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Les rares discussions parlementaires sur le cumul entrent ainsi dans le cadre de l’auto- l’auto-réglementation des incompatibilités dont les logiques sont étroitement liées à la morphologie de

la compétition électorale. Discuter le cumul des mandats, c’est menacer un équilibre de

compétition électorale en codifiant - ou en instituant sur le plan légal - une nouvelle règle du jeu

afin de disqualifier et supprimer des règles d’accumulation et des pratiques d’influence plus

tacites. Demander l’interdiction du cumul des mandats, après l’instauration du suffrage universel

et l’interdiction des députés fonctionnaires en 1848

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, c’est ouvrir encore un peu plus le marché

électoral à la concurrence des capacités, en détruisant des situations de monopole territorial

favorables au contrôle des moyens d’action publique, en diluant l’autorité de grandes figures

politiques. Dans un univers instable où les logiques de l’accès aux fonctions dirigeantes évoluent,

c’est menacer l’un des outils de la construction et de la longévité des carrières. Signée d’une

majorité de jeunes entrants dans le système politique de la Seconde République, la proposition

d’interdiction du cumul apparaît donc comme une tentative de déstabilisation du système

électoral notabiliaire. Membres de la bourgeoisie de capacité, les contestataires qui suivent Miot

dans son initiative anti-cumul ont souvent un passé de militant républicain et profitent de

l’ouverture quarante-huitarde pour entrer dans la carrière

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. Ils sont liés les uns aux autres par des

19 L’attribution des congés apparaît alors comme un outil politique qui serait contrôlé par les réactionnaires, au sein de la commission des congés et qui permettrait de pénaliser les cumulants de la minorité démocrate et socialiste. Il est difficile de vérifier la valeur de cet argument exhibé en séance. Selon le représentant Denjoy, la Commission des Congés ne donne qu’un avis et observe le règlement en tenant compte des précédents. En 1850, elle n’a refusé le congé qu’à de rares occasions. (Denjoy Jean-François, Séance du 23 février 1850, op. cit., p. 654.) L’argument de Denjoye n’est pas contesté. Une enquête plus précise serait cependant nécessaire à la validation de cette affirmation. Mais ce n’est pas la rareté des cas de refus qui pose problème sur le fond pour Jules Miot et Charles Cassal, mais bien leur caractère discriminant. Et celui-ci peut être renforcé par le faible nombre des refus.

20 « […] les changements intervenant dans la codification des règles institutionnelles concernant les élections résultent de l’interaction entre les partis et des stratégies que leurs dirigeants adoptent pour faire modifier ces règles, dont ils anticipent les effets en fonction de leurs expériences antérieures ou de la connaissance qu’ils ont des systèmes étrangers […] Les changements des dispositions institutionnelles leur semblent, en effet, propres à réduire la représentation de leurs rivaux.. » (Lagroye Jacques,

Sociologie politique, 3ème éd°, Paris, Presses de Science Po et Dalloz, 1997, p. 238.)

21 Les élections de 1849 sont l’occasion d’un rééquilibrage de la représentation nationale au profit des conservateurs. Si le succès des partisans de Ledru-Rollin dans une partie de la France rurale inquiète la majorité des conservateurs, le scrutin apparaît vite comme une restauration politique des grands notables orléanistes, mais aussi de la noblesse légitimiste. (Agulhon Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p. 105). On observe une concentration des pouvoirs au profit des personnalités les plus importantes par la réduction du nombre des intermédiaires et l’accroissement de leur puissance de médiation. Le suffrage universel et le scrutin de liste éliminent les petites notabilités attachées au pouvoir local. Pour André-Jean Tudescq, c’est le retour des grands notables. Christophe Charle parle du temps des « notables réconciliés ». (Charle Christophe, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 67.)

22 Julien-Laferrière François, Les députés-fonctionnaires…, op. cit., p. 177-180.

23 Les douze signataires de la proposition Miot sont tous de sensibilité de gauche ou d’extrême-gauche, ils siègent à la Montagne. Le texte est porté par les leaders du groupe parlementaire démocrate-socialiste : Jules Miot et Michel de Bourges sont alors parmi

« hommes nouveaux », l’expérience du cumul semble renforcer la conviction qu’il est alors

nécessaire d’en interdire l’usage

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. Sept des douze signataires sont dans une position paradoxale

de « cumulant anti-cumul » et cela tend à confirmer l’hypothèse d’un calcul stratégique à portée

collective.

