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L’objet de ce chapitre est de présenter succinctement les auteurs qui seront le plus densément mobilisés dans ce travail (plus particulièrement dans cette première partie dédiée au cadre théorique et à la problématisation de la recherche). Notre propos sera axé sur les principaux apports théoriques que nous avons retenus de chacun d’entre eux.

Nous commencerons par les travaux de M. Gauchet (1.1) sur les démocraties européennes, qui comme nous l’avons dit plus haut ont été structurants pour le travail intellectuel dont ce manuscrit rend compte. Pour préciser certains points que leur lecture questionne, et pour une étude philosophique spécifique de la notion d’autorité, il a été nécessaire de mobiliser les écrits d’autres philosophes contemporains (1.2).

Les travaux d’A. Renaut (1.2.1) ont permis d’étudier ce qu’il nomme La libération des enfants (2002), ainsi que les exigences spécifiques qui sont celles d’une enfance libérée dans une société démocratique. L’ouvrage La fin de l’autorité (2004a) a également servi de point de départ pour questionner la compatibilité de l’autorité et des évolutions récentes de la démocratie que M. Gauchet met en lumière.

La mobilisation du concept d’autonomie individuelle (essentiel dans la pensée de M. Gauchet sur les sociétés démocratiques actuelles) d’un point de vue de philosophe de l’éducation s’est appuyée sur les travaux de P. Foray (1.2.2). Ce dernier détaille également ce que sont selon lui les conditions de compatibilité de l’autorité et de l’autonomie (2016b, p. 93-113). Il traite également en propre de ce que pourrait être aujourd’hui l’autorité scolaire (2009).

Les travaux de P.-H. Tavoillot (1.2.3) avec E. Deschavanne ont été mobilisés pour penser les implications spécifiques des évolutions contemporaines des démocraties quant à la conception des différents âges de la vie (2007/2011) et à leur redéfinition individualiste. L’histoire de l’autorité publiée par P.-H. Tavoillot (2011) a permis pour sa part d’étudier l’évolution de la dimension politique de l’autorité sur une période comparable à celle travaillée par M. Gauchet, de la naissance des états au XXIème siècle.

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1.1. Le nouveau monde (Marcel Gauchet15)

« Le monde moderne fait advenir un nouveau visage de l'humain-social qui le donne à interroger plus profondément qu'on n'avait pu le faire jusqu'alors [...]. Tel est le possible inédit qu'il s'agit d'exploiter. » (Gauchet, 2003, p. 12-13)

1.1.1. Sortie de la religion et démocratie

La tétralogie L’avènement de la démocratie16, comprenant La révolution moderne (2007a), La crise du libéralisme (2007b), A l’épreuve des totalitarismes (2010a) et enfin Le nouveau monde17 (2017) peut être regardée comme la grande œuvre de M. Gauchet. Elle se présente explicitement comme la « suite du Désenchantement du monde18 » (2007a, p. 9), parcours bibliographique dans lequel l’auteur se propose de mettre en évidence quelques bouleversements majeurs de l’histoire humaine, parmi lesquels la sortie de l’ordre hétéronome pour aller vers la structuration autonome du monde et le triomphe du principe de légitimité individualiste et des droits de l’Homme. L’ouvrage Le nouveau monde (2017) peut apparaître à la fois comme une somme et une convergence de l’ensemble des voies que M. Gauchet a tracées au cours de quatre décennies de travail intellectuel visant à comprendre et expliquer le fonctionnement démocratique contemporain. Le nouveau monde ne correspondrait pas à la fin de l’histoire mais à la fin d’une histoire, celle de l’arrachement du monde humain à l’empreinte hétéronome. L’histoire de la structuration autonome du monde ne ferait que s’ouvrir. Pour emprunter à M. Gauchet une formule forte : « [l]’histoire de la libération est derrière nous ; l’histoire de la liberté commence » (2017, p. 742). Penser cette nouvelle situation et envisager d’avoir quelques prises pertinentes sur elle à quelque niveau que ce soit impliquerait de « refondre nos outils intellectuels » (Gauchet, 2017, p. 489). Le présent travail souhaite s’inscrire dans cette dynamique, en focalisant sur ce que cette refonte peut induire quant au rôle social de l’autorité dans les sociétés démocratiques contemporaines et à la façon dont l’autorité

15 Outre les ouvrages et articles évoqués dans cette sous-partie, des extraits de conférences prononcées par M. Gauchet et accessibles en format vidéo et/ou audio seront parfois mobilisés.

