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Appartenance et distanciation

2) La dialectique entre appartenance et distanciation

Ce bref survol des conceptions gadamérienne et ricœurienne du langage nous place bel et bien devant des approches distinctes du langage. À plusieurs égards, elles paraîtront même opposées et inconciliables aux yeux de certains20. La principale différence qui semble opposer Gadamer et Ricœur concerne l’importance accordée aux approches plus objectivantes du langage dans le contexte d’une herméneutique. Ricœur n’accorde-t-il pas une importance considérable à des approches qui sont largement critiquées par Gadamer? Comment la conception herméneutique du langage, que nous essayons de faire ressortir pour elle-même dans le présent travail, peut-elle accueillir les contributions des approches plus objectivantes sans trahir ses thèses fondamentales sur notre appartenance première et fondamentale au langage? Comment, autrement demandé, arriver à rapprocher et articuler entre elles les conceptions de Gadamer et Ricœur? La prise en compte de l’enracinement de l’herméneutique dans la phénoménologie ne semble pas, à elle seule, offrir de solution claire. Toutefois, à la lumière de ce que nous venons de voir, il convient de se demander si, à l’instar de Husserl, l’herméneutique ne se retrouve pas elle-même confrontée à un « paradoxe du langage ». Toute réflexion sur le langage, toute tentative pour faire du langage un objet d’étude que l’on puisse tenir à une certaine distance pour le penser, ne présuppose-t-elle pas nécessairement l’ouverture

20 Nous verrons notamment que des auteurs comme Hans Ineichen et Daniel Frey proposent ce type de lecture.

préalable du langage et notre appartenance fondamentale au langage? En retour, souligner notre appartenance fondamentale au langage, comme le fait l’herméneutique, n’est-ce pas aussi déjà prendre une certaine distance par rapport à cette appartenance fondamentale en la thématisant? La question devient, par conséquent, celle de déterminer comment il convient d’articuler notre appartenance au langage et la distanciation constitutive de tout discours sur le langage? Ne trouve-t-on pas, à l’horizon de ces questions, le cercle herméneutique entre épistémologie et ontologie? Pour affronter ces questions, nous devons maintenant étudier comment la tension entre appartenance et distanciation joue un rôle central dans les œuvres de Gadamer et Ricœur et, ce faisant, dans l’élaboration d’une conception herméneutique du langage.

Comment articuler appartenance et distanciation? Quel lien établir entre les deux phénomènes? Y a-t-il une primauté ou une antériorité de l’un sur l’autre? Et si oui, en quel sens? Il s’agit, d’abord et avant tout, de termes situés dans une tension irréductible. Nous utiliserons la notion de « dialectique » pour caractériser ce rapport complexe entre appartenance et distanciation. Dialectique n’est pas à entendre ici en un sens hégélien, impliquant un processus de « sursomption » (Aufhebung), c’est-à-dire une forme de dépassement de termes opposés suivant un processus de négation déterminée. Il faut plutôt entendre ce terme au sens où l’utilise très souvent Paul Ricœur, par exemple, quand il parle d’une dialectique entre expliquer et comprendre, constitutive de tout processus complet d’interprétation. Ricœur nous éclaire sur cet usage de la notion de dialectique quand il écrit : « Par dialectique, j’entends la considération selon laquelle expliquer et comprendre ne constitueraient pas les pôles d’un rapport d’exclusion, mais

les moments relatifs d’un processus complexe qu’on peut appeler interprétation.21 » En fait, la notion de dialectique chez Ricœur sert à désigner une forme de tension irréductible entre deux pôles, impliquant un rapport de présupposition ou de renvoi constants d’un pôle à l’autre. Dialectique veut dire qu’on ne peut se résoudre à simplement exclure ou faire abstraction de l’un des deux termes, mais qu’au contraire il faut apprendre à toujours les penser ensemble.

