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Qu’est-ce qu’un “bon” mod`ele ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 37-42)

2.4.1 Utilit´e

Le mod`ele ´etant un outil construit pour atteindre une fin, un bon mod`ele est un mod`ele utile, c’est-`a-dire qu’il permet de satisfaire l’objectif du mod´elisateur. En tant qu’outil de recherche, le mod`ele doit permettre de g´en´erer de la connaissance. Si le but

´etait de valider une hypoth`ese, le mod`ele a dˆu valider ou invalider cette hypoth`ese. En ce sens, un bon mod`ele devient inutile au terme du travail de mod´elisation, ayant rempli son objectif [Grimm, 1999]. L’utilit´e d’un mod`ele d´epend d’autres variables, comme son coˆut d’exploitation [Edmonds, 2005b], sa lisibilit´e ou sa manipulabilit´e.

2.4. QU’EST-CE QU’UN “BON” MOD `ELE ? 27 2.4.2 L’exception des mod`eles analogiques

Dans le cadre de simulations sociales, on cherche `a d´ecrire et expliquer un ph´enom`ene social. On op`ere bien un travail de comparaison entre ce que l’on observe dans le mod`ele et ce que l’on observe sur le terrain. La question pos´ee au mod`ele est donc classique en mod´elisation : “ma th´eorie sur le ph´enom`ene est-elle plausible ?”. Notons que ce retour au terrain peut ˆetre qualitatif, tel que l’existence d’un ´equilibre ou d’un effet de seuil. Le mod`ele de Thomas Schelling ne vise pas `a d´ecrire la dynamique de segr´egation dans une ville r´eelle pendant une p´eriode d´etermin´ee ; mais il permet bien un retour

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a la r´ealit´e, en fournissant une explication plausible d’un ph´enom`ene - la cr´eation de ghettos - observ´e dans les populations r´eelles.

Pourtant, parmi les nombreux mod`eles multi-agents explor´es et publi´es, certains violent la quasi-totalit´e des bonnes r`egles de mod´elisation qui nous avons list´ees plus haut. Le mod`ele ne repose pas sur des donn´ees de terrain. Il utilise des r`egles d’interaction stylis´ees, associ´ees `a de nombreuses hypoth`eses non v´erifi´ees et souvent inv´erifiables. L’objet mod´elis´e lui-mˆeme manque de clart´e, ce qui est in´evitable dans le sens o`u l’on ne d´efinit pas de mesure d’un ph´enom`ene r´eel. Le mod`ele n’est finalement pas rapport´e au terrain, ni quantitativement, ni qualitativement.

De tels mod`eles correspondent `a la d´efinition d’un mod`ele analogique ´enonc´ee par Bruce Edmonds [Edmonds, 2005b]. Il n’existe pas d’autre test pour un mod`ele analo-gique que son utilit´e pourr´efl´echir sur le syst`eme r´eel. Il est donc n´ecessaire qu’il existe unecertaine correspondance avec le syst`eme r´eel, mˆeme si ce lien peut ˆetre complexe et faiblement d´efini. En quelque sorte, un mod`ele analogique est une forme d’exp´erience de pens´ee. Eintein, supposant l’existence d’un train infiniment long roulant `a la vitesse de la lumi`ere, ne pr´etendait pas d´ecrire un ph´enom`ene r´eel ni une exp´erience r´ealisable.

Toutefois, cette exp´erience de pens´ee permet d’inf´erer des conclusions, des principes de fonctionnement qui constituent un pas vers le d´eveloppement d’un mod`ele descriptif ou explicatif.

De nombreux mod`eles bas´es agents se situent `a mi-chemin du continuum entre mod`ele fortement coupl´e au terrain et mod`ele purement analogique. Dans la simplification inh´erente au processus de mod´elisation, le contact avec le terrain, et l’introduction de facteurs non v´erifiables dans le mod`ele, sont quasiment in´evitable [Edmonds, 2005b].

