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Trois modèles pour penser le langage

5) Une conception dialectique du sens

L’examen des trois modèles du langage nous pousse à réviser l’opposition apparente qui se dessinait, en conclusion du chapitre précédent, entre l’insistance de Ricœur sur l’idéalité du sens et celle de Gadamer sur sa dimension occasionnelle. L’opposition semblait découler du privilège respectivement accordé au modèle du texte chez Ricœur et à celui du dialogue chez Gadamer. Or, l’étude détaillée des trois modèles de l’herméneutique nous force à revoir ce jugement trop approximatif. Nous devons donc à nouveau résister à une lecture dichotomique des herméneutiques de Gadamer et Ricœur, dont on trouve un exemple dans le texte de Gary E. Aylesworth intitulé « Dialogue, Text, Narrrative : Confronting Gadamer and Ricœur »77. Selon Aylesworth, les œuvres de Gadamer et Ricœur proposent des paradigmes bien distincts pour l’herméneutique, menant à des conceptions divergentes de la notion de texte : « Where Gadamer develops a dialogical model of interpretation, in which the text is a "thou" with whom we are engaged in conversation, Ricœur insists upon the reflexive distance of the

77 Cf. Gary E. Aylesworth. « Dialogue, Text, Narrative : Confronting Gadamer and Ricœur », in Hugh J. Silverman (ed.). Gadamer and Hermeneutics, New York/London, Routledge, 1991, pp. 63-81.

text as a linguistic object78 ». Toute la lecture d’Aylesworth suit cette ligne directrice en creusant systématiquement l’écart entre les deux paradigmes. Cette lecture, dont certains fondements textuels sont valides, ne tient pas assez compte de toute la complexité des rapports de Gadamer et Ricœur aux modèles du dialogue et du texte telle que nous avons cherché à les présenter. Elle ne tient pas non plus compte des essais tardifs de Ricœur sur la traduction, postérieurs au texte de G. E. Aylesworth, qui ont ouvert un nouvel espace de comparaison et de dialogue entre les deux œuvres. Nous avons vu que Ricœur y présentait une dimension dialogique souvent associée de façon quasi-exclusive à Gadamer.

Contre la lecture de type dichotomique et conformément à l’orientation générale de notre recherche, nous souhaitons mettre en pratique une lecture qui se nourrit du dialogue et de la tension entre les deux œuvres. Ce faisant, nous défendons la thèse que les trois modèles langagiers de l’herméneutique mènent à une conception dialectique du langage et du sens. Cette lecture trouve un prédécesseur et un allié chez Leonard Lawlor qui plaide, dans son article en réponse au texte de Aylesworth, « The Dialectical Unity of Hermeneutics : On Ricœur and Gadamer »79, pour une lecture moins dichotomique et plus dialectique des herméneutiques de Gadamer et Ricœur. Bien que notre lecture ne corresponde pas parfaitement à celle Lawlor dans tous ses détails, elle poursuit bel et bien la même visée qui est celle de rapprocher les œuvres de Gadamer et Ricœur afin de faire ressortir la tension dialectique qui anime la vie du langage et du sens telle que décrite par

78 Ibid., p. 63.

79 Cf. Leonard Lawlor. « The Dialectical Unity of Hermeneutics : On Ricœur and Gadamer », in Hugh J. Silverman (ed.). Gadamer and Hermeneutics, New York/London, Routledge, 1991, pp. 82-90.

l’herméneutique. Avec Lawlor, nous soutenons que ce qui rassemble les herméneutiques de Gadamer et Ricœur, c’est la nature dialectique du langage et du sens80.

Un des principaux apports de l’analyse des trois modèles est de permettre de dépasser l’opposition apparente entre l’idéalité du sens chez Ricœur et sa dimension occasionnelle chez Gadamer. La conception herméneutique du langage qui ressort des herméneutiques de Gadamer et Ricœur pense en fait la vie du sens comme s’inscrivant dans une tension irrémédiable entre l’idéalité et l’occasionnalité. La mise en relation des modèles du dialogue et du texte permet précisément de faire ressortir les deux aspects à l’œuvre dans le langage. En accordant une primauté au modèle du dialogue et en insistant sur le jeu des questions et réponses constitutif du contexte de motivation de tout énoncé, Gadamer met effectivement l’accent sur la dimension occasionnelle et contextuelle à l’œuvre dans le langage, contre l’abstraction sur laquelle repose la logique des énoncés. Mais il ne s’agit jamais, pour Gadamer, de nier toute idéalité à la langue. Au contraire, nous avons vu au chapitre précédent qu’une langue dans laquelle la tendance à l’individualisation exclurait toute conventionalité serait totalement inopérante et prendrait les allures d’un langage privé. De façon analogue, le sens qui anime tout discours n’est jamais purement occasionnel et contextuel, au point d’oblitérer toute idéalité. En fait, il se déploie toujours dans nos discours dans une tension plus ou moins grande entre l’occasionnalité et l’idéalité. Si l’herméneutique découvre surtout l’idéalité de la langue à partir du modèle du texte, cette idéalité n’était pas moins à l’œuvre de façon plus

