensuite, ce premier travail de recherche avait permis de mettre en lumière l’extrême diversité des acteurs et membres de la communauté éducative en relation avec lesquels la question de l’autorité du directeur se posait. Enfin, nul ne fait autorité contre ou sans l’autre, mais bien avec et pour lui. Quant au deuxième titre, il jouait sur l’ambivalence de l’usage savant et de l’usage profane du terme « autorité ». La première occurrence signifiait auctoritas, qui « est de l’ordre de l’influence, de l’ascendant, du crédit » (Prairat, 2010, p. 40) et la seconde occurrence signifiait potestas, « le pouvoir légal, accordé par les instances supérieures de la société (militaires, judiciaires, scolaires…), pour prendre des décisions et commander dans un domaine en recourant à la contrainte, le cas échéant » (ibid.). Cette distinction est habituelle dans les ouvrages de philosophie de l’éducation mais ne l’est pas dans le langage courant. Il n’est pas rare non plus que la littérature scientifique maintienne, pour désigner auctoritas et potestas l’usage du terme « autorité » auquel est adjoint un adjectif qualificatif ou un verbe. Ainsi, J.P. Obin distingue être l’autorité, avoir de l’autorité et faire autorité. Reprenant et approfondissant cette distinction, B. Robbes (2010, p. 72-84) propose de réserver pour désigner la potestas le terme d’« autorité statutaire » (p. 73). Cette dernière, comme il le remarque, « est de l’ordre du statique, de l’état de fait, du préalable » (ibid.).

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Méthodologie

Ce manuscrit de thèse rend donc compte d’un travail intellectuel sur la notion d’autorité, conduit d’un point de vue philosophique, dans le cadre d’un doctorat de sciences de l’éducation. La méthode s’est construite dans l’impératif de trouver des articulations optimales et pertinentes entre les différents termes de cette proposition.

Choisir de travailler sur l’autorité, c’est accepter de se confronter à une notion énigmatique. P. Ricoeur (1995a) remarque que l’autorité peut apparaître d’autant plus claire qu’on cherche moins à la comprendre, mais son étude place face à ses multiples mystères. A contrario, il peut n’en être que plus stimulant de tenter de les dissiper.

Entreprendre cette recherche procède d’une volonté et d’un besoin de comprendre l’autorité non comme concept immuable, mais comme une notion dynamique et vivante, historiquement et culturellement située. L’objectif est d’approcher ce que peut être, dans sa nature comme dans sa fonction, l’autorité aujourd’hui, compte tenu de la spécificité du contexte démocratique européen. Cela a conduit progressivement à faire du travail de M. Gauchet la base du cadre théorique de ce travail et l’élément structurant de l’approche proposée. Ce dernier s’est donné en effet depuis plusieurs décennies l’ambition de proposer une pensée globale (qui sera présentée ci-après) de l’histoire de la démocratie et des spécificités historiques du monde européen contemporain1. Pour cet auteur

« le travail proprement intellectuel ne consiste pas à ajouter de l'expertise à de l'expertise, mais à mettre sur la table ce que véhicule l'expertise ou ce qu'elle induit. [...] En relève tout ce qui élargit l'accès de la collectivité à la vérité de son fonctionnement. » (2003, p. 449-450)

1 « Je passe par l'histoire, mais mon projet est d'ordre philosophique. Il enregistre ce que la condition de l'homme

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L’ancrage épistémologique des sciences de l’éducation est alors approprié pour mener un tel travail intellectuel sur l’autorité, car la « diversité des modes d’appréhension scientifique [y] est nécessaire, étant donné l’objet d’analyse et le niveau auquel se situe cette analyse » (Mialaret, 1976/2017, p. 107). Pour O. Reboul, la philosophie de l’éducation vise à la « mise en question de tout ce que nous savons ou croyons savoir sur l’éducation » (1989/2001, p. 3). C’est à une telle mise en question de l’autorité que nous souhaitons procéder. Or, s’il « y a de l’éducation parce qu’il y a de l’autorité » (Blais, Gauchet et Ottavi, 2002/2013, p. 45), penser l’éducation peut passer par une pensée de l’autorité. Se posaient alors deux questions : quelles méthodes, et pour quelle philosophie de l’éducation ?

Le travail s’est ici appuyé sur la méthodologie philosophique décrite par P. Foray dans Devenir autonome, apprendre à se diriger soi-même dans le monde (2016b, p. 14-15) et développée par ailleurs (2016a). Outre que cet ouvrage comme la pensée de cet auteur ont eux aussi une place importante dans le présent travail, il y est fait grand cas de la nécessaire subjectivité du projet philosophique comme des moyens de contenir les dérives qui peuvent en découler. Cela a paru nécessaire compte tenu de la sensibilité de l’objet saisi dans cette recherche et de sa propension à générer des propos polémiques et des controverses.

P. Foray rappelle d’abord la spécificité du projet philosophique dans le vaste champ des sciences de l’homme.

« L'étude des liens entre éducation et autonomie proposée ici est conduite d'un point de vue philosophique. J’entends par là, une certaine forme de travail intellectuel : à la différence des autres sciences humaines, les philosophes ne peuvent pas appuyer leurs propos sur des données empiriques (archives, observations, entretiens, etc.). » (2016b, p. 14)

Cela n’exclut pas, bien entendu, le recours à ces mêmes données et à leur traitement par des spécialistes des méthodologies s’y rapportant. La spécificité du projet philosophique est de les tenir pour des points d’appui, qui permettent ponctuellement la progression argumentative. Cela conduit P. Foray à les qualifier de garde-fous du travail philosophique, précisant ensuite ce qu’il regroupe sous cette appellation : « références à d'autres philosophes, appuis sur des travaux empiriques, usages des ressources du langage, argumentation et discussion rationnelle. » (p. 15). Ils sont indispensables, mais ne sont pas porteurs par eux-mêmes d’une intelligibilité globale des enjeux et des concepts.

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travaux scientifiques le peuvent2. Leur visée est celle d'une production de sens et

d'intelligibilité. La validité du discours philosophique est dépendante de l'accord que lui apporteront - ou non - des lecteurs attentifs et critiques. Un écrit philosophique emporte la conviction dans la mesure où les lecteurs "s'y retrouvent". Cette conviction dépend de la clarté des formulations, de l'ordre des exposés et surtout de la valeur des arguments. Cela conduit [...] à donner une place importante à l'argumentation rationnelle et à la discussion critique, en particulier la discussion des autres discours philosophiques sur l'éducation. » (Foray, 2016b, p. 15)