Certains mod`eles s’inspirent de th´eories d’interaction plausibles pour examiner les dy-namiques possibles du syst`eme. Dans ce cas, le lien avec le terrain existe d’une fa¸con tr`es qualitative ; la valeur du mod`ele provient du r´ealisme des interactions repr´esent´ees dans le mod`ele. Nous serons notamment amen´es `a critiquer la vision purement ´epid´emique de la propagation d’informations dans une population.

Il est important de souligner que l’on ne peut pas tirer de conclusion certaine `a l’aide d’un mod`ele analogique. Le mod`ele analogique est, et doit rester, un outil qui a permis au mod´elisateur de r´efl´echir, sans ambition de r´ealisme. Une discussion r´ecente sur un mod`ele analogique illustre ce danger. Dans le cadre du projet IMAGE, un mod`ele

de dynamique d’opinions a ´et´e d´evelopp´e [Deffuant, 2001]. Ce mod`ele a ´et´e coupl´e fortement au terrain, impliquant un travail de collecte de donn´ees et de validation cons´equent. Toutefois, afin d’analyser la dynamique g´en´erale de ce mod`ele, une version simplifi´ee en a ´et´e pr´esent´ee [Deffuantet al., 2002]. Des observateurs ext´erieurs se sont int´eress´es `a cette publication, et ont critiqu´e sa simplicit´e excessive [von Randow, 2003].

Mais, comme l’a r´epondu l’auteur [Deffuantet al., 2003b]), ce mod`ele stylis´e n’avait pas pr´etention `a donner des informations sur la dynamique r´eelle. Il s’agissait `a proprement parler d’un mod`ele analogique. Cette discussion souligne le risque inh´erent `a l’ambigu¨ıt´e des mod`eles analogiques, qui doivent ˆetre pr´esent´es en tant que tels (ce qui ´etait le cas ici), et ne doivent pas ˆetre sur-estim´es par le lecteur. Nous verrons, notamment dans le cas des r´eseaux sociaux (chapitre 8) que des mod`eles analogiques ont ´et´e r´eutilis´es `a tort comme mod`eles descriptifs.

2.4.3 Validation du mod`ele sur les donn´ees collectives

L’´etape de validation vise `a comparer les r´esultats de simulation avec les donn´ees de terrain. Notons que ce processus repose sur les donn´ees s´electionn´ees lors de l’´etape de collecte et de s´election des donn´ees (2.3.2) ; la qualit´e de la validation d´epend donc d’une s´election judicieuse de ces donn´ees. La validation d’un mod`ele multi-agents est souvent comprise comme la validation de la dynamique collective ´emergeant des interactions locales (par exemple, la courbe d’adoption d’innovations en “S”). Cette validation peut ˆetre quantitative, auquel cas on pourra quantifier rigoureusement l’´ecart entre la courbe g´en´er´ee par le mod`ele et la courbe mesur´ee sur le terrain. Toutefois, cette validation purement quantitative atteint rapidement ses limites. D’une part, parce qu’un mod`ele se voulant une simplication du ph´enom`ene r´eel, on ne doit pas en attendre une pr´ecision importante. Des param`etres influen¸cant un cas particulier de diffusion ne seront na-turellement pas pris en compte. Par exemple, la diffusion des t´el´evisions pr´esent´ee en figure 3.2 (page 42) connait un plateau pendant la Seconde Guerre Mondiale, facteur qui ne sera pas pris en compte dans les mod`eles. D’autre part, parce que n’importe quel mod`ele contenant un nombre suffisant de param`etres est potentiellement susceptible de reproduire n’importe quelle courbe. C’est pourquoi les moyens de validation sont

´etendus `a d’autres crit`eres plus ou moins objectifs.

On v´erifie notamment la plausibilit´e d’un mod`ele par la plausibilit´e de sa dynamique dans son espace de param`etres. Un mod`ele peut reproduire parfaitement un cas donn´e de diffusion, mais pr´esenter une dynamique incoh´erente qui prouve son manque de r´ealisme. La dynamique collective est elle-mˆeme compar´ee de fa¸con qualitative avec la r´ealit´e, `a l’instar du mod`ele de Schelling qui semble plausible par l’apparition qualitative d’un ph´enom`ene de propagation.