80 Notre lecture trouve également un appui chez Nicholas Davey qui a bien repéré chez Gadamer la présence d’une tension dialectique dans la vie du langage et du sens. Davey soutient notamment : « Philosophical hermeneutics refuses to transcend language by absolutizing one aspect of its dialectical

vitality as an overriding philosophical principle. To be sure, the living inhabited realm of linguistic meaning, which philosophical hermeneutics defends, has a centripetal impetus toward identity but that impetus is always vulnerable to the centrifugal impetus toward difference and negation ». N. Davey. Unquiet Understanding. Gadamer’s Philosophical Hermeneutics, Albany, SUNY Press, 2006, p. 142.

implicite dans le dialogue, car elle est une condition de possibilité de l’échange entre les interlocuteurs.

C’est le grand mérite des travaux de Ricœur que d’avoir insisté sur l’idéalité du sens intimement liée au travail d’écriture, mais cet aspect n’est pas étranger à l’auteur de Vérité et méthode qui voit dans l’écriture la réalisation de la véritable « spiritualité » du langage. Gadamer et Ricœur s’accordent donc pour reconnaître au texte une autonomie sémantique qui découle de la distanciation que l’écriture opère entre le dire et le dit, entre l’événement de discours et le sens du discours. L’étude du modèle du texte fait voir non seulement l’idéalité du sens, mais aussi la structuration du sens inhérente à tout discours et qui se prête au travail d’explication. Cependant, pour Gadamer et Ricœur, la dynamique du texte ne trouve pas son accomplissement ultime dans ce moment de distanciation et dans le travail d’explication. Le texte ne s’accomplit que dans l’acte de lecture en tant qu’effort d’appropriation du sens, qui retrouve l’événement de discours animant le texte et qui fait sien un sens d’abord étranger. L’acte de lecture doit à chaque fois rétablir la communication vivante, là où la fixation à l’écrit a transformé le discours en lettre morte. C’est cette communication avec le texte que, selon nous, Gadamer décrit légitimement comme un dialogue, en dépit des réserves formulées par Ricœur. En fait, notre étude révèle que Gadamer était bien conscient des différences entre le dialogue de vive voix et la lecture d’un texte sur lesquelles Ricœur mettra l’accent, mais que ces différences ne paraissaient pas à ses yeux interdire l’idée d’un dialogue avec le texte. Bien au contraire, ce n’est que dans le dialogue avec le texte que l’acte de lecture atteint son véritable accomplissement. La tâche du lecteur est de retrouver la vie du langage et l’événement de parole derrière ce que Gadamer désigne comme l’« auto-aliénation » du

langage dans l’écriture. Lire un texte signifie entrer dans le jeu des questions et réponses qui le motivent.

Le modèle de la traduction prolonge et précise cette réflexion herméneutique sur la tension dialectique qui anime la vie du sens. La traduction est essentiellement pour l’herméneutique une illustration du travail interprétatif d’appropriation d’un sens étranger. Les thèses de Gadamer et Ricœur nous incitent à penser la traduction selon une double tension entre le propre et l’étranger, ainsi qu’entre le même et l’autre. D’une part, le traducteur effectue un travail d’appropriation visant à rendre familier ce qui se présente d’abord sous une forme étrangère. D’autre part, la traduction est une tentative pour reformuler un même sens dans un autre langage. L’expérience de la traduction et de ses limites illustre clairement la tension entre l’idéalité du sens et la dimension occasionnelle et contextuelle constitutive de tout discours. L’herméneute rencontre l’idéalité du sens dans la possibilité de traduire un même sens dans un autre idiome ou dans un autre langage. Mais l’expérience de cette possibilité s’accompagne toujours de celle du labeur et de l’imperfection de toute traduction. Nous avons vu avec Ricœur qu’il n’existait pas de tiers texte fournissant les critères absolus d’une bonne traduction et que chaque langue possédait sa logique interne et un réseau particulier de connotations. Malgré la traductibilité de principe de tout sens, le traducteur fait inévitablement l’expérience de l’impossibilité de tout traduire parfaitement dans la langue d’accueil. Il comprend que le sens idéal d’un discours s’inscrit toujours dans une langue particulière et s’articule toujours avec la dimension occasionnelle et contextuelle du discours. C’est pourquoi le traducteur qui s’efforce de préserver le sens d’un discours doit tenir compte des

spécificités de la langue d’accueil et, dès lors, reconstruire en quelque sorte le discours dans cette nouvelle langue.