Mais accepter la limitation ou l’interdiction du cumul des mandats, ce serait, pour une part

importante des députés, se priver d’une ressource d’accumulation de capital politique. Il s’agit

donc, d’une certaine manière, de priver les leaders politiques locaux en place du contrôle

personnel des positions de pouvoir. L’incompatibilité vise en effet les situations d’hégémonie

départementale en cherchant à attirer de nouveaux candidats sur le marché des mandats électifs

libérés par les anciens cumulants. En février 1850, c’est donc d’abord pour contrer les effets du

cumul des mandats dans leurs propres rangs que démocrates socialistes et républicains radicaux

songent à en réglementer l’usage

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. Il s’agit, à plus long terme, de supprimer des situations de

monopole électoral et de niveler les inégalités d’accès aux suffrages des électeurs. Les prétendants

comptent en effet surtout sur la période de redistribution des charges qui devrait suivre la remise

en jeu de l’ensemble des mandats électifs locaux détenus par une majorité de conservateurs.

Celle-ci ne peut qu’être bénéfique à une nébuleuse progressiste en quête de positions

institutionnelles

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. La proposition Miot intervient d’ailleurs en pleine campagne électorale, pour

les élections législatives partielles prévues en mars 1850

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. Dans une configuration porteuse,

les orateurs montagnards les plus écoutés. Voir annexe biographique : Jules Miot : représentant-conseiller général de la Nièvre en 1848 et opposant au cumul des mandats en 1850. Les signataires qui les accompagnent sont, pour la plupart, de jeunes représentants, élus pour la première fois à la Constituante ou lors des législatives de mai 1849. Ils se recrutent dans la petite bourgeoisie provinciale des avocats, manufacturiers ou négociants, médecins et pharmaciens des petites villes des régions de forte implantation républicaine et démocrate comme le centre (Cher, Nièvre, Allier, Haute-Loire) mais aussi dans les bastions républicains urbains comme Limoges et la région lyonnaise. Ils sont nommés commissaires ou sous commissaires de la République, parfois maires. Beaucoup ont directement été élus à l’Assemblée constituante ou législative. Certains sont passés par un conseil municipal ou le conseil général de leur département. Voir tableau Annexe n°01-1 : Profil et carrière politiques des signataires de la proposition Miot (23 février 1850).

24 Ainsi Alexandre Rouet est-il élu sur la même liste que Jules Miot le 13 mai 1949 dans la Nièvre, tout comme Marcellin Dussoubs et Théodore Bac à Limoges. Dans leur jeunesse étudiante, Bertholon, Terrier et Rouet participent ensemble au soulèvement d’avril 1834 à Paris. Avocat républicain, Michel de Bourges défend Rouet lors de sa comparution devant la Chambre des Pairs. Terrier, Saint-Ferréol, Dussoubs et Bertholon font partie de la Société des Droits de l’Homme. En 1850, Michel de Bourges fait partie du Comité central de résistance fondé, à Paris, par Jules Miot, Greppo et Démosthène Ollivier. L’avocat Théodore Bac défend Jules Miot en 1851. Par la suite, ces représentants partagent presque tous le sort des exilés après le coup d’Etat.

25 On compte en effet, chez ces douze signataires, six conseillers généraux (Miot, Bertholon, Dussoubs, Michel, Rey et Cassal) ainsi que quatre maires ou anciens maires (Cassal à Altkirch, Rey à Saillans, Bac à Limoges, Martin à Orléans).

26 En 1850, la pratique du cumul peut sans doute être perçue comme un phénomène favorable aux montagnards, dans la mesure où elle permet, depuis février 1848, de renforcer l’implantation électorale d’un personnel politique nouveau mais minoritaire. Mais, dans le contexte politique plutôt favorable aux forces républicaines et démocrates-socialistes, tout se passe en fait comme si l’accaparement des mandats locaux et nationaux était devenu une sorte de handicap. Règle du jeu électoral, le cumul apparaît comme beaucoup plus favorable aux nombreux notables conservateurs en place qu’aux minorités progressistes prétendant à l’exercice du pouvoir. Le phénomène devient d’abord stratégiquement contre-productif dès lors qu’il est utilisé, à l’Assemblée législative permanente, comme un prétexte pour retenir les cumulants influents loin de leurs départements.

27 En 1850, les démocrates-socialistes occupent une position de prétendant. Le suffrage universel ne leur a pas été défavorable. Les élections de mai 1849 furent pour eux un succès. Ils comptent plus de deux cent inscrits à la Montagne alors qu’ils n’étaient que cent à cent cinquante républicains radicaux à l’extrême gauche sous la Constituante de 1848. (Bouillon Jacques, « Les Démocrates-socialistes aux élections de 1849 », RFSP, 6-1, janv.-mars 1956, p. 70-95.)