2.4.4 Plausibilit´e des processus locaux

Le principe de la mod´elisation bas´ee agents ´etant de reproduire une dynamique collective en d´efinissant des interactions locales, la question se pose in´evitablement de la plausibilit´e de ces m´ecanismes g´en´erateurs. Supposons l’existence de deux mod`eles A

2.4. QU’EST-CE QU’UN “BON” MOD `ELE ? 29 et B, exhibant tous deux les comportements collectifs attendus. Si le mod`ele A est ancr´e dans des observations de terrain et des th´eories ´eprouv´ees, tandis que le mod`ele B est un ensemble d’hypoth`eses non v´erifi´ees et non ´equivalentes `a A, lequel consid`ererons-nous comme le meilleur ? Plus g´en´eralement, si consid`ererons-nous avons construit un mod`ele B dont le comportement nous satisfait, comment savoir s’il n’existe pas une infinit´e de mod`eles plus r´ealistes que le nˆotre ?

Dans le cas de la diffusion d’innovations, la courbe d’adoption en “S” constitue le crit`ere qualitatif de validation ´enonc´e dans tous les mod`eles de diffusion d’innova-tion. Toutefois, une grande classe de mod`eles, et notamment n’importe quel m´ecanisme

´epid´emique, sont susceptibles de g´en´erer une telle courbe. L’´evaluation du mod`ele doit alors porter sur la plausibilit´e des m´ecanismes g´en´erateurs, ainsi que sur l’utilit´e du mod`ele. Si le mod`ele ne contient pas les variables d´ecisionnelles, ni les variables expli-catives identifi´ees dans la litt´erature, son utilit´e et sa port´ee sont s´ev`erement r´eduits.

2.4.5 Les compromis

Le processus de mod´elisation est un compromis subjectif entre plusieurs crit`eres contradictoires. Parmi d’autres, on peut relever les compromis simplicit´e/descriptivit´e et g´en´eralit´e/sp´ecificit´e [Edmonds, 2005b].

Le compromis simplicit´e/descriptivit´e

Un mod`ele est par d´efinition une simplification du monde ; il doit ˆetre plus simple que le syst`eme r´eel (principe de non-identit´e [Legay, 1973]). Cela a ´et´e codifi´e comme le principe KISS : “Keep It Simple, Stupid !”. Plus un mod`ele est complexe, moins il est manipulable. Ensuite, parce qu’il faut par principe ´eviter de complexifier un mod`ele qui ne correspond pas `a la r´ealit´e en ajoutant un param`etre pour le rendre valide, mais plutˆot r´e´evaluer le mod`ele de base (tant, bien sˆur, que ce mod`ele de base peut correspondre `a la r´ealit´e) [Deffuantet al., 2003b]. Par ailleurs, l’ajout d’un pa-ram`etre n´ecessite une collecte d’information et un temps de simulation suppl´ementaire.

Ce principe rejoint les conseils sur le processus de mod´elisation en ´ecologie : n’ajouter de param`etre que si ce param`etre permet d’am´eliorer les r´esultats (en terme de pouvoir descriptif, en pr´ecision, etc.).

Ce principe de simplicit´e n’est pas totalement rationnel ni objectif. Lorsqu’Einstein d´eveloppait la th´eorie de la relativit´e g´en´erale, il explorait les ´equations dans une re-cherche de beaut´e [Hoffmann, 1985]. Dans un article pr´esentant une th´eorie unifica-trice des forces physiques de l’univers, Lisi ´ecrivait r´ecemment : “Bien qu’il puisse ˆetre int´eressant de consid´erer que l’univers puisse ˆetre une instanciation de toutes les math´ematiques, il existe un principe classique pour restreindre les possibilit´es : les math´ematiques de l’univers doivent ˆetre simples” [Lisi, 2007]. Dans ce cas, la recherche de simplicit´e est motiv´ee par la conviction que le syst`eme r´eel est gouvern´e par des r`egles simples. La simplicit´e est, d’un point de vue ´epist´emologique, au coeur de l’approche multi-agents. C’est pr´ecis´ement l’une des forces de l’approche agents de pouvoir d´ecrire

des comportements complexes `a l’aide de r`egles simples. Toutefois, cette recherche de simplicit´e ne doit pas ˆetre ´erig´ee en dogme aux d´epends de la descriptivit´e du mod`ele.