Ces deux derniers points ont été au cœur de ce travail de thèse. Pouvoir envisager le rôle social de l'autorité dans les sociétés démocratiques actuelles impliquait de discuter rationnellement chaque texte à l’aune des principes qui structurent le projet démocratique en lui-même et des conséquences qu’ils portent. Partant de discours philosophiques sur l’autorité en éducation, de nouvelles questions émergeaient continuellement, et, avec elles, le besoin de disposer de « garde-fous » pour s’y confronter avec rigueur. Cette dynamique de dilatation du champ bibliographique et l’étude des positions contradictoires des auteurs non seulement sur l’autorité mais aussi sur ce qui pouvait déterminer les conditions de l’autorité rendaient sans cesse plus nécessaire de structurer notre démarche autour des travaux de M. Gauchet sur la démocratie et le monde contemporain. En effet, un travail de philosophie de l’éducation tel que nous souhaitions le faire ne pouvait être conduit dans ce cadre indépendamment de la philosophie politique3 et de la pensée de l’histoire4. M. Gauchet le dit explicitement dans

l’introduction générale de L’avènement de la démocratie5 comme dans le dernier tiers du

quatrième tome Le nouveau monde (2017) : la situation actuelle oblige à la redéfinition de l’ensemble des équilibres dans les champs politiques, sociaux, familiaux, scolaires. Penser la globalité est nécessaire pour l’intelligibilité des enjeux sectoriels. La façon dont M. Gauchet s’est confronté, avec M.-C. Blais et D. Ottavi (2002/2013, 2008, 2014/2016), aux questions

2 Un enjeu méthodologique majeur de la philosophie de l’éducation serait ainsi selon P. Foray de borner le recul

dans l’abstraction inhérent au travail philosophique (2016a, p. 67-68) pour éviter la « position de surplomb » (p. 68) ou « l’assignation aux seuls discours éthérés sur les valeurs » (p. 70). « Les philosophes de l’éducation doivent être à la fois dedans et dehors » (p. 71).

3 Ainsi que de la lecture et/ou la discussion critique des travaux d’autres penseurs ayant cherché à penser la

spécificité des démocraties contemporaines (tels que J. Habermas, A. Honneth, A. Renaut, M. Revault d’Allonnes) et/ou ce que produit la radicalisation de la modernité dans les dernières décennies (voir notamment sur ce point Z. Bauman, A. Ehrenberg, G. Lipovetsky).

4 Voir sur ce point H.G. Gadamer, P. Nora, P. Ricoeur, T. Todorov.

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d’éducation en témoigne, et elle a grandement inspiré la méthode du présent travail de recherche.

La démarche des auteurs est revendiquée dès le titre du premier ouvrage6, intitulé Pour

une philosophie politique de l’éducation (2002/2013). Il s’agit de proposer

« une démarche d'élucidation interne des difficultés de fond auxquelles se heurte la pratique éducative, à remonter aux raisons d'être des dilemmes qui nous arrêtent et des croyances qui nous opposent. Il s'agit de donner l'idée, en un mot, de ce que peut être une philosophie de l'éducation. Philosophie politique, donc, parce que la source dernière des problèmes auxquels nous avons affaire tient à la conversion du projet démocratique en pratiques éducatives. » (p. 8-9)

Les auteurs précisent également que, bien que parlant essentiellement de l’école dans leur livre, ils font le choix de conserver

« le terme éducation [...] comme le plus englobant [...] sans ignorer qu’il comporte une signification plus large-ce qui conditionne le devenir-homme de l’homme-, et sans méconnaitre ce qui le distingue [...] de l’instruction [...], de la socialisation ou de la formation. Mais ce sont tous les éléments de cette chaîne qui sont impliqués de conserve dans le débat scolaire, depuis la socialisation dans son sens le plus élémentaire d'apprentissage de l'existence en société jusqu’à l'éducation dans son aspect humaniste le plus élevé, en passant par l'acquisition des savoirs et la formation à des compétences professionnelles ou à des rôles sociaux. C'est cette communauté de problèmes qu'il s'agit à tout instant d'avoir à l'esprit, sous le terme d'éducation, sans perdre de vue pour autant l'hétérogénéité des registres où un même problème est susceptible de se décliner. » (p. 9)

Nous partageons cette conviction exprimée par les auteurs selon laquelle penser l’école aujourd’hui avec une acuité suffisante7 implique de ne pas penser que l’école8. Par corollaire,

6 Initialement paru en 2002.

7 Dès 1985, dans « L’École à l’école d’elle-même », texte repris ensuite dans La démocratie contre elle-même, M.

Gauchet écrit : « [s]'il est ainsi de puissants motifs de crise à la novation pédagogique telle qu'elle s'est développée depuis le début de ce siècle, c'est notamment du côté de contradictions inhérentes au déploiement de l'individualisme démocratique qu'il convient de les chercher. De même la ré-articulation du dispositif scolaire en train de s'ébaucher gagne-t-elle en signification à être rapportée aux contraintes dynamiques découlant du mode de composition paradoxal d'une société d'individus. L'un des intérêts de la démarche est de nous apprendre en retour quelque chose sur l'individualisme en général. En imposant de prendre en compte sa face cachée, elle nous oblige à nous défaire d'une vue naïvement unilatérale de sa teneur et de ses effets. De la crise et de la mutation de l'école comme indicateurs de la difficulté centrale de notre société à se représenter elle-même et à se figurer son action. » (2002, p. 111)

8 Une approche comme celle, portée par E. Debarbieux (2015), autour de la notion de climat scolaire, témoigne

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nous pensons également qu’une pensée de l’autorité dans l’éducation (en particulier dans l’éducation scolaire) gagne à être intégrée dans une volonté de proposer une pensée pouvant être globale de l’autorité en démocratie. Enfin, penser ladite autorité comme un moyen de ce qui « conditionne le devenir-homme de l’homme »9 (p. 9) nous semble fécond.

Dans le court exposé méthodologique qui ouvre Pour une philosophie politique de l’éducation, dans la manière de conduire le propos et dans les objets saisis (démocratie, république, statut de l’enfant, égalité, culture, citoyenneté) transparaît ce qui sera à la fois la logique et le titre de l’ouvrage suivant : définir les Conditions de l’éducation (2008). Il s’agit donc dans l’ouvrage d’interroger les « conditions de possibilité mêmes de l'entreprise éducative » (Blais et al., 2008, p. 7) à l’aune du bouleversement que constitue l’évolution des démocraties européennes dans les dernières décennies dans toutes les dimensions du fonctionnement humain-social. Lesdites conditions seraient « à réinventer de fond en comble » (p. 9), et la première et indispensable étape de ce projet serait réflexive. « Commençons par nous faire une idée aussi précise que possible des problèmes auxquels nous avons affaire, car c'est ce qui manque le plus » (ibid.)

L’ambition de ce travail de recherche est de participer à cette entreprise quant à l’autorité et à son importance dans le monde actuel et dans « [l]a démocratie à venir » (Gauchet, 2017, p. 729). Néanmoins l’étude de cette notion semblant confronter celui qui s’en saisit au « besoin du recul de l’histoire pour regarder en avant » (Gauchet, 2003, p. 452), une dimension d’histoire de la pensée (en particulier de la pensée critique) de l’autorité sera présente.