28 Vingt et un montagnards compromis dans les évènements du 13 juin 1849 ont, en effet, été destitués au mois d’octobre. Leur remplacement se prépare en pleine phase de réaction conservatrice après le vote de la « petite loi » Parieu sur l’enseignement primaire votée le 11 janvier 1850. Mais la Montagne est optimiste. Les succès de mai 1849 et l’accueil fait aux propagandistes

l’examen du projet anti-cumul prend du temps, et la discussion n’intervient qu’après le scrutin du

10 mars 1850. L’extrême gauche est alors parvenue à reprendre onze sièges. Les

démocrates-socialistes ont encore une fois mesuré leur popularité. Ils peuvent désormais parier sur la remise

en jeu électorale d’un certain nombre de postes dans les conseils municipaux ou départementaux.

A l’opposé, la majorité conservatrice réagit violemment aux résultats du 10 mars, en

votant dès le 31 mai la restriction du corps électoral et l’augmentation du timbre le 8 juin. Il n’est

donc pas très étonnant qu’au moment du débat sur le cumul des mandats, le rejet fasse

l’unanimité à droite. La 7

ème

commission d’initiative parlementaire qui repousse la proposition

Miot est d’ailleurs exclusivement composée de conservateurs

29

. Mais il s’agit surtout d’un comité

de cumulants

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. Notables traditionnels de la noblesse foncière et hommes nouveaux

conservateurs issus des capacités partagent finalement le même rejet unanime et vigoureux de la

proposition Miot. Dans les arènes politiques où il s’agit désormais de solliciter les suffrages du

peuple, le cumul devient un instrument d’accumulation de capital politique. L’élection locale et

l’exercice du mandat sont alors constitutifs d’une autorité spécifiquement politique. En 1850,

orléanistes et légitimistes occupent le terrain électoral en cumulant fréquemment la représentation

nationale avec un mandat départemental et parfois une fonction municipale. Après l’instauration

des incompatibilités entre le mandat représentatif et la fonction publique, la carrière parlementaire

semble essentiellement déterminée par l’expérience politique locale : les trajectoires de Denjoy et

Moulin en témoignent

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. Tout risque de redistribution des rôles dissuade ainsi la majorité en place

d’accepter le moindre projet de réforme des incompatibilités. Une fois le suffrage universel

apprivoisé, il n’est pas imaginable pour les anciens élus du cens, de s’aventurer à fragiliser une

assise électorale locale, au demeurant bien conservée depuis les bouleversements institutionnels

de février 1848.

permettent alors d’espérer une forte progression aux élections suivantes. (Agulhon Maurice, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p. 164.)

29 On y rencontre treize légitimistes, dix orléanistes, trois députés du centre droit, deux bonapartistes, un républicain modéré et un indépendant. Aucun démocrate-socialiste ne participe à la discussion. Voir tableau Annexe n°01-2 : La 7ème Commission d’initiative parlementaire de 1850.

30 Onze des trente membres sont mentionnés comme conseillers généraux au moment de leur élection en 1849, trois représentants sont également maires, deux sont conseillers municipaux et cinq ont été, par le passé, adjoints ou maires d’une commune.

31 Pour les représentants de la moyenne bourgeoisie comme Jean-François Denjoy, avocat puis sous-préfet sous la Monarchie de Juillet et élu à l’Assemblée constituante de 1848 pour la Gironde, grâce à son expérience politique locale, le cumul des mandats procède d’une stratégie d’implantation locale semblable à celles repérées sous la Monarchie de Juillet et, semble-t-il, nécessaire à la poursuite de sa carrière. Son mandat cantonal acquis le 27 août 1848 lui sert de base arrière élective jusqu’en 1860. Voir annexe biographique : Jean-François Denjoy : la notabilisation élective d’un ancien sous-préfet, représentant conservateur et conseiller général de Gironde en 1848. Les mêmes nécessités de transformation de la notabilité administrative acquise dans la fonction publique de l’Etat en capital de ressources électives s’impose au grand notable Gabriel Moulin. Magistrat ayant reçu la politique « en héritage », député du Puy-de-Dôme de 1845 à 1848, Gabriel Moulin est destitué du conseil d’Etat après la chute du roi. Il échoue aux élections de la Constituante mais retrouve une assise électorale cantonale en août 1848. Ce tremplin local constitue un marche pied efficace pour reprendre sa place à l’Assemblée Législative de mai 1849. Moulin cumule jusqu’en 1852. Il est rapporteur de la proposition Miot en 1850. Il reste conseiller général après son échec de 1852 et préside l’assemblée départementale de manière quasi-continue sous le Second Empire. Voir annexe biographique Gabriel Moulin : ancien haut fonctionnaire, représentant et conseiller général du Puy-de-Dôme.

représente peuvent également expliquer que les signataires ne se soient pas montrés plus virulents

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