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Le plus haut degré de l'orgueil ou du mépris de soi est le plus haut degré de l'ignorance de soi.

Démonstration : Cela résulte évidemment des Définitions 28 et 29 des affections.

PROPOSITION LVI

Le plus haut degré de l'orgueil comme de l'abjection marque le plus haut degré d'impuissance de l'âme.

Démonstration : Le premier fondement de la vertu, c'est de conserver notre être (par le Coroll. de la Propos. 22, part. 4), et cela, selon les ordres de la raison (par la Propos. 14, part. 4). En conséquence, celui qui s'ignore soi-même ignore le fondement de toutes les vertus. De plus, agir par vertu, ce n'est autre chose qu'agir selon les lois de la raison (par la Propos. 24, part. 4), et celui qui agit selon les lois de la raison doit nécessairement savoir qu'il agit ainsi (par la Propos. 43. part. 2). Par conséquent celui qui s'ignore soi-même, et qui partant (comme on vient de le démontrer) ignore toutes les vertus, ce-lui-là est le plus éloigné du monde d'agir par vertu ; d'où il résulte évidemment (par la Déf. 8, part. 4) qu'il est impuissant au plus haut degré ; donc le plus haut degré de l'orgueil ou de l'abjection marque le plus haut degré d'impuissance de l'âme.

Corollaire : Il suit très clairement de cette proposition que les hommes orgueilleux et abjects sont en-tre les hommes les plus sujets aux passions.

Scholie : Toutefois l'abjection peut se corriger plus aisément que l'orgueil, parce qu'elle est un senti-ment de tristesse ; tandis que l'orgueil est un sentisenti-ment de joie, et conséquemsenti-ment cette passion est plus forte que l'autre (par la Propos. 18, part. 4).

PROPOSITION LVII

L'orgueilleux aime la présence des parasites, des flatteurs, et il déteste celle des gens de coeur.

Démonstration : L'orgueil, c'est la joie d'un homme qui pense de soi plus de bien qu'il n'est juste (par les Déf. 6 et 28 des passions.), et cette opinion de soi-même, l'orgueilleux s'efforce, autant qu'il est en lui, de l'entretenir dans son âme (voyez le Schol. de la Propos. 13, part. 3) ; par conséquent il devra aimer la présence des parasites, des flatteurs (sortes de caractères trop connus pour que je n'en aie point omis la définition), et haïr au contraire celle des gens de cœur qui l'estiment son juste prix.

C. Q. F. D.

Scholie : Il serait trop long d'énumérer ici tous les maux qu'entraîne l'orgueil, puisque les orgueilleux sont sujets à toutes les passions, mais à aucune moins qu'à l'amour et à la pitié. Je dois faire remar-quer du moins que celui-là aussi est appelé orgueilleux qui pense des autres moins de bien qu'il ne faut ; et dans ce sens l'orgueil peut être défini : un sentiment de joie né d'une fausse opinion qui fait

qu'un homme se croit au-dessus de ses semblables. L'abjection, qui est la passion opposée, se définira alors : un sentiment de tristesse né d'une fausse opinion qui fait qu'un homme se croit au-dessous de ses semblables. Cela posé, on conçoit aisément que l'orgueilleux soit nécessairement envieux (voyez le Schol. de la Propos. 55, part. 3) et haïsse surtout ceux qui sont loués pour leurs grandes vertus ; et on comprend aussi que cette haine ne soit pas aisément étouffée par l'amour et par les bienfaits (voyez le Schol. de la Propos. 41, part. 3), et que les hommes de cette espèce ne se plaisent que dans le com-merce de ceux qui flattent l'impuissance de leur âme, et d'un sot font bientôt un insensé.

Quoique l'abjection soit le contraire de l'orgueil, l'homme abject est très voisin de l'orgueilleux. En ef-fet, tandis que le sentiment de son impuissance, comparé à la puissance ou à la vertu d'autrui, lui ins-pire de la tristesse, cette tristesse est calmée et fait place à la joie aussitôt que son imagination s'atta-che à considérer les vices d'autrui ; et de là le proverbe : C'est la consolation des malheureux d'avoir des compagnons de leur malheur. Au contraire, l'homme livré à l'abjection sera saisi d'une tristesse d'autant plus grande qu'il se croira plus au dessous des autres ; d'où il arrive qu'il n'y a pas d'hommes plus portés à l'envie que ceux dont je parle et plus empressés d'observer les actions des hommes, pour les censurer plutôt que pour les corriger ; enfin ils ne louent que l'abjection et s'en font honneur, de manière pourtant à ne jamais quitter leur personnage. Toutes ces conséquences découlent de la na-ture de cette passion avec autant de nécessité qu'il résulte de la nana-ture d'un triangle que ses trois an-gles égalent deux droits ; mais j'ai déjà averti qu'en donnant aux passions de ce genre le nom de mauvaises passions, je n'avais égard qu'à l'utilité des hommes. Les lois de la nature, en effet, envelop-pent l'ordre entier de la nature dont l'homme fait partie ; et j'ai voulu noter cela en passant, afin que personne ne pense que je m'amuse ici à raconter les vices des hommes et leurs folies, au lieu d'expo-ser la nature et les propriétés dos choses. Car, comme je l'ai dit dans la préface de la troisième partie, je considère les passions humaines et leurs propriétés du même oeil que toutes les choses naturelles.