Nous empruntons à Ricœur lui-même l’idée d’une dialectique entre appartenance et distanciation. Nous la retrouvons notamment au cœur du débat ouvert par la lecture ricœurienne de l’herméneutique de Gadamer. Aux yeux de Ricœur, le principal objectif de Gadamer est de retrouver notre expérience fondamentale d’appartenance à l’histoire et au langage, derrière les recouvrements d’une conception trop exclusivement méthodique et objectivante de la vérité et des sciences humaines. Tout l’argument de Vérité et méthode serait donc radicalement en lutte contre les différentes formes de distanciation aliénante (Verfremdung), qui affectent notre compréhension de la vérité et des sciences humaines, sous la pression du modèle dominant des sciences exactes. Les trois parties de l’œuvre se structurent autour de cette lutte : « Ce débat entre distanciation aliénante et expérience d’appartenance est poursuivi par Gadamer dans les trois sphères entre lesquelles se répartit l’expérience herméneutique : sphère esthétique, sphère historique, sphère langagière22 ». Au plan esthétique, Gadamer critique l’abstraction de la conscience esthétique, qui tend à méconnaître l’événement de vérité constitutif de l’expérience de l’œuvre d’art. L’expérience première est celle d’être interpellé ou saisi par l’œuvre d’art, qui s’impose à nous, et non pas celle d’un plaisir esthétique désintéressé. De même, au

21 TA, p. 180. 22 TA, p. 106.

plan historique, Gadamer critique les prétentions de la conscience historique à nous détacher complètement de l’efficace de l’histoire, de façon à rendre possible une connaissance scientifique parfaitement objective et désintéressée de l’histoire, en mettant en lumière comment seule l’insertion dans l’histoire et des traditions constitue la véritable condition du savoir historique et des sciences humaines en général. Finalement, la troisième partie de Vérité et méthode vise à souligner notre appartenance première et fondamentale au langage, et la proximité essentielle entre le langage et l’être, précédant toute mise à distance du langage pour en faire un objet de connaissance. Ricœur en conclut : « Ainsi une seule et même thèse court à travers les trois parties de Wahrheit und Methode23 ». Partout, il s’agit de critiquer la distanciation aliénante, pour faire ressortir notre appartenance plus fondamentale.

Or, c’est précisément cette thèse que Ricœur se propose de questionner. Toute distanciation est-elle nécessairement aliénante? N’y a-t-il pas certaines formes de distanciation qui sont également constitutives de l’expérience herméneutique? La crainte de Ricœur est que cette lutte contre la distanciation aliénante ne se transforme en une affirmation unilatérale d’une appartenance à la vérité (des œuvres d’art, des traditions et du langage) contre toute forme de distanciation méthodique et critique : « La question est alors de savoir jusqu’à quel point l’ouvrage mérite de s’appeler : Vérité ET Méthode, et s’il ne devrait pas plutôt être intitulé : Vérité OU Méthode.24 » Pour Ricœur, une telle opposition signifierait : ou bien retomber dans l’opposition heideggérienne entre ontologie et épistémologie, ou bien retourner plus loin encore à l’opposition du romantisme à l’Aufklärung. Cette dernière possibilité est envisagée dans l’article

23 TA, p. 107. 24 TA, p. 107.

« Herméneutique et critique des idéologies » (1973) dans lequel Ricœur cherche à dépasser l’opposition systématique qui semble se dessiner dans le célèbre débat entre Gadamer et Habermas. Le problème central pour Ricœur y est le suivant : « Comment est-il possible d’introduire une instance critique quelconque dans une conscience d’appartenance expressément définie par le refus de la distanciation?25 » Ou bien cela s’avère tout simplement impossible, ou bien il faut penser une position plus nuancée.

Il ne fait aucun doute que Ricœur appelle de ses vœux la formation d’une « herméneutique critique », comme cela ressort explicitement de sa tentative de médiation entre les positions de Gadamer et Habermas. Mais la possibilité de cette herméneutique critique, Ricœur la retrouve-t-il chez Gadamer lui-même? Certains textes des années 70 laissent entendre que le maître livre de Gadamer se caractérise surtout par sa dichotomie entre vérité et méthode, qu’il y aurait lieu de dépasser en développant une position critique26. Cependant, dès cette époque, Ricœur cherche à montrer comment une part de distanciation, qui ne serait pas aliénante, est déjà à l’œuvre au sein même de Vérité et méthode. En fait, plusieurs concepts-clés de l’herméneutique de Gadamer présupposeraient une certaine distance. C’est le cas, entre autres, du concept de « conscience du travail de l’histoire » (wirkungsgeschichtliches Bewuβtsein), qui joue un rôle central dans la seconde partie de Vérité et méthode. Selon Ricœur, la dialectique entre appartenance et distanciation est inhérente à ce concept, en ce sens que l’efficace de l’histoire implique à la fois la distance historique et l’impact du travail de l’histoire sur nous. Prendre conscience du travail de l’histoire, c’est découvrir l’efficace d’un passé historique lointain sur notre propre être. Une même tension entre le proche et le lointain