Précisons également comment se sont construits les questionnements en dialogue avec lesquels cette recherche a progressé. Nous empruntons à nouveau à M. Gauchet sur ce point. Pour lui, « il y a une certaine objectivité du travail de la réflexion à une époque déterminée » (p. 16), et il s’agit alors « de dégager dans l'époque où nous sommes les questions pertinentes et les leçons de l'expérience historique que nous pouvons recevoir de divers bords. Il n'y a que des approches individuelles, mais vis-à-vis d'une matière partagée » (p. 17). Mener une telle tâche suppose d’abord un certain travail sur soi-même. « Nous ne sommes pas spontanément présents à notre temps. Nous tendons à vivre ailleurs, en arrière, à côté, nous le traversons en somnambules. L'entreprise difficile est de devenir son propre contemporain » (p. 18). Aussi, lorsque nous parlerons dans ce travail de « penser l’autorité contemporaine », ce sera en ce sens précis qu’évoque M. Gauchet : tenter de penser l’autorité en objectivant les questions qui se

9 C’est la conviction explorée, entre autres, par D. Marcelli dans les ouvrages qu’il consacre à la notion d’autorité

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posent à son sujet et en se rendant contemporain au moment historique que cet auteur qualifie de début de l’« histoire de la liberté » (2017, p. 742).

Dans ce cadre, la bibliographie (comprenant une très large majorité d’auteurs européens, et en particulier français) s’est constituée en cercles concentriques, dont le centre était l’abord de l’autorité dans une perspective de philosophie politique de l’éducation. Cela a d’abord conduit à élargir aux autres approches philosophiques sur l’autorité (en éducation ou non) et à d’autres traitements (philosophiques ou non) la question de l’autorité en éducation. La philosophie politique a alors eu une part importante. Nombre de notions devant être précisées (parmi lesquelles l’autonomie, la responsabilité, le care, la mémoire) il a été nécessaire de procéder à un second élargissement par la lecture de traitements philosophiques spécifiques de ces notions. Enfin, l’ambition de M. Gauchet étant de proposer une pensée globale de la modernité démocratique, un troisième élargissement vers des auteurs ayant entrepris des démarches analogues ou pouvant s’en rapprocher a été nécessaire.

« Une [...] précision à propos du théâtre où campe l’analyse. Il est naturellement pour l’essentiel celui du berceau des démocraties libérales, dans leur parlante diversité d’expériences, à savoir l’Europe de l’Ouest10 » (Gauchet, 2007a, p. 57). On peut également

constater que le « révélateur constitué par le cas français » (2007a, p. 26), pour emprunter une expression de l’auteur, occupe une place prépondérante dans l’œuvre de M. Gauchet, sans doute pour partie pour des raisons contingentes mais aussi en raison du rôle spécifique de l’histoire française dans la généalogie des différents processus politiques et philosophiques étudiés.

Ce double resserrement de focale vaut également pour le présent travail, du fait même de son inscription dans le cadre théorique des travaux de M. Gauchet. Cette limitation « géographique » complète la limitation chronologique posée par l’objectif explicite de penser la situation présente et ses possibles déploiements futurs. Ce qui sera ici proposé n’a prétention : à ne valoir que pour cette modernité occidentale étudiée dans L’avènement de la démocratie ; à n’avoir été spécifiquement développé (la littérature mobilisée en témoigne) que dans le cas français. Cela ne signifie pas que des implications pour penser l’autorité dans d’autres cadres

10 M. Gauchet précise que « le parcours de la démocratie libérale ne peut bien se comprendre sans la considération

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soient impossibles, au contraire, mais ces transpositions devraient être discutées pour elles-mêmes, ce qui ne sera pas entrepris dans ce manuscrit.

L’importance que revêt la possibilité d’une conscience claire et d’une appropriation critique de ses propres influences comme conditions de l’autonomie intellectuelle est trop soulignée dans l’ensemble de ce travail de recherche pour ne pas poser la question de leur part dans ce travail de recherche sur l’autorité. N’y a-t-il dans ce tropisme français qu’une forme de subjectivité irréductible et inhérente aux sciences humaines et plus spécifiquement au type de travail intellectuel qu’est la philosophie ? Dans ce cas, il conviendrait a minima de l’expliciter, de tâcher de mobiliser les garde-fous nécessaires pour contenir cette subjectivité, bref de prendre conscience de ces influences et de les assumer. Il semble toutefois que, dans ce cas précis, cette réflexion puisse conduire plus loin. La question qu’il semble nécessaire de se poser ici serait : y a-t-il, au-delà de l’aspect contingent, un certain intérêt heuristique à penser l’autorité d’un point de vue français, avec ce que cela implique d’héritages historiques et culturels ? Nous proposons ici, pour finir, de nous essayer à ce que l’on pourrait appeler une autocritique interne, dans la mesure où elle s’appuie, comme l’ensemble du propos, en premier lieu sur des thèses développées par M. Gauchet.

Plus spécifiquement, il s’agit ici de mobiliser un passage de l’ouvrage Comprendre le malheur français (2016, p. 245-252), dans lequel cet auteur développe l’idée qu’il y aurait une spécificité française du rapport à l’autorité11. Celle-ci proviendrait d’une « particularité

française » (p. 245), issue de la Révolution12, d’un « moule intellectuel, politique, social »

(ibid.) dont l’une des conséquences est d’amener à une conception spécifique de liberté comme dépendant de l’égalité devant la loi et exigeant « une certaine égalité sociale » (ibid.). Or, nous dit M. Gauchet, « cette liberté, ainsi conçue, a besoin de l’autorité » (ibid.). Se met ainsi en place une tension constitutive de l’histoire politique de l’autorité en France depuis lors

« un conflit non résolu entre l’idée que seule l’autorité républicaine des lois est admissible et que tout commandement personnel est exclu – le moindre soupçon d’arbitraire fait frémir tout français qui se respecte -, et la nécessité, pour que la liberté existe, d’une autorité capable de l’imposer absolument » (ibid.).

11 Idée que l’on a pu retrouver, formulée autrement et appuyée sur d’autres arguments, par P. Foray lorsqu’il

souligne l’importance de la sociologie critique dans les sciences humaines françaises contemporaines et donc la puissance de pénétration des thèses associant l’autorité à un instrument de la violence symbolique dans ce même contexte.

12 Pour l’analyse détaillée de cet évènement historique, de sa signification et de ses conséquences par ce même

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Antagonisme qui ne doit pas se lire comme figé mais plutôt comme une source dynamique, car les propositions d’équilibres et de compositions entre ces principes et ces réponses contradictoires sont mouvantes. D’une part, « le modèle français est intrinsèquement antagonique. Il ne peut fonctionner qu’avec des divisions extrêmement fortes, qui sont autant de versions autorisées des principes de base » (p. 249). D’autre part, le panorama de ces divisions n’est pas stable dans le temps. « La dernière expression instituée en a probablement été, après 1945, le couple gaullistes-communistes » (ibid.), l’un comme l’autre se réclamant d’une autorité différente et voulant y prendre appui.

