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STATUS QUAESTIONIS ET PROJET DE RECHERCHE

2. LE PSAUME 90 A L’EPOQUE DE H GUNKEL.

L’exégèse psalmique au XXème

siècle fut largement imprégnée par les résultats des travaux de H. GUNKEL (1862-1932), qui en véritable initiateur, est le premier à démontrer que les formes ou genres constituent la clé indispensable pour l’intelligence des Psaumes. Ce faisant, il a révélé que c’est l’étude de la forme d’un Psaume qui dévoile son contenu. « La forme est le contenu ».45 Dans ce sens, «

GUNKEL est le premier d’une longue série d’exégètes à avoir défini des critères

rigoureux de classification des genres littéraires des psaumes et à avoir postulé l’existence d’une relation étroite entre les formes et les fonctions spécifiques de la vie communautaire, et en particulier de la vie cultuelle ».46 Aussi, ne serait-il point étonnant de constater que cette découverte de l’exégète allemand soit déterminante pour l’exégèse psalmique, et puisse provoquer une nouvelle impulsion pour l’étude des genres littéraires du Psautier.

En fait, c’est dans son commentaire de 1926, intitulé Die Psalmen,47

et dans une étude introductive et systématique qui porte le titre de Einleitung in die Psalmen48 achevée après sa mort par son élève J. BEGRICH (1933), que H. GUNKEL codifie les principes et les procédés de la méthode des formes. Il classifiera les Psaumes dans des catégories littéraires bien déterminées, qu’il nomme formes ou genres littéraires, en allemand Gattungen, en fonction de trois critères : la forme, le contenu et le Sitz im Leben.49

44

B. RENAUD, « Les Psaumes : un état de la recherche», pp. 11-12.

45

N. FÜGLISTER, Les Psaumes, Prière poétique, p. 27.

46

J. M. AUWERS, « Où va l’exégèse du Psautier », p. 374.

47

H. GUNKEL, Die Psalmen.

48

J. BEGRICH, Einleintung in die Psalmen.

49

J. N. ALETTI; M. GILBERT, J-L. SKA, S. DE VULPILLIERES, Vocabulaire raisonné de l’exégèse biblique, p. 64, on note que l’expression Sitz im Leben est forgée par H. GUNKEL pour décrire le contexte

30 A la suite de cette observation, H. GUNKEL en vient à définir trois catégories principales de genres littéraires : les hymnes50, les supplications51, et les actions de grâce.52

A y voir de près, la méthode proposée par H. GUNKEL propose pourrait être qualifiée de type archéologique. J. M. AUWERS la résume comme : « une interprétation des pièces individuelles (1), au travers de l’interprétation de la forme des genres psalmiques (2), et en rapport avec la situation primitive, (3) et le stade cultuel de la religion ».53 De l’avis de plusieurs exégètes, l’intuition de H. GUNKEL avec la classification des genres littéraires marque une avancée considérable par rapport à la Literarkritik allemande. De plus, elle constitue un immense progrès pour la connaissance du psautier, étant donné que l’intelligence des Psaumes passait dorénavant par la confrontation avec ses frères de la même famille.

concret, souvent institutionnel, dans lequel une tradition orale donnée est transmise (famille, culte, célébrations liturgiques, cour de justice, cour royale ».

50

E. LIPINSKI, « Psaumes », col. 6, note que les hymnes sont généralement définis comme des pièces liturgiques de louange, adressées à une divinité : « Selon H. GUNKEL, la structure des hymnes est assez constante (Ps 8, 19, 29, 33, 65, 67, 68, 96, 100, 103, 104, 146, 147, 148, 149, 150). Les hymnes débutent par une invitation à louer Dieu. Le corps de l’hymne détaille les motifs de cette louange, les vertus divines ou les prodiges accomplis par Dieu dans la nature et dans l’histoire de son peuple. La conclusion reprend souvent la formule d’introduction. Dans la catégorie des hymnes, H. GUNKEL isole les Cantiques de Sion (Ps 46, 48, 76, 84, 87,122) et les Psaumes d’intronisation de YHWH (Ps 47, 93, 94, 97, 98, 99). Voir aussi Pour C. WESTERMANN, Théologie de l’Ancien

Testament, p. 209. Il note que les hymnes sont qualifiés de « louange descriptive », car ils ont comme

particularité de célébrer la personne de Dieu en tant que telle : c’est à dire, sa grandeur, sa transcendance, sa sainteté ».