Il importe ici de souligner l’horizon dialogique sur lequel s’achèvent les travaux de Ricœur sur la traduction, qui nous permettent de rapprocher l’herméneutique de Ricœur de celle de Gadamer. Comme nous l’avons relevé plus haut, le deuil de la traduction absolue signifie pour Ricœur que toute traduction s’inscrit dans la tension irréductible entre le propre et l’étranger. L’absence de critères absolus implique l’impossibilité d’établir une traduction ultime ou définitive qui rendrait vaine toute proposition d’une traduction nouvelle et donc d’une interprétation différente. La traduction est d’abord et avant tout un dialogue entre le propre et l’étranger. Ainsi, selon Ricœur, toute traduction surgit sur le fond d’un horizon dialogique indépassable, dans lequel se réalise la recherche d’une « hospitalité langagière » où le dire étranger peut trouver refuge dans une langue d’accueil. Mais le dialogue s’opère aussi entre les traducteurs ou les interprètes. Ricœur suggère même que, loin d’être exclusive à la traduction, cette « dialogicité » indépassable serait le propre de notre rapport au langage dans la mesure où nous ne disposons jamais d’une description complète ou exhaustive du contexte d’un discours. C’est pourquoi Ricœur soutient que nous n’avons jamais fini de nous expliquer avec les mots et avec autrui au sujet des choses. Mais n’est-ce pas reconnaître avec Gadamer que le dialogue constitue la situation herméneutique originaire et que la vie du langage et du sens est d’abord et avant tout dialogique? N’est-ce pas souligner que toute interprétation (ou traduction) s’opère dans l’horizon indépassable du dialogue avec les textes et avec autrui? Ces textes tardifs sur la traduction montrent que Ricœur s’est rapproché de manière importante de l’herméneutique de Gadamer, ce qui

nous force à réviser l’opposition tranchée entre un modèle ricœurien du texte et un modèle gadamérien du dialogue.

À la lumière des mêmes textes de Ricœur sur la traduction, il faut aussi revoir l’opposition apparente entre l’idéalité du sens chez Ricœur et l’occasionnalité du sens chez Gadamer. Notre analyse a révélé que les herméneutiques de Gadamer et Ricœur conçoivent plutôt le sens dans une tension entre l’idéalité et l’occasionnalité, ainsi qu’entre le même et l’autre. Les recherches de Ricœur sur la traduction sont aussi d’une grande importance parce qu’elles esquissent une critique de la conception husserlienne de l’idéalité du sens pour laquelle le langage joue un rôle secondaire. La réflexion sur les difficultés et les limites de la traduction pousse Ricœur à s’interroger sur l’unité du sens et du mot. L’épreuve de la traduction décrite par Ricœur réside dans le travail laborieux visant en quelque sorte à défaire cette unité pour créer une nouvelle unité comparable ou équivalente entre le sens et les mots dans la langue d’accueil. Or, se demande Ricœur, n’est-il pas erroné de penser qu’il est possible de simplement traduire le sens seul, c’est- à-dire de penser le sens indépendamment de son inscription dans une langue particulière et donc de concevoir la langue comme étant accessoire ou secondaire pour la saisie du sens? Comme il l’explique :

« Traduire le sens seul, c’est renier une acquisition de la sémiotique contemporaine, l’unité du sens et du son, du signifié et du signifiant, à l’encontre du préjugé que l’on trouve encore chez le premier Husserl : que le sens est complet dans l’acte de "conférer sens" de

Sinngebung, qui traite l’expression (Ausdruck), comme un vêtement extérieur au corps, lequel

est en vérité l’âme incorporelle du sens, de la Bedeutung81 ».

Ricœur conteste la possibilité de traduire le sens seul en critiquant l’idée husserlienne selon laquelle le sens serait complet dans l’acte de « conférer sens », qui estime que le

sens peut être visé indépendamment de tout vêtement langagier. En retour, la traduction dite littérale, travaillant au mot à mot, n’est pas non plus une solution. La tâche du traducteur est précisément de construire dans la langue d’accueil une unité du sens et du mot équivalente ou comparable à celle qui est présente dans le texte d’origine. La thèse importante qui découle de l’analyse ricœurienne, et qui est partagée par Gadamer, est que notre saisie du sens s’effectue toujours à partir de notre appartenance à une langue particulière, qui forme l’horizon de toute compréhension. Ce n’est que par abstraction que nous pensons un sens parfaitement indépendant de toute langue. C’est cette unité du sens et du mot qui rend certains textes particulièrement difficiles à traduire, notamment les poèmes. Si cette unité pose bien des difficultés au traducteur, nous verrons au prochain chapitre qu’elle est aussi le lieu où du sens nouveau peut se déployer. En poursuivant l’analyse de la relation intime entre la vie du langage et la vie du sens, nous examinerons comment la conception herméneutique du langage chez Gadamer et Ricœur voit dans la création poétique, où l’unité du mot et du sens est de la plus haute importance, le lieu par excellence de l’innovation sémantique.

Pour l’instant, nous pouvons conclure de l’étude des trois modèles langagiers que les herméneutiques de Gadamer et Ricœur proposent une conception dialectique du sens selon laquelle le sens se réalise toujours dans une tension irrémédiable entre l’idéalité et l’occasionnalité, entre le même et l’autre et entre le propre et l’étranger. Cette conception dialectique permet à l’herméneutique de penser un sens vivant et dynamique intimement lié à la vie du langage dans le dialogue, les textes et la traduction.