25 TA, p. 109.

26 Cf. « Herméneutique et critique des idéologies » (1973), in TA, pp. 367-416; « La tâche de l’herméneutique » (1975), in TA, surtout pp. 106-111.

serait présupposée dans le concept de fusion des horizons (Horizontverschmelzung), qui désigne l’événement de compréhension comme rencontre réussie entre l’horizon du passé et notre horizon présent. Mais, et cela est plus important encore pour notre propos, Ricœur perçoit la principale indication d’une telle distanciation non aliénante dans la troisième partie de Vérité et méthode, soit dans l’échange entre interlocuteurs visant une compréhension mutuelle par le dialogue, mais aussi et surtout dans l’acte de lecture. La lecture et l’interprétation des textes du passé servent ici de modèle à l’idée d’une communication à distance, c’est-à-dire d’un processus d’appropriation qui réussit à franchir la distance temporelle qui nous sépare de l’origine de ces textes. Comme le note Ricœur : « Ce qui nous fait alors communiquer dans la distance, c’est la chose du texte, qui n’appartient plus ni à son auteur ni à son lecteur.27 » Chez Gadamer, cela signifie que cette capacité à franchir la distance temporelle Ŕ qui implique certes un travail d’appropriation de la part du lecteur Ŕ est d’abord le fait de l’œuvre elle-même, que l’on dit alors être un « classique », précisément en ce qu’elle réussit toujours à interpeller de nouveaux lecteurs malgré son origine lointaine. La chose du texte jouit d’une certaine autonomie par rapport à son origine particulière, lui permettant de se détacher de cette origine et de se prêter à de nouvelles lectures et interprétations. Nous verrons l’importance de cette idée pour une éventuelle réhabilitation de la notion de distanciation en herméneutique. Seule une telle réhabilitation permettrait de dépasser la dichotomie entre vérité et méthode.

Il importe à cet égard de noter une certaine évolution dans la réception ricœurienne de Vérité et méthode, passant progressivement d’une réception plutôt critique à un accueil de plus en plus positif et favorable. Ce « tournant » se confirme dans un texte

de 1981 intitulé « Logique herméneutique? » où Ricœur entend désormais plaider, contre les détracteurs de Gadamer, pour « une lecture moins anti-méthodologique de Wahrheit und Methode » et, par conséquent, pour « donner au titre une interprétation moins disjonctive28 ». Il s’agit alors d’offrir une interprétation plus dialectique, en insistant, plus explicitement cette fois, sur la dimension critique déjà présente dans les concepts de conscience du travail de l’histoire et de fusion des horizons, de même que dans le jeu des questions et réponses qui caractérise le dialogue29. Cette nouvelle lecture de Gadamer trouvera un écho dans le troisième tome de Temps et récit (1985), dans lequel Ricœur tracera les grandes lignes d’une herméneutique de la conscience historique. Ricœur y développe notamment la notion d’un « être-affecté-par-le-passé », précisément en prenant pour guide les concepts gadamériens de conscience du travail de l’histoire et de fusion des horizons30. Or, c’est dans ce contexte que Ricœur revient sur le débat entre Gadamer et Habermas, qu’il avait déjà commenté, mais pour le qualifier désormais de « regrettable polémique31 ». Ricœur refuse la thèse du jeune Habermas selon laquelle la triple réhabilitation du préjugé, de l’autorité et de la tradition chez Gadamer mènerait essentiellement à des positions conservatrices et dogmatiques. C’est reconnaître qu’une dimension critique était déjà bel et bien présente dans Vérité et méthode. Nous y voyons l’indice d’une lecture plus conciliante à l’endroit de Gadamer, voire une indication claire d’un rapprochement important.

On trouve une explication de cette évolution de la lecture ricœurienne de Gadamer dans un article de Ricœur intitulé « Retour de Gadamer » (1996), paru dans Libération,

28 « Logique herméneutique? », in Guttorm Floistad (ed.). La philosophie contemporaine. Chroniques

nouvelles, tome 1, La Haye/Boston/Londres, Martinus Nijhoff, 1981, p. 186; texte repris dans ÉC2, p. 137.