51

E. LIPINSKI, « Psaumes », col. 6, observe que les supplications ou les lamentations consistent à interpeller Dieu directement pour solliciter son appui dans la détresse et son pardon pour le péché commis. Elles commencent généralement par une invocation à Dieu, qui se double d’un appel au secours, d’une prière ou d’une profession de confiance. Dans le corps du psaume, on cherche à émouvoir Dieu en lui dépeignant la triste situation des suppliants, en protestant de leur innocence ou en insistant sur le regret qu’ils ont de leurs fautes. Dans les supplications, on rappelle à Dieu ses bienfaits passés et on lui reproche de paraître oublieux ou absent. Ces supplications peuvent êtres collectives (Ps 44, 58, 74, 79, 80, 83, 106, 125 ) ou individuelles (Ps 3, 5, 6, 7, 13, 17, 22, 25, 26, 27, 28, 31, 35, 38, 39, 42, 43, 51, 54, 55, 56, 57, 59, 61, 63, 64, 69, 70, 71, 86, 88, 102, 109, 120, 130, 140, 141, 142, 143); Parmi ces dernières, H. GUNKEL isole un groupe de psaumes, appelé « psaumes de confiance » (Ps 4, 11, 16, 23, 27, 62, 131).

52

E. LIPINSKI, « Psaumes », col 6 constate que les actions de grâces consistent à louer et à célébrer Dieu pour ce qu’il a accompli auprès de son peuple. EIles sont également collectives (Ps 67, 124, 129) ou individuelles (Ps 18, 30, 32, 34, 40, 41, 66, 92, 116, 118, 138). Le peuple ou les particuliers y louent Dieu pour les prières exaucées et les bienfaits accordés. La structure littéraire de ces psaumes est selon H. GUNKEL, proche de celle des hymnes. Pour C. WESTERMANN, Théologie de l’Ancien

Testament, p. 204, ces Psaumes d’action de grâce sont appelés aussi « louange narrative ». A côté

de ces trois grands genres, H. GUNKEL distingue des psaumes royaux, qui reflètent le langage et le cérémonial de la cour (Ps. 18, 20, 21, 45, 72, 101, 110, 132, 144), des chants de pèlerinage à Jérusalem (Ps 84, 122), des psaumes didactiques, qui mettent en œuvre des thèmes sapientiaux (Ps 1, 37, 44, 73, 91, 112, 127, 128, 133), des liturgies(Ps 15, 24, 132), des psaumes à oracle( Ps 2, 12, 14, 20, 50, 60, 75, 81, 82, 85, 91, 95, 110, 121, 126, 132).

53

31 Cette intuition de l’exégète allemand va déterminer profondément l’orientation de l’exégèse psalmique. Par contre, avec cette approche la question de l’auteur a été reléguée au second plan.

En ce qui concerne la genèse du Psaume 90, l’exégète allemand avance l’hypothèse de deux unités textuelles:54 les versets 13-17 sont à regarder selon lui comme une composition postérieure, constituant une sorte d’annexe au Psaume originel (les versets 1-12), qui auraient servi de base à l’auteur du second texte.55 L’auteur « potentiel » apparait pour H. GUNKEL comme celui qui aurait fait des retouches sur le poème originel, dans le but de donner une nouvelle orientation à son propos. A la lumière de cette observation, l’exégète allemand interpréta le Psaume 90 à la fois comme un hymne (les versets 1-12), et une prière de supplication (les versets 13- 17).