16 Dont M. Gauchet a plusieurs fois admis qu’il eût pu s’appeler « De la démocratie en Europe » en référence à l’œuvre d’A. de Tocqueville. Voir notamment la conférence « Comprendre l’histoire de la démocratie » prononcée le 17 02 2009 à l’université Paris 5 Descartes, visible sur https://www.youtube.com/watch?v=lgo7lDQ9C2E (consulté le 25 06 2018).

17 Sauf précisions contraires, lorsque nous écrirons à partir de maintenant ce terme sans guillemets, c’est explicitement au monde que M. Gauchet décrit dans l’ouvrage éponyme que nous référerons.

18 « Il s’était agi [...] de mettre en évidence ce qu’avait été l’emprise organisatrice du religieux dans l’histoires des sociétés humaines, et de faire ressortir [...] comment l’originalité occidentale procédait de la sortie de la religion. C’est la pointe avancée de ce mouvement, [...] la consécration du pouvoir des hommes de se gouverner eux-mêmes, qu’envisagent les quatre volumes de L’Avènement de la démocratie. » (2007a, p. 9)

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peut alors être conceptualisée. Cela implique de clarifier d’emblée ce que sont les concepts structurants de « sortie de la religion » et de « démocratie » dans l’œuvre de M. Gauchet. Ce dernier a lui-même proposé à plusieurs reprises des synthèses de cette dimension de son travail. Nous en examinerons deux (2007a, p. 9-58 ; 2008).

L’ambition centrale de L’avènement de la démocratie est de « rendre intelligible » (p. 9) l’histoire de la modernité, de « percer la formule d’un monde désenchanté » (p. 10) pour mieux comprendre la situation actuelle de la démocratie et les possibles qui s’ouvrent à elle. Ce n’est donc pas, comme M. Gauchet le précise souvent, une philosophie de l’histoire (sous un régime de nécessité), mais plutôt une histoire philosophée. L’auteur part de « l’histoire se faisant et des représentations qui guident les acteurs » (ibid.) et cherche à accéder à une compréhension globale. Quant à la méthode employée, M. Gauchet précise que « les structures de la société autonome s’éclairent uniquement par contraste avec l’ancienne structuration religieuse » (ibid.), ce qui impose d’« emprunter le détour de l’ordre hétéronome et de la façon dont nous en sommes sortis pour discerner les contours et les rouages du dispositif où nous évoluons » (ibid.). C’est ainsi que l’on pourrait avoir une claire notion de « la démocratie des Modernes [...], de son mode de composition [...], des problèmes qu’il lui est consubstantiel d’affronter » (p. 11). S’il y a lieu de parler de crise19 de la démocratie, c’est au sens de changement décisif, posant de nouvelles questions ou posant des questions analogues aux anciennes sous une nouvelle forme, appelant de nouvelles réponses.

Pour l’auteur, la « démocratie [...] est le concept englobant de la modernité » (p. 61). Il existerait de cette dernière des définitions partielles20, elle exigerait au contraire une pensée globale du « processus d’autonomisation du monde humain sous l’effet du processus de sortie de la religion » (ibid.) qui constituerait « le véritable processus générateur du monde moderne » (ibid.). En ce sens, la « démocratie dans son concept le plus fondamental est la mise en forme politique de l’autonomie humaine » (ibid.). Il faut donc ici comprendre le terme de religion non comme idées religieuses ou croyances, qui, elles, demeurent dans la démocratie des Modernes. « La religion est une manière d’être complète des communautés humaines, impliquant un type de pouvoir, un type de liens entre les êtres, un type d’inscription dans le temps, un mode de cohésion des collectifs et des groupes en général (c’est nous qui soulignons) » (ibid.). Cette

19 M. Gauchet a eu l’occasion d’exposer en longueur l’acception qu’il fait de ce terme dans une conférence prononcée à Lille en 2011, intitulée « Qu’est-ce qu’une crise ? », visible sur http://lille1tv.univ-lille1.fr/tags/video.aspx?id=93c58dba-abd4-423a-a124-5a498461b6de (consulté le 20 06 2018). Le terme est employé plusieurs fois dans Le nouveau monde (2017, p. 659-660 ; p. 724)..

20 « La modernité, dira l’un, c’est le capitalisme (Marx), c’est l’égalité des conditions (Tocqueville), c’est la science et la technique (Heidegger) » (Gauchet, 2008, p. 61).