29 Ibid., pp. 188-190; ÉC2, pp. 141-145. 30 TR3, pp. 391-414.

lors de la publication de l’édition intégrale de Vérité et méthode en français. Ricœur voit dans cette publication intégrale tardive du maître livre de Gadamer la possibilité d’une lecture renouvelée :

« Nous le lisons aujourd’hui dans un contexte qui n’est plus celui de sa conception et surtout de sa première réception. Nous pouvons aujourd’hui entreprendre une lecture débarrassée des querelles des années soixante et découvrir des richesses que les polémiques de cette époque empêchaient d’apercevoir et même que l’attitude défensive de l’auteur contribuait à dissimuler32 ».

Pour reprendre une idée gadamérienne, nous pouvons dire que la distance temporelle aurait permis à Vérité et méthode de se dégager du contexte très polémique de sa première réception, pour se prêter à de nouvelles lectures. Selon Ricœur, la première réception de Vérité et méthode en France avait reçu ce livre « essentiellement comme un livre "réactif"33 ». C’est que l’herméneutique de Gadamer paraissait alors hostile à toute idée de méthode et à tout travail d’objectivation, en plus d’être prise comme cible par le jeune Habermas et la critique des idéologies. Une lecture dégagée de ces éléments recouvrants pourrait désormais permettre de relire la seconde partie de l’opus magnum, principal objet des polémiques, à la lumière des thèses fondamentales de la première partie sur l’expérience de vérité et de la troisième partie sur le langage. Une telle relecture reconnaîtrait, dès lors, chez Gadamer, non plus une pensée « réactive », mais bien « une philosophie qui peut légitimement revendiquer une authentique universalité dans la mesure où elle fait prévaloir, dans tous les domaines d’expérience, l’assurance d’appartenance sur la prise de distance à la faveur de laquelle le regard scientifique découpe son objet34 ». En d’autres termes, la distance temporelle permettrait au lecteur d’apprécier l’importance de cette réflexion herméneutique sur notre appartenance

32 Ricœur. « Retour de Gadamer », Libération, 4 juillet 1996. 33 Idem (Ricœur souligne).

irrémédiable à l’histoire et au langage, comme condition de possibilité de toute compréhension.

Cependant, cette lecture plus généreuse de Vérité et méthode ne vient pas contredire les efforts importants de Ricœur pour reconnaître un rôle positif à la notion de distanciation en herméneutique. Aux yeux de Ricœur, la tâche d’une philosophie herméneutique est et demeure de penser l’articulation dialectique entre appartenance et distanciation. C’est cette tâche qu’il énonçait très clairement, en 1977, dans « Expliquer et comprendre » et qui caractérise l’ensemble de son herméneutique :

« Il me semble que la philosophie n’a pas seulement la tâche de rendre compte, dans un autre discours que scientifique, de la relation primordiale d’appartenance entre l’être que nous sommes et telle région d’être que telle science élabore en objet par les procédures méthodiques appropriées. Elle doit aussi être capable de rendre compte du mouvement de

distanciation par lequel cette relation d’appartenance exige la mise en objet, le traitement

objectif et objectivant des sciences et donc le mouvement par lequel explication et compréhension s’appellent sur le plan proprement épistémologique35 ».

Le défi est d’éclairer cette articulation dialectique entre appartenance et distanciation, impliquée dans tout processus de compréhension et d’explication d’un objet donné. Nous voyons dans ce programme la possibilité d’une mise en dialogue des herméneutiques de Gadamer et Ricœur, car elle nous montre comment la rencontre des deux œuvres permet d’aborder une problématique comme celle du langage. La dialectique entre appartenance et distanciation offre en effet un lieu privilégié de rencontre entre les deux herméneutiques. Mais cela n’est vrai qu’à certaines conditions. D’une part, il convient d’admettre avec Ricœur le rôle positif de la distanciation pour l’herméneutique, c’est-à- dire que toute distanciation n’est pas nécessairement une distanciation aliénante. Nous pensons qu’une perspective gadamérienne doit l’admettre si elle ne veut pas rompre le

dialogue avec les sciences humaines et succomber à une dichotomie entre vérité et méthode. En contrepartie, il ne faut jamais oublier que les différents moments de distanciation soulignés par Ricœur restent toujours dans une relation dialectique avec la notion d’appartenance, sur laquelle l’œuvre de Gadamer contient de précieux enseignements, et à plusieurs égards. Notre tâche est maintenant de déterminer comment on peut appliquer un tel programme à la question du langage.