Et certes les passions humaines marquent l'art et la puissance de la nature, sinon celle de l'homme, non moins que beaucoup d'autres choses que nous admirons et dont la contemplation nous enchante.

Mais je continue d'expliquer ce qu'il y a dans les passions d'utile et de nuisible aux hommes.

PROPOSITION XVIII

Il n'est point contraire à la raison de se glorifier d'une chose ; ce sentiment peut provenir de la raison elle-même.

Démonstration : Cela résulte évidemment de la Déf. 30 des pass. et de la Déf. de l'honnête, telle qu'on la trouvera au Schol. 1 de la Propos. 37, part. 4.

Scholie : Ce qu'on appelle vaine gloire, c'est cette espèce de paix intérieure qui n'est entretenue que par l'opinion du vulgaire, de sorte que, cette opinion venant à disparaître, la paix intérieure, en d'au-tres termes (par le Schol. de la Propos. 52, part. 4), le souverain bien que chacun aime, disparaît avec elle. Il suit de là que celui qui se fait gloire de l'opinion du vulgaire fait sans cesse effort et s'épuise en inquiétudes de chaque jour pour conserver sa réputation. Le vulgaire, en effet, est changeant et plein d'inconstance, et toute réputation qui ne se maintient pas périt à l'instant. Or, comme tous les glorieux désirent les applaudissements du vulgaire, il est facile à chacun de diminuer la réputation d'un autre, et de cette rivalité qui les anime pour la possession de ce qu'ils croient le souverain bien, naît un désir si violent de s'abaisser l'un l'autre que le vainqueur dans cette lutte est plus glorieux d'avoir nui à ses rivaux que de s'être servi lui-même. Cette gloire, cette paix intérieure, sont donc choses vaines et n'ont aucun fond réel.

Les remarques que je pourrais faire ici sur la honte peuvent se conclure aisément de ce qui a été dit touchant la pitié et le repentir. Je me borne à ajouter que la honte, de même que la commisération, bien qu'elle ne soit pas une vertu, est bonne toutefois, en tant qu'elle marque dans celui qui l'éprouve un désir réel de vivre dans l'honnêteté ; et c'est encore ainsi que la douleur est bonne, en tant qu'elle est une preuve que la partie malade n'est point encore en putréfaction. Ainsi donc, bien qu'un homme qui a honte de quelque action soit par là même dans la tristesse, il est dans un état de perfection plus grand que l'impudent qui n'a aucun désir de bien vivre.

Tels sont les principes que j'avais entrepris d'établir touchant les passions qui dérivent de la joie ou de la tristesse. Quant aux désirs, les uns sont bons, les autres mauvais, suivant qu'ils proviennent de bonnes ou de mauvaises passions. Mais tous ceux qui se forment en nous sous l'influence d'affections passives sont des désirs aveugles.(comme il est aisé de le déduire de ce qui a été dit dans le Schol. de la Propos. 44, part. 4), et ils ne seraient d'aucun usage, si les hommes pouvaient être aisément ame-nés à vivre sous la conduite de la seule raison. C'est ce que je vais montrer en peu de mots.

PROPOSITION XIL

Toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par une affection passive, la raison nous y peut déterminer indépendamment de cette affection.

Démonstration : Agir selon la raison, ce n'est autre chose (par la Propos. 3 et la Déf. 2, part. 3) qu'ac-complir les actions qui résultent de la nécessité de notre nature considérée en elle-même. Or la tris-tesse est mauvaise, en tant qu'elle diminue ou empêche notre puissance d'agir (par la Propos. 41, part. 4). Donc nous ne pouvons être déterminés par la tristesse à aucune action que nous n'eussions été très capables de faire sous la conduite de la raison.