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manière d’être des collectifs et des personnes est qualifiée « d’hétéronomie, [...] la constitution de la société humaine, sous l’ensemble de ses aspects, par une loi extérieure d’origine transcendante qui la domine » (ibid.). Le lent et tumultueux passage de la structuration hétéronome à la « structuration autonome [...] mérite le nom de révolution moderne » (ibid.). Celle-ci englobe toutes les révolutions politiques, scientifiques, industrielles, intellectuelles durant près de cinq siècles21 et qui témoignent de la progressive autonomisation du monde humain. Or, aujourd’hui, « l’avancée de la révolution de l’autonomie [...] bouleverse l’organisation collective22 » (p. 63) et la « croissance démocratique entraîne la perte de la maîtrise des différents axes que suppose le fonctionnement selon l’autonomie » (ibid.).

Ce que M. Gauchet appelle le « triple aspect de la structuration autonome » est l’identification du fait que « le fonctionnement autonome d’une communauté humaine [...] comporte plusieurs composantes [et] passe par trois axes : le politique, le droit, l’histoire » (ibid.). Tout d’abord, « une nouvelle forme politique » (ibid.). Dans la structuration hétéronome, le pouvoir n’était là que pour diffracter un transcendant parmi les hommes, pour attester de « l’assujettissement de la communauté humaine à plus haut qu’elle » (p. 64). « Avec la révolution de l’autonomie, le pouvoir devient l’État23, [...] une machine impersonnelle, abstraite, désincarnée, à délier le ciel et la terre et à gouverner la communauté selon ses raisons internes » (ibid.). Ensuite, le « droit fondamental, celui qui définit non pas simplement le légal mais le légitime : le fondement du droit, le principe de légitimité » (ibid.). Dans la structuration hétéronome, était légitime « le droit de Dieu. Le droit dans son expression humaine attestait l’autorité du tout, ce qui englobe et ordonne » (ibid.). La révolution moderne « consiste en cela que le droit originaire des individus devient source de toute légitimité » (ibid.) Ainsi, « toute autorité légitime et toute règle collective doivent procéder de l’accord de ces individus. Soit ce que nous appelons "les Droits de l’homme" depuis la fin du XVIIIème siècle24» (ibid.). Une

21 De la rédaction des principales thèses de Luther et Machiavel entre 1513 et 1520 (Gauchet, 2007a, p. 77-78) à la crise économique de 1973-1974 (2017, p. 26).

22 « en ce qui concerne l’autonomie, quand on va à la limite de ses implications, il n’y a que des individus : les collectifs qu’ils forment ne sont que ce qu’ils veulent en faire » (Gauchet, 2008, p. 64).

23 Et par extension l’État-nation (Gauchet, 2017, p. 234-291).

24 M. Gauchet parle, dans Le nouveau monde, de « second moment des droits de l’homme » (Gauchet, 2017, p. 487-632) pour désigner l’époque actuelle, à distinguer du « premier moment des droits de l’homme » (p. 506) à la fin du XVIIIème siècle. L’auteur désigne par ces termes le passage de la conception d’un individu « abstrait », dans son rapport à la société (2007a, p. 100)24, au « dégagement d’un individu concret » (2017, p. 509). Ainsi, « les droits naturels deviennent nos "droits de l'homme". Ils s'incorporent au vocabulaire social et politique sous cette nouvelle dénomination qui implique de les regarder comme une donnée permanente de l'existence collective destinée à se prolonger dans l'ordre politique » (p. 512). Cependant, si les droits de l’homme deviennent ainsi le « principe de légitimité moderne » (p. 497-502), la transcription positive de ces droits n’est ni immédiate ni homogène. Les femmes et les enfants en sont exemplairement exclus, du moins en partie, jusqu’au début des années 1970 (p. 529), tournant de l’émancipation des « femmes et [des] jeunes, c’est-à-dire les deux catégories de personnes chez lesquelles se concentrait le résidu de contradiction entre le principe d’égale liberté et la

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implication massive de ce qui précède étant que « la pénétration progressive de ce principe de légitimité » (ibid.) dans l’ensemble des strates du fonctionnement collectif délégitime toutes les institutions qui avaient de la légitimité par elles-mêmes. Cela concerne aussi bien l’État que l’école25 ou d’autres institutions encore, mais pour M. Gauchet, c’est dans le cas de la famille que le processus est le plus spectaculaire. Elle n’est plus aujourd’hui que ce que les individus veulent en faire, « elle n’a pas de consistance institutionnelle » (p. 64).