Il y a aussi, selon M. Gauchet, une spécificité française dans ce qu’il appelle la « réincarnation permanente de l’Ancien Régime » (p. 250), une forme d’héritage avec lequel il faudrait sans cesse composer. « Ces rémanences de l’Ancien Régime se diffusent partout dans la société française, mais là où elles se manifestent le plus, c’est dans l’exercice de l’autorité et en particulier de l’autorité publique » (p. 250). L’auteur, après avoir expliqué ce pourquoi, selon lui, « L’État français fonctionne à bien des égards comme un État d’Ancien Régime tout en étant républicain dans ses principes » (ibid.), conclut ainsi : « D’une manière générale, notre pays, qui déteste l’autorité arbitraire, est celui où l’autoritarisme le plus incontinent sévit le plus largement. La France a un problème avec l’autorité, qui rend les relations sociales spécialement conflictuelles » (p. 252). La teneur du reste de l’ouvrage dont est tiré cet extrait ainsi qu’une lecture croisée de celui-ci avec La démocratie contre elle-même13 (2002) et Le nouveau monde

(2017) indiquent clairement que ce type de contradictions ne saurait être envisagé comme durablement compatible avec le nouveau système de légitimité qui est celui de la société des individus. S’il y a lieu de repenser l’autorité, c’est notamment en prenant acte de ces tensions et de la nécessité de les apaiser. Ce qui précède suggère que cette sensibilité serait particulièrement aigüe dans la France actuelle. L’aboutissement des processus de sortie de la religion et d’avènement de la démocratie oblige à définir de nouveaux équilibres, en composant avec ce que cet héritage à léguer de potentialités et de problématiques. Tel pourrait être l’intérêt de penser, de concevoir et d’éprouver un nouveau modèle d’autorité par son passage au « révélateur constitué par le cas français »14 (2007a, p. 26). Peut-être avons-nous là un point de

vue privilégié pour éprouver la solidité d’un tel modèle. Pour le dire autrement, peut-être avons-nous affaire à une certaine disposition des auteurs et des lecteurs à nourrir plus d’exigences et

13 Voir notamment : « la conjoncture historique a achevé d'incapacité les anciennes autorités, à partir de 1975, en

obscurcissant l'avenir et en disqualifiant l'État, en rendant la nation inavouable et la société insaisissable » (Gauchet, 2002, p. 379).

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I) CADRE THEORIQUE ET PROBLEMATISATION

Chapitre 1.

Cadre théorique

L’objet de ce chapitre est de présenter succinctement les auteurs qui seront le plus densément mobilisés dans ce travail (plus particulièrement dans cette première partie dédiée au cadre théorique et à la problématisation de la recherche). Notre propos sera axé sur les principaux apports théoriques que nous avons retenus de chacun d’entre eux.

Nous commencerons par les travaux de M. Gauchet (1.1) sur les démocraties européennes, qui comme nous l’avons dit plus haut ont été structurants pour le travail intellectuel dont ce manuscrit rend compte. Pour préciser certains points que leur lecture questionne, et pour une étude philosophique spécifique de la notion d’autorité, il a été nécessaire de mobiliser les écrits d’autres philosophes contemporains (1.2).

Les travaux d’A. Renaut (1.2.1) ont permis d’étudier ce qu’il nomme La libération des enfants (2002), ainsi que les exigences spécifiques qui sont celles d’une enfance libérée dans une société démocratique. L’ouvrage La fin de l’autorité (2004a) a également servi de point de départ pour questionner la compatibilité de l’autorité et des évolutions récentes de la démocratie que M. Gauchet met en lumière.

La mobilisation du concept d’autonomie individuelle (essentiel dans la pensée de M. Gauchet sur les sociétés démocratiques actuelles) d’un point de vue de philosophe de l’éducation s’est appuyée sur les travaux de P. Foray (1.2.2). Ce dernier détaille également ce que sont selon lui les conditions de compatibilité de l’autorité et de l’autonomie (2016b, p. 93-113). Il traite également en propre de ce que pourrait être aujourd’hui l’autorité scolaire (2009).

Les travaux de P.-H. Tavoillot (1.2.3) avec E. Deschavanne ont été mobilisés pour penser les implications spécifiques des évolutions contemporaines des démocraties quant à la conception des différents âges de la vie (2007/2011) et à leur redéfinition individualiste. L’histoire de l’autorité publiée par P.-H. Tavoillot (2011) a permis pour sa part d’étudier l’évolution de la dimension politique de l’autorité sur une période comparable à celle travaillée par M. Gauchet, de la naissance des états au XXIème siècle.

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1.1. Le nouveau monde (Marcel Gauchet15)

« Le monde moderne fait advenir un nouveau visage de l'humain-social qui le donne à interroger plus profondément qu'on n'avait pu le faire jusqu'alors [...]. Tel est le possible inédit qu'il s'agit d'exploiter. » (Gauchet, 2003, p. 12-13)

1.1.1. Sortie de la religion et démocratie

La tétralogie L’avènement de la démocratie16, comprenant La révolution moderne

(2007a), La crise du libéralisme (2007b), A l’épreuve des totalitarismes (2010a) et enfin Le nouveau monde17 (2017) peut être regardée comme la grande œuvre de M. Gauchet. Elle se

présente explicitement comme la « suite du Désenchantement du monde18 » (2007a, p. 9),

parcours bibliographique dans lequel l’auteur se propose de mettre en évidence quelques bouleversements majeurs de l’histoire humaine, parmi lesquels la sortie de l’ordre hétéronome pour aller vers la structuration autonome du monde et le triomphe du principe de légitimité individualiste et des droits de l’Homme. L’ouvrage Le nouveau monde (2017) peut apparaître à la fois comme une somme et une convergence de l’ensemble des voies que M. Gauchet a tracées au cours de quatre décennies de travail intellectuel visant à comprendre et expliquer le fonctionnement démocratique contemporain. Le nouveau monde ne correspondrait pas à la fin de l’histoire mais à la fin d’une histoire, celle de l’arrachement du monde humain à l’empreinte hétéronome. L’histoire de la structuration autonome du monde ne ferait que s’ouvrir. Pour emprunter à M. Gauchet une formule forte : « [l]’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté commence » (2017, p. 742). Penser cette nouvelle situation et envisager d’avoir quelques prises pertinentes sur elle à quelque niveau que ce soit impliquerait de « refondre nos outils intellectuels » (Gauchet, 2017, p. 489). Le présent travail souhaite s’inscrire dans cette dynamique, en focalisant sur ce que cette refonte peut induire quant au rôle social de l’autorité dans les sociétés démocratiques contemporaines et à la façon dont l’autorité

15 Outre les ouvrages et articles évoqués dans cette sous-partie, des extraits de conférences prononcées par M.

Gauchet et accessibles en format vidéo et/ou audio seront parfois mobilisés.

16 Dont M. Gauchet a plusieurs fois admis qu’il eût pu s’appeler « De la démocratie en Europe » en référence à

l’œuvre d’A. de Tocqueville. Voir notamment la conférence « Comprendre l’histoire de la démocratie » prononcée le 17 02 2009 à l’université Paris 5 Descartes, visible sur https://www.youtube.com/watch?v=lgo7lDQ9C2E (consulté le 25 06 2018).