De plus, la joie est mauvaise en tant seulement qu'elle empêche qu'un homme ne soit propre à l'action (par les Propos. 41 et 43, part. 4) ; et par conséquent, sous ce point de vue, elle ne peut non plus nous déterminer à aucune action que nous n'eussions accomplie sous l'empire de la raison. Enfin la joie, en tant qu'elle est bonne, est d'accord avec la raison (elle consiste en effet dans l'augmentation ou dans le développement plus facile de notre puissance d'agir), et sous ce point de vue, la joie n'est une affection passive qu'en ce sens que par elle la puissance d'agir de l'homme n'est pas augmentée jusqu'au point qu'il conçoive et ses actions et soi-même d'une façon adéquate (par la propos. 3, et son Schol.). Par conséquent, si l'homme qui éprouve la joie arrivait à un degré si élevé de perfection qu'il comprît et ses actions et soi-même d'une manière adéquate, il en serait d'autant plus propre à accom-plir les actions auxquelles il est déjà déterminé par des affections passives. Or toutes les passions déri-vent de la joie, de la tristesse ou du désir (voy. l'explic. de la Déf. 4 des passions), et le désir n'est au-tre chose que l'effort même que nous faisons pour agir. Donc toutes les actions auxquelles nous som-mes déterminés par une affection passive, la raison peut nous les faire accomplir. C. Q. F. D.

Autre démonstration : Une action quelconque est dite mauvaise en tant qu'elle provient d'un sentiment de haine ou de quelque autre mauvaise passion (voyez le Coroll. 1 de la Propos. 45, part. 4). Or au-cune action, considérée seulement en elle-même, n'est bonne ou mauvaise (comme on l'a montré dans la préface de cette quatrième partie) ; mais une seule et même action est tantôt bonne, tantôt mauvaise. Par conséquent, la raison peut nous déterminer à une action qui est mauvaise en tant qu'elle provient d'une mauvaise passion (par la Propos. 19, part. 4).

Scholie : Un exemple rendra ceci plus clair. L'action de frapper, considérée physiquement et en ayant seulement égard à cette circonstance qu'un homme lève le bras, ferme la main et remue le bras avec force de haut en bas, cette action, dis-je, est une vertu qui résulte de l'organisation du corps humain.

Si donc un homme, saisi de colère ou de haine, est déterminé à fermer la main et à remuer le bras, cela vient, comme je l'ai expliqué dans la seconde partie, de ce qu'une seule et même action peut être liée à toutes sortes d'images des choses ; par conséquent les images des objets que nous concevons clairement, comme celles des objets dont nous avons une idée claire et distincte, peuvent nous déter-miner à une seule et même action. Il est donc clair que tout désir qui naît d'une affection passive ne serait d'aucun usage, si les hommes pouvaient se gouverner par la raison. Voyons maintenant pour-quoi le désir qui naît d'une affection passive a reçu de nous le nom de désir aveugle.

PROPOSITION XL

Le désir qui naît d'une impression de joie ou de tristesse relative a une ou plusieurs parties du corps et non à toutes ses parties, ne se rapporte point à l'utilité de l'homme tout entier.

Démonstration : Supposez, par exemple, que la partie A du corps soit fortifiée par l'action d'une cause étrangère au point de prévaloir sur les autres parties (par la Propos. 6, part. 4) ; cette partie ne fera pas effort pour perdre ses forces, afin que les autres parties du corps s'acquittent de leurs fonctions.

Car il faudrait lui attribuer pour cela la force ou la puissance de perdre ses forces, ce qui est absurde (par la Propos. 6, part. 3). Par conséquent, cette partie, et partant l'âme elle-même (par les Propos. 7 et 12, part. 3), s'efforcera de conserver l'état où elle se trouve. D'où il suit que le désir qui naît d'un tel sentiment de joie ne se rapporte point à l'homme tout entier. Que si on suppose, au contraire, que la partie A soit affaiblie de façon que les autres parties l'emportent sur elle, la même démonstration sert à prouver que le désir, qui proviendrait en ce cas d'un sentiment de tristesse ne se rapporte pas à l'homme tout entier. C. Q. F. D.

Scholie : Comme la joie se rapporte la plupart du temps à une seule partie du corps (par le Schol. de la Propos. 44, part. 4), nous désirons la plupart du temps de conserver notre être d'une manière aveu-gle et sans égard à la conservation de notre santé. Joignez à cela que les désirs dont notre âme est le plus fortement possédée n'ont de rapport qu'au présent et non à l'avenir (par le Coroll. de la Propos.

9, part. 4).

PROPOSITION XL I

Tout désir qui naît de la raison ne peut être sujet à l'excès.

Démonstration : Le désir, considéré d'une manière absolue, c'est (par la Déf. 1 des passions) l'essence même de l'homme, en tant que déterminée de telle ou telle façon à une certaine action ; d'où il suit que le désir qui naît de la raison, c'est-à-dire (par la Propos. 3, part. 3) qui se forme en nous, en tant que nous agissons, c'est l'essence même de l'homme ou sa nature, en tant que déterminée à accom-plir les actions qui se conçoivent d'une manière adéquate par cette seule essence (en vertu de la Déf.

2, part. 3). Si donc ce désir pouvait être sujet à l'excès, il faudrait que la nature humaine, prise en soi, pût s'excéder soi-même, c'est-à-dire que sa puissance excédât sa propre puissance, ce qui est une contradiction manifeste. D'où il faut conclure que ce désir ne peut avoir d'excès. C. Q. F. D.