« Troisième composante de l’autonomie, la plus massive, la plus flagrante, et la moins bien comprise, l’Histoire ou pour mieux dire l’orientation historique26 » (ibid.). Les sociétés religieuses, traditionnelles, ne veulent pas changer mais « ne peuvent pas ne pas changer » (ibid.). C’est néanmoins « le règne du passé, [...] l’obéissance à la tradition », l’idée que les règles, usages, mœurs, s’héritent et qu’il convient de « leur obéir et [de] les transmettre à ceux qui nous succèderont comme elles valaient pour ceux qui nous ont précédés » (p. 65). À l’opposé, « notre société veut changer » (p. 64). Le passage à l’autonomie engendre une « révolution dans l’orientation temporelle des sociétés. Elle disqualifie le passé et fait passer le temps qui compte du côté de l’avenir27 » (p. 65). Ce basculement temporel entraîne également un bouleversement du « rapport entre pouvoir et société » (p. 65). Dans la structuration hétéronome, le pouvoir est conçu comme cause d’un corps politique qu’il met en ordre du dessus28. « Avec l’orientation historique [...] la société [...] est première en tant que lieu du changement [...] pour la production de l’histoire [...]. Le pouvoir est second, [...] effet de la société, il n’a plus de sens qu’à la représenter » (ibid.). C’est ce que M. Gauchet appelle le « renversement libéral » (ibid.), l’idée qu’il faut protéger « la liberté privée des individus dans la société civile [...] contre les empiétements de l’État ». Il parle également de « fait libéral »29

pour décrire les conséquences de ce renversement. Ce pourquoi il y a lieu de parler de

subordination sociale de fait » (p. 555). Ce n’est qu’à partir de cette période, qui voit la « concrétisation en bonne et due forme du principe de légitimité moderne » (p. 552) que l’on peut parler de « droits fondamentaux » comme transcription positive, concrète et pour tous des « droits de l’homme ». C’est la « consécration de l’individu de droit » (p. 529), aux conséquences multiples sur lesquelles nous reviendrons.

25 Voir sur ce point le texte initialement paru en 1985, « L’École à l’école d’elle-même. Contraintes et contradictions de l’individualisme démocratique » (Gauchet, 2002, p. 109-169).

26 Voir sur ce point La condition historique (2003), soit la condition de l’homme qui est et ne peut pas ne pas être partie prenante de cette orientation historique.

27 « L’autonomie [...] est [...] fondamentalement une manière de se produire soi-même dans le temps » (Gauchet, 2008, p. 65).

28 M. Gauchet emprunte très fréquemment à L. Dumont les termes de « holisme » ou de « société holiste » pour décrire cette situation. « [Q]ui dit religion dit en dernier ressort un type bien déterminé de société, à base d’antériorité et de supériorité du principe d’ordre collectif sur la volonté des individus qu’il réunit. On aura reconnu le modèle de société que Louis Dumont appelle "holiste", en fonction du primat du tout sur la partie qui l’organise, par opposition à notre propre modèle individualiste, où la dispersion des atomes indépendants est réputée première et où l’ordre de l’ensemble est censé résulter de la libre expression des citoyens assemblés » (1985, p. 53).

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« structure libérale des sociétés modernes » (ibid.), à distinguer du « libéralisme comme idéologie » (ibid.) qui est une proposition de moyens de gérer le renversement libéral.

Problème : ces trois rouages peuvent être aussi féconds qu’autodestructeurs pour l’autonomie humaine. L’ « État permet la maîtrise de la communauté politique » (p. 66) mais il peut aussi l’écraser. « Le droit des individus permet la liberté mais il peut aussi jouer contre la collectivité » (ibid.). L’Histoire30, « c’est la liberté dans son sens le plus fort puisque c’est ce au travers de quoi nous faisons notre propre monde concrètement » (ibid.) mais il est aussi possible d’ignorer l’histoire que l’on fait, d’en être dépossédé, ce qui contredit l’autonomie. Une synthèse « approximative et très provisoire » (ibid.) de ces trois éléments se serait trouvée entre 1945 et 1975, mais un « triple approfondissement du politique, du droit et de l’orientation historique » (ibid.) l’aurait aujourd’hui remise en cause, l’activité économique prenant parallèlement une place proéminente, ce que montre Le nouveau monde (2017)31.