17 Sauf précisions contraires, lorsque nous écrirons à partir de maintenant ce terme sans guillemets, c’est

explicitement au monde que M. Gauchet décrit dans l’ouvrage éponyme que nous référerons.

18 « Il s’était agi [...] de mettre en évidence ce qu’avait été l’emprise organisatrice du religieux dans l’histoires

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peut alors être conceptualisée. Cela implique de clarifier d’emblée ce que sont les concepts structurants de « sortie de la religion » et de « démocratie » dans l’œuvre de M. Gauchet. Ce dernier a lui-même proposé à plusieurs reprises des synthèses de cette dimension de son travail. Nous en examinerons deux (2007a, p. 9-58 ; 2008).

L’ambition centrale de L’avènement de la démocratie est de « rendre intelligible » (p. 9) l’histoire de la modernité, de « percer la formule d’un monde désenchanté » (p. 10) pour mieux comprendre la situation actuelle de la démocratie et les possibles qui s’ouvrent à elle. Ce n’est donc pas, comme M. Gauchet le précise souvent, une philosophie de l’histoire (sous un régime de nécessité), mais plutôt une histoire philosophée. L’auteur part de « l’histoire se faisant et des représentations qui guident les acteurs » (ibid.) et cherche à accéder à une compréhension globale. Quant à la méthode employée, M. Gauchet précise que « les structures de la société autonome s’éclairent uniquement par contraste avec l’ancienne structuration religieuse » (ibid.), ce qui impose d’« emprunter le détour de l’ordre hétéronome et de la façon dont nous en sommes sortis pour discerner les contours et les rouages du dispositif où nous évoluons » (ibid.). C’est ainsi que l’on pourrait avoir une claire notion de « la démocratie des Modernes [...], de son mode de composition [...], des problèmes qu’il lui est consubstantiel d’affronter » (p. 11). S’il y a lieu de parler de crise19 de la démocratie, c’est au sens de changement décisif,

posant de nouvelles questions ou posant des questions analogues aux anciennes sous une nouvelle forme, appelant de nouvelles réponses.

Pour l’auteur, la « démocratie [...] est le concept englobant de la modernité » (p. 61). Il existerait de cette dernière des définitions partielles20, elle exigerait au contraire une pensée

globale du « processus d’autonomisation du monde humain sous l’effet du processus de sortie de la religion » (ibid.) qui constituerait « le véritable processus générateur du monde moderne » (ibid.). En ce sens, la « démocratie dans son concept le plus fondamental est la mise en forme politique de l’autonomie humaine » (ibid.). Il faut donc ici comprendre le terme de religion non comme idées religieuses ou croyances, qui, elles, demeurent dans la démocratie des Modernes. « La religion est une manière d’être complète des communautés humaines, impliquant un type de pouvoir, un type de liens entre les êtres, un type d’inscription dans le temps, un mode de cohésion des collectifs et des groupes en général (c’est nous qui soulignons) » (ibid.). Cette

19 M. Gauchet a eu l’occasion d’exposer en longueur l’acception qu’il fait de ce terme dans une conférence

prononcée à Lille en 2011, intitulée « Qu’est-ce qu’une crise ? », visible sur http://lille1tv.univ-lille1.fr/tags/video.aspx?id=93c58dba-abd4-423a-a124-5a498461b6de (consulté le 20 06 2018). Le terme est employé plusieurs fois dans Le nouveau monde (2017, p. 659-660 ; p. 724)..

20 « La modernité, dira l’un, c’est le capitalisme (Marx), c’est l’égalité des conditions (Tocqueville), c’est la science

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24

manière d’être des collectifs et des personnes est qualifiée « d’hétéronomie, [...] la constitution de la société humaine, sous l’ensemble de ses aspects, par une loi extérieure d’origine transcendante qui la domine » (ibid.). Le lent et tumultueux passage de la structuration hétéronome à la « structuration autonome [...] mérite le nom de révolution moderne » (ibid.). Celle-ci englobe toutes les révolutions politiques, scientifiques, industrielles, intellectuelles durant près de cinq siècles21 et qui témoignent de la progressive autonomisation du monde

humain. Or, aujourd’hui, « l’avancée de la révolution de l’autonomie [...] bouleverse l’organisation collective22 » (p. 63) et la « croissance démocratique entraîne la perte de la

maîtrise des différents axes que suppose le fonctionnement selon l’autonomie » (ibid.).

Ce que M. Gauchet appelle le « triple aspect de la structuration autonome » est l’identification du fait que « le fonctionnement autonome d’une communauté humaine [...] comporte plusieurs composantes [et] passe par trois axes : le politique, le droit, l’histoire » (ibid.). Tout d’abord, « une nouvelle forme politique » (ibid.). Dans la structuration hétéronome, le pouvoir n’était là que pour diffracter un transcendant parmi les hommes, pour attester de « l’assujettissement de la communauté humaine à plus haut qu’elle » (p. 64). « Avec la révolution de l’autonomie, le pouvoir devient l’État23, [...] une machine impersonnelle,

abstraite, désincarnée, à délier le ciel et la terre et à gouverner la communauté selon ses raisons internes » (ibid.). Ensuite, le « droit fondamental, celui qui définit non pas simplement le légal mais le légitime : le fondement du droit, le principe de légitimité » (ibid.). Dans la structuration hétéronome, était légitime « le droit de Dieu. Le droit dans son expression humaine attestait l’autorité du tout, ce qui englobe et ordonne » (ibid.). La révolution moderne « consiste en cela que le droit originaire des individus devient source de toute légitimité » (ibid.) Ainsi, « toute autorité légitime et toute règle collective doivent procéder de l’accord de ces individus. Soit ce que nous appelons "les Droits de l’homme" depuis la fin du XVIIIème siècle24» (ibid.). Une

21 De la rédaction des principales thèses de Luther et Machiavel entre 1513 et 1520 (Gauchet, 2007a, p. 77-78) à

la crise économique de 1973-1974 (2017, p. 26).

22 « en ce qui concerne l’autonomie, quand on va à la limite de ses implications, il n’y a que des individus : les

collectifs qu’ils forment ne sont que ce qu’ils veulent en faire » (Gauchet, 2008, p. 64).

23 Et par extension l’État-nation (Gauchet, 2017, p. 234-291).

24 M. Gauchet parle, dans Le nouveau monde, de « second moment des droits de l’homme » (Gauchet, 2017, p.

487-632) pour désigner l’époque actuelle, à distinguer du « premier moment des droits de l’homme » (p. 506) à la fin du XVIIIème siècle. L’auteur désigne par ces termes le passage de la conception d’un individu « abstrait », dans son rapport à la société (2007a, p. 100)24, au « dégagement d’un individu concret » (2017, p. 509). Ainsi, « les

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25

implication massive de ce qui précède étant que « la pénétration progressive de ce principe de légitimité » (ibid.) dans l’ensemble des strates du fonctionnement collectif délégitime toutes les institutions qui avaient de la légitimité par elles-mêmes. Cela concerne aussi bien l’État que l’école25 ou d’autres institutions encore, mais pour M. Gauchet, c’est dans le cas de la famille

que le processus est le plus spectaculaire. Elle n’est plus aujourd’hui que ce que les individus veulent en faire, « elle n’a pas de consistance institutionnelle » (p. 64).