S. MOWINCKEL,56 tout en prenant à son compte les observations de H. GUNKEL, va ouvrir dans ses Psalmenstudien (1921-1924) une nouvelle direction dans l’interprétation du Psaume 90. Selon cet auteur, les Psaumes ne doivent en aucun cas être regardés comme des copies spirituelles des temps anciens, mais comme des chants et des prières, composés et utilisés spécialement en Juda avant la destruction du premier temple. Eu égard à ce qui vient d’être dit, les Psaumes sont qualifiés de textes comportant une fonction et un contexte cultuel. Dans ce sens, S.

MOWINCKEL interprète le Psaume 90 comme un Psaume de sagesse, créé à partir des éléments qui ont existé dans la tradition et qui sont orientés vers un nouveau sens. S. MOWINCKEL est en ce sens, le premier exégète à qualifier le Psaume 90 de «

psalmographie savante ».57

A la suite de cette observation, un contexte cultuel et liturgique lui fut dès lors attribué. En effet, non seulement le Psaume 90, mais tout le livre quatrième du Psautier furent rattachés à la célébration de la fête de Sukkôt. D’après cette

54

Voir H. GUNKEL, Einleitung in die Psalmen, p.117-139. Les versets 1-12 sont regroupés dans la catégorie des hymnes, voir aussi E. LIPINSKI., « Psaumes », col. 13, tandis que, les versets 13-17, sont repertoriés parmi les psaumes de supplication nationale. Voir E. LIPINSKI, « Psaumes », col. 86.

55

M. E. TATE, Psalms, p. 437.

56

S. MOWINCKEL, Psalmenstudien I-VI; id., The Psalms in Israel’s Worship.

57 Par cette expression, l’on désigne des psaumes spécifiques dont l’objectif principal est l’instruction

du peuple. A la suite de S. MOWINCKEL, M. E. TATE, Psalms, p. 439, l’adopte. Voir ausi M. ROSE, « Les Psaumes », p. 493.

32 observation, le Psaume 90 est appréhendé par S. MOWINCKEL comme un chant exécuté jadis lors de la cérémonie d’ouverture, tandis que les Psaumes 91-104 relevaient des liturgies quotidiennes, du matin et du soir, durant les sept jours de la fête. Quant aux Psaumes 105-106, S. MOWINCKEL les considère comme ajoutés postérieurement, sans doute après l’Exil, pour la liturgie du huitième jour, ponctuant la clôture de la fête.58 Ces idées ont trouvé un écho favorable auprès des exégètes de plusieurs courants exégétiques qui, sans émettre nécessairement comme lui des propositions et des hypothèses sur les éventuels contextes historiques ou cultuels du Psaume 90, ont multiplié d’autres arguments pour témoigner de l’influence du courant sapientiel qui détermine le texte du Psaume 90.59

Les positions de H.GUNKEL et de S.MOWINCKEL vont se révéler déterminantes pour la recherche psalmique en particulier. Elles revèlent deux avancées considérables. En effet, d’une part, on dispose désormais de critères fondamentaux, nécessaires pour classifier les différents genres littéraires du Psautier, d’autre part, on dispose d’un cadre déterminé pour chaque Psaume en particulier comme il aurait pu fonctionner en Israël et en Juda. A partir de ces résultats, on peut noter dans l’interprétation des Psaumes la place considérable prise par la classification des genres littéraires, qui devient déterminante pour une première prise de contact avec les Psaumes, et permet une classification référentielle pour d’éventuelles études comparatives entre les différents Psaumes.60 L’influence de H. GUNKEL fut telle qu’on a vu apparaître les commentaires de E. KÖNIG (1927),61 et de G. CASTELLINO (1955),62 qui regroupent les pièces du Psautier par genre littéraire. On retrouve cette même option méthodologique, à fond historico-critique, dans les travaux d’auteurs comme H. J. KRAUS (1979),63E. LIPINSKI (1973),64 et L. SABOURIN (1988).65

Que reste-t il de la recherche sur les genres littéraires psalmiques ?