L’une des conséquences majeures de cet approfondissement est « l’achèvement du processus de détraditionnalisation » (2008, p. 68). Celui-ci était déjà acquis sur le principe depuis les Lumières, « où l’on commence à remettre en question le stock de préjugés et des coutumes dont on ne voit pas pourquoi on continuerait à les suivre » (ibid.), il avait déjà produit quelques effets significatifs, mais restait largement inachevé quant à ses implications concrètes. Jusqu’à peu, « la part de tradition effectuante demeurait une dimension essentielle de nos sociétés. On suivait la tradition sans la révérer. Ce n’est plus le cas. Nous ne reposons plus sur aucun socle de passé faisant autorité » (p. 69). Cela ne signifie aucunement que l’influence du passé disparaît ou que les hommes ne font plus l’histoire, mais qu’il n’est pas de modèle évident à reproduire et que l’orientation historique semble se disperser en une nuée d’initiatives sans cohérence perceptible. S’ajoute à cela une mutation invisible du politique, qui le fait « passer du côté de l’infrastructure » (ibid.). Il ne se présente plus comme une « superstructure [...] qui commande d’en haut » (ibid.), visible et se donnant ostensiblement à voir. Or, si « le politique n’est plus dans notre monde ce qui commande par en haut, il est devenu ce qui soutient par en bas. Il est la véritable infrastructure fonctionnelle et symbolique de nos sociétés » (ibid.), d’où le danger que constituerait « l’illusion de pouvoir nous en passer. » (ibid.)

Ce qui en revanche serait clairement perçu, c’est le « vecteur du droit, sous ses deux aspects, sociologique et politique » (ibid.). Le premier aspect concerne l’advenue d’une société des individus, d’un individualisme qu’il faut se garder selon M. Gauchet d’envisager comme un phénomène moral ou mentalitaire, sous peine de mécompréhensions lourdes de

30 M. Gauchet fait ici référence à Hegel.

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conséquences. Le second aspect, est « l’avènement d’une nouvelle démocratie en fonction du même facteur juridique [...] : la démocratie des Droits de l’homme. [...] Entendons sous cette dénomination la démocratie qui se remet à l’école de ses fondements : la liberté et l’égalité des individus » (p. 70). Cette démocratie des Droits de l’homme permettrait une « garantie des libertés personnelles et [de] leur traduction sous forme de droits positifs » (ibid.) qui constitue un indéniable progrès, mais serait aussi grosse de problématiques nouvelles. La plus massive serait qu’elle est une « démocratie contre elle-même parce que [...] sans l’Histoire et contre le politique, et de ce fait [...] menacée d’ineffectivité » (ibid.). Un risque important est que l’idéal de l’autonomie se dissolve dans des « sociétés [...] d’individus et de capitaux de nulle part dans le temps et dans l’espace » (ibid.). Un autre péril qui n’est pas moindre est que ce type de démocratie peut amener à percevoir « la liberté des personnes comme contradictoire avec le pouvoir dans son principe le plus général, alors que celui-ci en est l’instrument nécessaire » (p. 71). D’où une volonté qu’identifie M. Gauchet de la part des individus de « s’accomplir en se retirant de l’histoire se faisant et en s’abstrayant [...] d’un cadre d’exercice politique » (ibid.), volonté vaine car « on ne se débarrasse à volonté ni de l’histoire ni du politique » (ibid.).

Ce que M. Gauchet appelle le politique, à bien distinguer de la politique32, revêt un sens spécifique et lourd de conséquences pour le reste de ses analyses et pour leur mobilisation pour penser quelque élément du monde contemporain et pour comprendre ce qu’il appelle une « philosophie politique comme philosophie du politique »33 (p. 537). Le politique

« ne relève pas proprement de ce qui définit l’ordre d’une communauté humaine, mais de ce qui lui permet d’exister – et de ce qui permet à des hommes de se constituer comme hommes à l’intérieur de cette communauté. [L]’enjeu du politique est transcendantal. [Il]est ce qui structure les communautés humaines en dernier ressort ; il est ce qui les fait tenir ensemble. Sauf que cela n’implique pas qu’il commande leur architecture ou qu’il dicte leur juste manière d’être. » (p. 552) Le politique n’est ni organique ni artificiel ou contractuel (p. 554-555). D’une part, « les individus sont toujours déjà liés ; la communauté dans laquelle ils s’inscrivent existe

32 « Je propose de réserver le politique à la désignation de l’essence politique de l’ensemble des sociétés humaines et de garder la politique pour désigner la spécificité de la politique démocratique, avec sa différenciation caractéristique d’un secteur à part des autres activités sociales, axé sur la formation et le contrôle des gouvernements. Nous pouvons dire dès lors : la politique est le visage que prend le politique dans notre société. » (Gauchet, 2005, p. 532)

33 En ce sens, on comprend que la « philosophie politique de l’éducation » dont se réclament M.-C. Blais, M. Gauchet et D. Ottavi n’est aucunement manière de faire ce que H. Arendt (1961/1972) dénonçait, c’est-à-dire faire

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