« Troisième composante de l’autonomie, la plus massive, la plus flagrante, et la moins bien comprise, l’Histoire ou pour mieux dire l’orientation historique26 » (ibid.). Les sociétés

religieuses, traditionnelles, ne veulent pas changer mais « ne peuvent pas ne pas changer » (ibid.). C’est néanmoins « le règne du passé, [...] l’obéissance à la tradition », l’idée que les règles, usages, mœurs, s’héritent et qu’il convient de « leur obéir et [de] les transmettre à ceux qui nous succèderont comme elles valaient pour ceux qui nous ont précédés » (p. 65). À l’opposé, « notre société veut changer » (p. 64). Le passage à l’autonomie engendre une « révolution dans l’orientation temporelle des sociétés. Elle disqualifie le passé et fait passer le temps qui compte du côté de l’avenir27 » (p. 65). Ce basculement temporel entraîne également

un bouleversement du « rapport entre pouvoir et société » (p. 65). Dans la structuration hétéronome, le pouvoir est conçu comme cause d’un corps politique qu’il met en ordre du dessus28. « Avec l’orientation historique [...] la société [...] est première en tant que lieu du

changement [...] pour la production de l’histoire [...]. Le pouvoir est second, [...] effet de la société, il n’a plus de sens qu’à la représenter » (ibid.). C’est ce que M. Gauchet appelle le « renversement libéral » (ibid.), l’idée qu’il faut protéger « la liberté privée des individus dans la société civile [...] contre les empiétements de l’État ». Il parle également de « fait libéral »29

pour décrire les conséquences de ce renversement. Ce pourquoi il y a lieu de parler de

subordination sociale de fait » (p. 555). Ce n’est qu’à partir de cette période, qui voit la « concrétisation en bonne et due forme du principe de légitimité moderne » (p. 552) que l’on peut parler de « droits fondamentaux » comme transcription positive, concrète et pour tous des « droits de l’homme ». C’est la « consécration de l’individu de droit » (p. 529), aux conséquences multiples sur lesquelles nous reviendrons.

25 Voir sur ce point le texte initialement paru en 1985, « L’École à l’école d’elle-même. Contraintes et

contradictions de l’individualisme démocratique » (Gauchet, 2002, p. 109-169).

26 Voir sur ce point La condition historique (2003), soit la condition de l’homme qui est et ne peut pas ne pas être

partie prenante de cette orientation historique.

27 « L’autonomie [...] est [...] fondamentalement une manière de se produire soi-même dans le temps » (Gauchet,

2008, p. 65).

28 M. Gauchet emprunte très fréquemment à L. Dumont les termes de « holisme » ou de « société holiste » pour

décrire cette situation. « [Q]ui dit religion dit en dernier ressort un type bien déterminé de société, à base d’antériorité et de supériorité du principe d’ordre collectif sur la volonté des individus qu’il réunit. On aura reconnu le modèle de société que Louis Dumont appelle "holiste", en fonction du primat du tout sur la partie qui l’organise, par opposition à notre propre modèle individualiste, où la dispersion des atomes indépendants est réputée première et où l’ordre de l’ensemble est censé résulter de la libre expression des citoyens assemblés » (1985, p. 53).

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26

« structure libérale des sociétés modernes » (ibid.), à distinguer du « libéralisme comme idéologie » (ibid.) qui est une proposition de moyens de gérer le renversement libéral.

Problème : ces trois rouages peuvent être aussi féconds qu’autodestructeurs pour l’autonomie humaine. L’ « État permet la maîtrise de la communauté politique » (p. 66) mais il peut aussi l’écraser. « Le droit des individus permet la liberté mais il peut aussi jouer contre la collectivité » (ibid.). L’Histoire30, « c’est la liberté dans son sens le plus fort puisque c’est ce

au travers de quoi nous faisons notre propre monde concrètement » (ibid.) mais il est aussi possible d’ignorer l’histoire que l’on fait, d’en être dépossédé, ce qui contredit l’autonomie. Une synthèse « approximative et très provisoire » (ibid.) de ces trois éléments se serait trouvée entre 1945 et 1975, mais un « triple approfondissement du politique, du droit et de l’orientation historique » (ibid.) l’aurait aujourd’hui remise en cause, l’activité économique prenant parallèlement une place proéminente, ce que montre Le nouveau monde (2017)31.

L’une des conséquences majeures de cet approfondissement est « l’achèvement du processus de détraditionnalisation » (2008, p. 68). Celui-ci était déjà acquis sur le principe depuis les Lumières, « où l’on commence à remettre en question le stock de préjugés et des coutumes dont on ne voit pas pourquoi on continuerait à les suivre » (ibid.), il avait déjà produit quelques effets significatifs, mais restait largement inachevé quant à ses implications concrètes. Jusqu’à peu, « la part de tradition effectuante demeurait une dimension essentielle de nos sociétés. On suivait la tradition sans la révérer. Ce n’est plus le cas. Nous ne reposons plus sur aucun socle de passé faisant autorité » (p. 69). Cela ne signifie aucunement que l’influence du passé disparaît ou que les hommes ne font plus l’histoire, mais qu’il n’est pas de modèle évident à reproduire et que l’orientation historique semble se disperser en une nuée d’initiatives sans cohérence perceptible. S’ajoute à cela une mutation invisible du politique, qui le fait « passer du côté de l’infrastructure » (ibid.). Il ne se présente plus comme une « superstructure [...] qui commande d’en haut » (ibid.), visible et se donnant ostensiblement à voir. Or, si « le politique n’est plus dans notre monde ce qui commande par en haut, il est devenu ce qui soutient par en bas. Il est la véritable infrastructure fonctionnelle et symbolique de nos sociétés » (ibid.), d’où le danger que constituerait « l’illusion de pouvoir nous en passer. » (ibid.)

Ce qui en revanche serait clairement perçu, c’est le « vecteur du droit, sous ses deux aspects, sociologique et politique » (ibid.). Le premier aspect concerne l’advenue d’une société des individus, d’un individualisme qu’il faut se garder selon M. Gauchet d’envisager comme un phénomène moral ou mentalitaire, sous peine de mécompréhensions lourdes de

30 M. Gauchet fait ici référence à Hegel.

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conséquences. Le second aspect, est « l’avènement d’une nouvelle démocratie en fonction du même facteur juridique [...] : la démocratie des Droits de l’homme. [...] Entendons sous cette dénomination la démocratie qui se remet à l’école de ses fondements : la liberté et l’égalité des individus » (p. 70). Cette démocratie des Droits de l’homme permettrait une « garantie des libertés personnelles et [de] leur traduction sous forme de droits positifs » (ibid.) qui constitue un indéniable progrès, mais serait aussi grosse de problématiques nouvelles. La plus massive serait qu’elle est une « démocratie contre elle-même parce que [...] sans l’Histoire et contre le politique, et de ce fait [...] menacée d’ineffectivité » (ibid.). Un risque important est que l’idéal de l’autonomie se dissolve dans des « sociétés [...] d’individus et de capitaux de nulle part dans le temps et dans l’espace » (ibid.). Un autre péril qui n’est pas moindre est que ce type de démocratie peut amener à percevoir « la liberté des personnes comme contradictoire avec le pouvoir dans son principe le plus général, alors que celui-ci en est l’instrument nécessaire » (p. 71). D’où une volonté qu’identifie M. Gauchet de la part des individus de « s’accomplir en se retirant de l’histoire se faisant et en s’abstrayant [...] d’un cadre d’exercice politique » (ibid.), volonté vaine car « on ne se débarrasse à volonté ni de l’histoire ni du politique » (ibid.).

