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Les herméneutiques de Gadamer et Ricœur décrivent l’expérience humaine du sens et de la compréhension à partir de l’appartenance fondamentale de l’homme au langage. Nous avons vu au chapitre précédent que cette expérience langagière du sens était animée par les tensions irrémédiables entre l’idéalité et l’occasionnalité, le propre et l’étranger, le même et l’autre. Les travaux de Gadamer et Ricœur donnent à penser que le langage et le sens vivent précisément de ces tensions dialectiques. La thèse qui sous-tend cette conception est que l’exploration et l’appropriation du sens implique un travail langagier sans fin Ŕ puisque constamment à reprendre Ŕ visant à dépasser la sclérose ou la mort du sens dans des formes langagières figées ou devenues muettes. Ce que nous appelons ici la puissance créatrice du langage désigne ce que les herméneutiques de Gadamer et Ricœur conçoivent comme le principal moteur de cette exploration et énonciation du sens, à savoir la capacité poétique du langage à l’innovation sémantique. Afin de saisir exactement comment s’exerce cette capacité essentielle du langage, nous examinerons d’abord les conceptions gadamérienne et ricœurienne de la métaphore et de la poésie qui jouent un rôle central dans l’intelligence herméneutique du langage et du sens. Nous insisterons ensuite sur l’apport original de la théorie ricœurienne du récit en tant que mise en forme langagière de notre expérience temporelle. En terminant, nous défendrons la thèse que les herméneutiques de Gadamer et Ricœur nous mettent sur la voie d’une conception originale de l’imagination comme reposant fondamentalement sur cette puissance créatrice du langage.

1) La métaphore

Que la métaphore et la poésie jouent un rôle important dans la conception herméneutique du langage et du sens, cela ressort très clairement des œuvres de Gadamer et surtout de Ricœur qui y a consacré tout un livre. Le réflexe le plus naturel, et qui n’est pas sans fondement, serait sans doute d’y voir un héritage direct de la pensée de Heidegger, plus précisément de ses travaux plus tardifs prenant pour compagnons de route des poètes comme Hölderlin ou Trakl. Cependant, il conviendrait davantage d’affirmer que la pensée de Heidegger a surtout contribué à faire apparaître la nécessité d’une réflexion philosophique sur la poésie et le langage métaphorique. En fait, il est vraisemblable que ce soit plutôt par méfiance ou du moins par insatisfaction face à l’écriture résolument poétique de certains textes du dernier Heidegger Ŕ que l’on pense par exemple à un texte comme « L’expérience de la pensée » (1947)1 Ŕ, que nos deux herméneutes entreprirent la recherche d’une autre intelligence du langage poétique dans ses rapports avec la pensée philosophique. L’intérêt commun de Gadamer et Ricœur pour le discours poétique concerne d’abord le rôle fondamental de la métaphore dans la vie du langage et dans la création de nouveaux sens permettant de déplacer ou de repousser les horizons du langage. Jamais ils ne manifestent comme Heidegger la volonté d’explorer un mode plus poétique et original de pensée qui leur permettrait d’échapper à un style d’écriture philosophique trop marqué par la métaphysique occidentale, l’onto-théologie, ou l’approche transcendantale. Les deux herméneutes s’efforcent plutôt de combattre la réduction de la métaphore à une simple figure rhétorique visant seulement à embellir le discours. La métaphore n’est pas qu’un usage poétique dérivé ou second du langage,

détournant le sens propre des mots vers un sens figuré. Elle est au contraire au fondement de nos langues. C’est ce que Gadamer appelle, dans Vérité et méthode, la « métaphoricité fondamentale du langage » ou la « métaphorique essentielle du langage » (die grundsätzliche Metaphorik der Sprache)2. Il désigne, par cette expression, l’origine ou l’essence métaphorique du langage manifeste dans la capacité essentielle du langage à créer, renouveler et enrichir le langage quotidien et le langage conceptuel grâce au travail de la métaphore. Les herméneutiques de Gadamer et Ricœur tentent à la fois de dégager cette métaphoricité essentielle du langage des multiples recouvrements logiques, rhétoriques, voire métaphysiques, qui traditionnellement cherchèrent à contenir la métaphore dans un cadre étroit ou dans une fonction secondaire, mais aussi d’éviter le danger contraire d’une réduction de la pensée conceptuelle et spéculative au discours poétique. Contre le risque d’une confusion du poétique et du philosophique, de la métaphore et du concept, Gadamer et Ricœur cherchent à préserver une saine distance qui éviterait l’absorption de l’un par l’autre et permettrait néanmoins de penser une relation dynamique entre les deux pôles.

Il s’agit donc, en un premier temps, de redonner à la métaphore toute l’importance qui lui revient dans la vie conjointe du langage et du sens. Cela signifie repenser la métaphore dans son rôle essentiel. C’est un tel travail qui se trouve esquissé dans la section consacrée au langage et à la conceptualisation dans la troisième partie de Vérité et méthode. L’intention déclarée de Gadamer dans cette section est de mettre au jour, contre l’intelligence purement logicienne d’une langue parfaitement réglée selon l’ordre des essences, le « caractère événementiel de la langue » (Geschehenscharakter der Sprache)

2 Cf. VM, pp. 453-4 [433-4]. Sur ce thème, voir notamment le commentaire de Guy Deniau. Cognitio