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Prologue

Le samedi 23 février 1850, à l’Assemblée législative, la séance se termine. Les députés se

lèvent bruyamment et descendent dans l’hémicycle. Dans le brouhaha général, le président fait

savoir qu’il n’a pas encore levé la séance et que Monsieur Jules Miot désire adresser des

observations sur un refus de congé. Ce représentant de la Nièvre cumule. Comme un certain

nombre de ses collègues, il est en effet conseiller général de son département. La Commission

vient de lui refuser le congé qu’il avait demandé pour aller siéger dans son assemblée à l’invitation

de son préfet. Le calme revenu, il déclare :

« Citoyens représentants, plusieurs membres de cette Assemblée, qui, en même temps, font partie des conseils généraux, ont été invités par les préfets à se rendre au sein de leurs conseils généraux, afin de donner leurs avis sur les nouvelles circonscriptions électorales. J’ai, ainsi que plusieurs de mes collègues, adressé une demande de congé à la commission spéciale, qui nous a répondu formellement qu’elle nous refusait la faculté d’aller siéger au sein des conseils généraux. […] Et bien, citoyens représentants, il m’est impossible de reconnaître à une fraction de cette Assemblée le droit de nous empêcher, nous conseiller généraux, d’aller siéger au sein des conseils généraux dont nous faisons partie1. »

Jules Miot refuse à cette commission le droit d’interdire aux représentants d’exercer « un

double mandat qu’ils tiennent de la confiance de leurs concitoyens

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. » Il demande que

l’Assemblée décide sur le champ que tous les conseillers généraux qui croient devoir se rendre au

sein des conseils en aient le droit et la faculté. Ceux-ci sont, semble-t-il, nombreux sur les bancs

du Palais Bourbon. Membre de la Commission, le député-conseiller général conservateur de

Gironde Denjoy répond et explique alors la décision en s’appuyant sur un précédent de

l’Assemblée constituante

3

. Mais le député-maire-conseiller général d’Altkirch (Haut-Rhin),

Hugues Cassal insiste et met en cause la partialité de la délibération. Il laisse entendre que la

gauche serait victime d’une forme de discrimination

4

. Scène quotidienne de la vie parlementaire,

l’incident semble insignifiant. Mais dans un contexte défavorable aux républicains avancés,

l’événement prend une signification politique

5

. Après avoir déposé une réclamation, Miot, Cassal

et plusieurs représentants de l’opposition républicaine, démocrate et montagnarde prennent

l’initiative d’une proposition de loi inédite visant à interdire purement et simplement l’usage du

1 Miot Jules, Séance du 23 février 1850, Assemblée législative, Moniteur universel, 2ème supplément au n° 55, dimanche 24 février 1850, p. 653.

2Ibid.

3 Denjoy Jean-François, Ibid., p. 654.

4 Cassal Hugues, Ibid., p. 654.

5 La période qui précède est marquée par le rapprochement des notables réactionnaires et du président Bonaparte contre la minorité de gauche. Sous la pression des légitimistes et de l’Eglise, l’Assemblée vient d’adopter la Loi Parieu sur l’enseignement primaire, le 11 janvier 1850. La commission d’étude extra-parlementaire examine encore le projet Falloux consacré à l’Université et qui est voté le 15 mars suivant. (Agulhon Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la République, 1848-1852, Paris, Seuil, 1992 (1973), p. 158 et s.) Depuis 1848, les conseils généraux sont alors pour la plupart aux mains des conservateurs. (Tudesq André-Jean, Les grands notables en France (1840-1849), Etude historique d’une psychologie sociale, 2 tomes, Paris, PUF, 1964, p. 1123 et s.) La présence des députés-conseillers républicains et démocrates dans les départements peut donc apparaître comme indispensable à l’opposition, lors des discussions portant sur la décentralisation.

droit électoral afin d’empêcher la commission des congés de priver, par « calcul d’intérêts

politiques, […] une partie des membres de cette assemblée de la faculté d’aller défendre les

intérêts qui leur ont été confiés

7

». Miot prétend tirer les conséquences des conclusions de la

commission des congés invoquant l'impraticable exercice du double mandat. « Lorsque nous

sommes ici », souligne-t-il, non sans ironie, « nous ne pouvons point être dans nos départements

pour y remplir un autre mandat

8

. » Le texte est renvoyé à la 7

ème

commission d’initiative

parlementaire.