Ce que M. Gauchet appelle le politique, à bien distinguer de la politique32, revêt un sens

spécifique et lourd de conséquences pour le reste de ses analyses et pour leur mobilisation pour penser quelque élément du monde contemporain et pour comprendre ce qu’il appelle une « philosophie politique comme philosophie du politique »33 (p. 537). Le politique

« ne relève pas proprement de ce qui définit l’ordre d’une communauté humaine, mais de ce qui lui permet d’exister – et de ce qui permet à des hommes de se constituer comme hommes à l’intérieur de cette communauté. [L]’enjeu du politique est transcendantal. [Il]est ce qui structure les communautés humaines en dernier ressort ; il est ce qui les fait tenir ensemble. Sauf que cela n’implique pas qu’il commande leur architecture ou qu’il dicte leur juste manière d’être. » (p. 552) Le politique n’est ni organique ni artificiel ou contractuel (p. 554-555). D’une part, « les individus sont toujours déjà liés ; la communauté dans laquelle ils s’inscrivent existe

32 « Je propose de réserver le politique à la désignation de l’essence politique de l’ensemble des sociétés humaines

et de garder la politique pour désigner la spécificité de la politique démocratique, avec sa différenciation caractéristique d’un secteur à part des autres activités sociales, axé sur la formation et le contrôle des gouvernements. Nous pouvons dire dès lors : la politique est le visage que prend le politique dans notre société. » (Gauchet, 2005, p. 532)

33 En ce sens, on comprend que la « philosophie politique de l’éducation » dont se réclament M.-C. Blais, M.

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28

préalablement à toute réflexion sur les conditions de leurs rapports » (ibid.). D’autre part, une communauté humaine « a à se faire être et à décider de ce qu’elle doit être » (p. 554), elle nécessite « un travail d’autoconstitution et d’autodéfinition. C’est une nature qui a besoin d’être voulue » (ibid.). La spécificité de la modernité radicalisée, c’est que « le politique reste instituant sans plus être déterminant » (p. 553). Cet enjeu de la détermination permet de comprendre pourquoi, si le politique est transcendantal, il ne peut néanmoins se penser qu’avec le droit et l’histoire. Les sociétés démocratiques décrites dans Le nouveau monde (2017) sont celles « où ce sont la dynamique historique et sociale, d’un côté, la logique du droit, de l’autre côté, qui modèlent le contenu de la vie collective » (p. 552). Ce fond du social que constitue le politique n’est pas auto-suffisant quant à la mise en forme, et ne peut être vraiment efficient démocratiquement parlant qu’en refusant de chercher à l’être. La tension entre politique, droit et histoire, n’est pas faite pour être résolue par la domination claire d’un des termes mais par des équilibres complexes entre les trois termes.

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(p. 557). Enfin, cela implique également que l’autonomie individuelle ne peut être pensée dans ce cadre indépendamment des conditions de l’autonomie démocratique. En effet

« ces conditions de l’être-ensemble [...] se confondent ultimement avec les conditions de l’être-soi. Nous touchons avec elles au noyau générateur du phénomène humain-social, à ce qui nous donne à nous-mêmes, individuellement et collectivement. [...] Elles sont à penser les unes et les autres dans leur solidarité, comme les parties d’un tout » (p. 557).

C’est ce qui justifie, pour M. Gauchet, le projet d’une « anthroposociologie transcendantale » (p. 557). C’est également ce qui donne une importance à une philosophie politique comme philosophie du politique. « Le monde où le politique ne commande plus est un monde qui dépend plus que jamais du politique. Son péril est de tendre à l’ignorer » (p. 554). Or, ce qui précède pose clairement qu’une fragilisation du politique serait une menace des conditions de possibilités mêmes de la liberté et de l’autonomie des individus, pourrait-on dire, du déploiement des droits de l’homme comme droits fondamentaux et du fonctionnement démocratique lui-même. M. Gauchet repère en effet une tendance spontanée des démocraties actuelles et des individus qui les peuplent à « considérer la structure où elles s’inscrivent et l’appareil par lequel elles passent comme des obstacles à leur plein épanouissement. Comme si un enthousiasme aveugle pour leur pure doctrine34 les poussait à se couper bras et jambes »

(p. 537). Penser le rôle du politique, en intégrant le rôle fondamental du politique pour l’existence même de la démocratie, serait le moyen de contribuer à s’assurer de ce socle indispensable. Autrement dit, une manière de se donner les moyens d’éviter en conscience ce qui fragilise ce socle et de ressaisir la possibilité de « marier la protection des libertés privées singulières en puissance commune » (p. 538).

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1.1.2. La société des individus35

« C'est une société [...] dont la norme globale est d'être constituée d'individus, mais qui, par là même, reste une société, avec ce que cela implique de puissance normative d'ensemble » (Gauchet, 2017, p. 537)

Pour M. Gauchet, le nouveau monde est aussi celui d’une « révolution de la légitimité » (2017, p. 538), qui voit « la reviviscence explicite des droits de l’homme et leur intronisation en tant que principe de légitimité exclusif de nos sociétés » (ibid.). « Le droit devient l’élément pivot autour duquel gravitent l’histoire et le politique » (ibid.). Les conséquences ne se limitent pas au monde des juristes ni à celui des philosophes du droit. En effet, « cette légitimité fondamentale [...] se diffuse et se diffracte dans les rapports sociaux, [...] c'est l'ensemble de l'organisation sociale qui est concerné, [...] tous les rouages du fonctionnement collectif [...] participent de ce travail de légitimation. » (p. 543-544). L’entrée dans le nouveau monde marque la fin des compromis entre hétéronomie et autonomie et « la liquidation du système de légitimité composite et concurrentiel sur lequel vivaient nos sociétés » (p. 546), par « l'élévation du principe de légitimité moderne à la plénitude de son rôle » (ibid.). « Tel est donc le phénomène central de notre moment historique : la décantation-consécration du principe de légitimité autonome, sous l’aspect d’un second moment des droits de l’homme » (p. 605). Or ces droits sont certes une référence commune, dont les principes de liberté et d’égalité sont le cœur, mais ces mêmes principes peuvent être interprétés très diversement par les acteurs individuels. Paraphrasant M. Weber, M. Gauchet identifie ce second moment des droits de l’homme comme celui où le « monothéisme des droits de l'individu36 [s’installe]en lieu et place

du polythéisme des valeurs. » (p. 546). À ce dernier succéderait un « polythéisme des jugements » (p. 618), caractéristique du pluralisme des sociétés démocratiques contemporaines