58

J. L. VESCO, Le Psautier de David, p. 841.

59

Ainsi B. VAWTER, « Post Exilic Prayer and Hope », pp. 222; E. PODECHARD, Le Psautier, p. 128; J. SCHNOCKS, Vergänglichkeit und Gottesherrschaft, pp. 171-177; C. FORSTER, Begrenztes Leben als

Herausforderung.

60

ALONSO SCHÖKEL, « Poésie biblique», col,52.

61

E. KÖNIG, Die Psalmen.

62

G. CASTELLINO, Libro dei Salmi.

63

H. J. KRAUS, Die Psalmen.

64

E. LIPINSKI, « Psaumes ».

65

33 H. GUNKEL et ses successeurs voulaient établir leur classement sur la base d’observations objectives. « Aujourd’hui, avec le recul, la distinction des genres littéraires apparait pourtant comme plus pragmatique que scientifique ».66 L’existence des familles de Psaumes est bien réelle, et l’immense effort de la Formgeschicte n’a pas été vain; il a en particulier attiré l’attention sur l’enracinement communautaire des textes. On doit reconnaitre néanmoins que la méthode n’a pas toujours été appliquée avec le discernement nécessaire. La propension à classifier les Psaumes dans des genres littéraires bien définis présente des risques et des failles considérables pour la Gattung telle qu’elle est définie par H. GUNKEL.67 On relève une inadéquation partielle dans le classement de certains Psaumes. « Cette approche ne fait pas la part suffisamment grande à la créativité des psalmistes. Relevons par exemple la présence des Psaumes « mixtes », qui articulent diverses formes littéraires. On note en effet que H. GUNKEL lui-même n’a pas été pleinement fidèle à sa méthode. Ainsi introduit-il dans sa classification un groupe qui repose plutôt sur un élément thématique : les Psaumes dits royaux qui regroupent des formes littéraires diversifiés : supplication (Ps 20 et 72), action de grâce (Ps 21), rituel d’intronisation (Ps 2 et 110), célébration de mariage (Ps 45) ».68 L. ALONSO SCHÖKEL note à propos de cette classification unilatérale des Psaumes : « Il existe un certain danger, celui d’exagérer l’importance du genre littéraire pour la compréhension de l’œuvre poétique. Ce danger existe spécialement lorsque, à la sensibilité littéraire, se superpose une soif technique de tout classifier ».69 La leçon à retenir dans ce genre de cas est de savoir que « la vie déborde les classements ».70 Pour tout dire, on ne doit pas ignorer que « les Psaumes sont d’abord des cris qui jaillissent des profondeurs de l’expérience et des désirs humains et ne se plient pas aux règles de genres littéraires précis. La notion même de genre littéraire est ambigüe, dans la mesure où elle risque de minimiser la part de créativité du poète, pour l’enfermer dans des schémas codifiés ».71

66

J. VERMEYLEN, « Il y a psaume et psaume », p. 14.

67

On relève cette difficulté justement à propos du genre littéraire du Psaume 90. Le Psaume est à la fois un hymne et un poème sapientiel.

68

B. BERNARD, « Etat de la recherche », p. 15

69

L. ALONSO SCHÖKEL, « Poésie hébraïque », col, 47-90, spéc. col. 52 et 83.

70

B. BERNARD, « Etat de la recherche », p. 15.

71

34 Comme on le constate, la Gattungen aurait privilégié une vue unilatérale, qui ne tient nullement compte des autres milieux et des autres situations existentielles, telles que la méditation ou le recueillement, l’édification spirituelle ou l’instruction religieuse, etc. Nonobstant ces questions soulevées et ces critiques formulées, il reste néanmoins que les critiques qu’on pourrait lui adresser,72

les intuitions de H. GUNKEL et de ses successeurs ne sont pas prêtes à être enterrées aussitôt. Au contraire, elles restent incontournables, comme nous allons le remarquer dans la suite de l’étude, pour une exégèse méthodique-critique des Psaumes.