Le 21 juin 1850, c’est dans un contexte de plus en plus défavorable aux républicains et

aux montagnards qu’est alors discutée la prise en considération du texte. Chargé de désamorcer le

piège tendu à la majorité, le rapporteur Gabriel Moulin dénonce le caractère « véritablement

exagéré » de la proposition

9

. La décision de la commission des congés n’a créé qu’une

« impossibilité accidentelle », explique-t-il, et « ce n’est pas sur un fait spécial, sur un incident

comme celui que l’honorable M. Miot a rappelé, que l’on pourrait se fonder pour décréter une

chose aussi considérable que celle qui nous est demandée

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. » Depuis l’incident, les sessions

ordinaires des conseils généraux ont lieu pendant la prorogation de l’Assemblée et on estime que

le problème du cumul a disparu. Moulin ajoute enfin que l’examen des incompatibilités doit

entrer dans le cadre d’une prochaine loi départementale et communale. La proposition ne peut

donc pas être examinée sur le fond. Ancien membre du gouvernement provisoire, Adolphe

Crémieu à beau réagir vivement, Moulin emporte alors l’approbation de l’Assemblée. « Vous

n’avez pas le droit de rester six mois hors de l’Assemblée ! », s’exclame l’avocat républicain.

D’après lui, le caractère permanent de l’Assemblée interdit, par principe, le cumul des mandats. Il

dénonce le système des prorogations et le carriérisme parlementaire et s’interroge : « un

représentant du peuple, à qui le plus grand et le plus haut mandat a été donné, peut-il en accepter

un autre, et ne se trouve-t-il pas exposé à manquer à l’un de ses deux devoirs quand il les a tous

deux à remplir

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? » Mais l’Assemblée consultée rejette alors - rapidement et à mains levées - la

prise en considération de la proposition Miot. Dans la presse nationale, on ne relève aucune

6Proposition Miot, Berthelon, Michel de Bourges, Rouet, Saint-Ferréol, Terrier et autres, relative aux incompatibilités entre les fonctions de représentant et celles de conseiller général, de maire, d’adjoint et de conseiller municipal,Impression n°820, Moniteur universel, 2ème supplément au n° 55, dimanche 24 février 1850, p. 666.

7 Miot Jules, Séance du 21 juin 1850, Assemblée législative, Moniteur universel, 2ème supplément au n° 173, samedi 22 juin 1850, p. 2143.

8Ibid.

9 « La conclusion, vraie quant au fait particulier qui l’a motivée, poursuit-il, est loin de justifier le caractère général de la proposition, la solution absolue qu’elle renferme. L’Assemblée n’a prononcé que sur un cas spécial, sur une circonstance donnée ; elle n’a pas posé de règle, adopté, fixé aucune jurisprudence. » (Rapport Moulin, Impression n°851, Séance du 7 mars 1850,

Impressions de l’Assemblée nationale législative, 1850, p. 2.)

10 Moulin Gabriel, Séance du 21 juin 1850, Assemblée législative, op. cit., p. 2143.

11 « Mon Dieu ! Messieurs, ce que je vois de certains et ce qui n’a pas besoin d’être dit, c’est que si ce que je dis déplait à la majorité, tans pis pour elle ; mais ce que je dis est certain pour moi, et dans l’intelligence que j’ai de mon devoir ; je dis qu’un représentant du peuple a bien assez d’être représentant. » (Adolphe Crémieux, Séance du 21 juin 1850, Assemblée législative, op. cit., p. 2144.)

projet de réglementation du cumul des mandats électifs apparaît pour les contemporains comme

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