35 Le terme de « société des individus » a été utilisé en 1939 par N. Elias. Cependant, l’ouvrage La société des

individus (1998) n’est initialement publié qu’en 1987 et traduit qu’en 1990, or dans La pratique de l’esprit humain (Gauchet et Swain, 1980/2007) la notion est employée. Cela autorise selon lui M. Gauchet à « revendiquer une acception propre de la notion » (2017, p. 554-555). C’est cette acception qui est utilisée dans le présent travail à chaque fois qu’il y est fait mention. Voir aussi, dans un texte initialement paru en 1979 : « L’avènement de la société des individus, c’est la reconnaissance du pouvoir des hommes sur l’organisation de leur société, organisation qui ne leur préexiste pas, qui n’a pas à être voulue par d’autres qu’eux, qu’ils ont entièrement à délibérer et à produire » (2005, p. 421-422).

36 M. Gauchet évoque une « homogénéisation de l'espace intellectuel et idéologique qui a imposé en pratique un

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d’« où une tolérance inédite, dans les sociétés européennes, au pluralisme des opinions, au dissensus des convictions, à la contradiction des positions » (p. 618).

Il existe pour autant une norme sociale dont la force de transformation des collectifs et des individus, est immense : celle de l’individualisation37. Elle désigne à la fois l’« attribution

généralisée du statut d'individu de droit38 effectif à l'ensemble des êtres et l’« appropriation

subjective de cette qualité d'être de droit39» (2017, p. 554). « [L]a manifestation [...] la plus

massive de cette individualisation généralisée [est] l’émancipation des femmes et des jeunes » (p. 555). Nous souhaitons ici nous focaliser sur ce que M. Gauchet dit du cas des enfants, le plus révélateur selon lui. En effet, « le mouvement d’attribution se heurte sur ce terrain à la dépendance de fait » (p. 556), mais il est pourtant dans « la conscience commune, celle des adultes, [...] de traiter l’enfant comme un individu de droit. » (p. 557), de le pousser « vers l’apprentissage de l’autonomie dès son plus jeune âge » (p. 556). « Le sens de l’éducation s’en trouve révolutionné » (ibid.) Jadis, elle « avait pour but de socialiser, de constituer les nouveaux venus en êtres-pour-la-société, [...] en leur procurant les moyens de se mouvoir librement au sein de l’univers collectif. Elle va dorénavant avoir pour dessein d’individualiser les nouveaux venus, de les "aider à devenir eux-mêmes" » (ibid.).

Pour M. Gauchet, la société des individus est également indissociable de la notion d’État de droit (p. 560-605). « "État de droit" est le nom du seul système politique admissible au regard des exigences du principe de légitimité moderne, tel qu'il est appelé désormais à régner » (p. 562). Il y a État de droit quand les droits de l’homme ne sont plus une simple inspiration théorique mais sont « de plus en plus fermement assimilés à des droits positifs sous le nom de droits fondamentaux » (ibid.), soit le passage de libertés formelles à une situation où les moyens d’exercer ces libertés sont pensés comme devant être fournis à tous.

37 « Le processus d'individualisation vient de très loin, tant sous son aspect juridique que sous son aspect pratique.

Mais il ne débouche sur la société des individus proprement dite que lorsqu'il trouve sa consécration en droit, grâce à la conjonction de l'individualisation concrète et de l'individualisation abstraite qui l'érige en foyer unique et exclusif de toute légitimité dans l'espace collectif. L’individualisme, autrement dit, n’est pas qu’un phénomène sociologique » (Gauchet, 2017, p. 554).

38 « cela signifie que l'individualisation juridique devient la norme collective s'appliquant opératoirement à tous.

Ce n'est qu'à partir de ce moment-là qu'il est justifié de parler de « société des individus » dans la rigueur du concept. [...]. C'est une société qui pose comme sa norme constitutive de société qu'elle est composée exclusivement d'individus, qu'il n'existe en son sein que des individus de droit qui ont à être traités comme tels et établis pour tels partout où il en est besoin, mais qui ont aussi à se comporter comme tels. La société de la concordance entre les droits reconnus aux individus et le fonctionnement du tout social » (Gauchet, 2017, p. 554).

39 M. Gauchet parle parfois de cogito juridique pour décrire cette appropriation subjective du droit par les individus,

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Ainsi la société des individus est non seulement une société qui est chargée par les individus de produire les individus qui la produisent40, mais aussi « une société qui tend à

s'ignorer comme société dans l'esprit de ses acteurs, tout en étant leur milieu vital, puisque c'est à son autorité qu'ils doivent de se poser comme individus. » (p. 577). Les êtres qui vivent dans une telle société sont ainsi contraints de se confronter au défi de devenir, concrètement, individus. Saisir toute la complexité de ce que signifie « devenir individu » imposerait une double distinction entre les termes que l’on peut rassembler sous le mot « individualisme41 » :

« l’individuation biologique et psychologique, à distinguer de l’individualisation juridique et sociale ». (p. 610). Dans le nouveau monde, individuation biologique et individualisation juridique sont toutes deux données, mais individuation psychique et individualisation sociale sont à construire à l’échelle de chaque existence individuelle. L’ampleur de la tâche est encore renforcée par le fait que l’une et l’autres des constructions peuvent jouer en sens inverse.

L’individualisation en droit comme norme collective rend incertaine et problématique l’individuation42. Chacun a à « devenir lui-même », à s’assumer comme un individu autonome

et non comme un rouage d’un tout qui le dépasse Mais en même temps il n’est que cela, et il l’est grâce à une société qui lui semble hors de sa prise. Le sentiment d’insignifiance guette et rend alors extrêmement compliqué le processus d’individuation psychique. L’individu se trouve

40 « La société qui se pose comme instituée par les individus se doit de montrer qu’elle est une société en mettant

ses moyens au service de l’institution de ses membres comme individus » (Gauchet, 2010a, p. 758). On trouve un propos analogue chez E. Deschavanne et P.-.H. Tavoillot, qui définissent eux aussi une société des individus comme « une société qui produit des individus qui produisent la société ». Ils soulignent l’extrême difficulté de penser le « cercle vertueux auquel aspirent nos collectivités contemporaines » (2007/2011, p. 426-427).

41 Voir aussi sur ce point la conférence prononcée par M. Gauchet au Conservatoire National des Arts et Métiers

le 9 03 2017, visible sur http://culture.cnam.fr/medias-cnam/conference-debat-avec-marcel-gauchet-886441.kjsp (consulté le 26 06 2018).

42 Dans les sociétés traditionnelles, de structuration hétéronome (Gauchet, 2017, p. 611-617), une appropriation

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