C’est particuli`erement vrai dans les ph´enom`enes sociaux, dans lesquels l’h´et´erog´en´eit´e des individus, la diversit´e des canaux de communication, le nombre de facteurs entrant en jeu est ´elev´e. Quand l’objectif n’est pas d’´etudier de fa¸con abstraite l’´emergence de ces ph´enom`enes complexes sur des r`egles simples (soci´et´es artificielles), mais que l’on d´esire lier fortement le mod`ele au terrain, la complexit´e devient parfois n´ecessaire. C’est l’essence du principe KIDS, “Keep it Descriptive, Stupid !”, qui compl`ete KISS [Edmonds et Moss, 2005]. La mod´elisation de ph´enom`enes m´et´eorologiques en est un bon exemple. Ces mod`eles peuvent difficilement ˆetre dits simples ; ils font intervenir de tr`es nombreux param`etres, qui n´ecessitent une collecte de donn´ees coˆuteuse (stations m´et´eo r´eparties sur tous les continents pour les donn´ees au sol, ballons-sondes pour la basse altitude, satellites d’observation) et les supercalculateurs les plus puissants. Cependant, cette complexit´e est n´ecessaire, car elle refl`ete la complexit´e r´eelle du processus. On peut r´esumer cette discussion par un mot d’Albert Einstein : ”Make your theory as simple as possible, but no simpler”.

Le compromis g´en´eralit´e/sp´ecificit´e

Un mod`ele g´en´erique d´ecrit, explique et pr´edit l’´evolution d’un ph´enom`ene dans un grand nombre de cas. En diffusion d’innovations, un mod`ele g´en´erique d´ecrit la diffu-sion d’une innovation en g´en´eral (sous-entendu, de n’importe quelle innovation). Un mod`ele sp´ecifique d´ecrit une instance de diffusion d’innovations - par exemple, la dif-fusion de la t´el´evision au Niger. Malheureusement, les ph´enom`enes sociaux sont trop riches pour ˆetre captur´es par un petit nombre de variables et r`egles. Dans un mod`ele g´en´erique, on ne retiendra que les variables qui interviennent dans tous les cas de diffusion. In´evitablement, lors de l’application `a un cas de diffusion pr´ecis, certaines variables propres au cas de terrain manqueront, limitant la descriptivit´e du mod`ele.

Par exemple, dans la diffusion de la t´el´evision au Niger, l’´electrification des villages isol´es par g´en´erateurs ou panneaux solaires est un facteur essentiel de la diffusion [Bourgault, 1995]. Au contraire, un mod`ele tr`es sp´ecifique aura d´elimit´e une fronti`ere propre `a son cas applicatif, et ne pourra pas capturer une autre diffusion d’innovation.

Les mod`eles bas´es agents les plus simples et les plus g´en´eraux sont les mod`eles analo-giques, qui ne peuvent par contre pas ˆetre appliqu´es au terrain sans ˆetre complexifi´es.

La question sous-jacente au choix du mod´elisateur dans ce continuum g´en´eralit´e/sp´ecificit´e est l’utilit´e du mod`ele, li´ee `a la question pos´ee au mod`ele. Si le but est de comprendre un cas particulier, un mod`ele sp´ecifique sera pertinent. Si la question est de mieux comprendre la diffusion d’innovations, un mod`ele sp´ecifique ne r´esumera pas suffisamment les cas de diffusion. Notons que la politique de validation du mod`ele d´ependra du choix fait `a ce niveau. G´en´erique, il devra ˆetre capable de s’appliquer `a diff´erents cas de diffusion. On le validera davantage sur sa port´ee que sur la pr´ecision de chaque cas. Sp´ecifique, il devra reproduire la dynamique pr´ecise du

2.5. NOTRE APPROCHE DE MOD ´ELISATION 31

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