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les figures de prophète, telles que Cassandre ou Jérémie, sont pour Zweig l’occasion d’annoncer une défaite prochaine, défaite que personne ne veut entendre, que ce soit en raison de la montée

du nationalisme lors de la Première Guerre ou bien de l’adhésion de masse à des courants

totalitaires par la suite ; néanmoins, ces personnages vivent la défaite et en ressortent grandis.

Si Jérémie n’avait pas été vaincu, il n’aurait pas vécu d’expérience avec le divin. Seul celui qui

a été humilié peut s’accomplir en tant qu’homme. Ce leitmotiv de la faiblesse et de la souffrance

permet d’affirmer ses qualités humaines et de dévoiler la vraie valeur de l’être. Magellan,

navigateur méprisé de son vivant ; Marie-Antoinette calomniée et humiliée avant d’être

guillotinée ; Castellion qui meurt dans l’indifférence générale. La liste des vaincus ou des

méprisés est longue et c’est à ces perdants de l’Histoire que Zweig s’intéresse.

Le portrait de Castellion dans l’introduction de Conscience contre violence place, sans

détour, ce personnage dans la catégorie des ‘‘vaincus’’, voire des perdants. Castellion est

qualifié de

« zéro »

, de

« gueux »

,

« un pauvre diable de savant qui nourrit péniblement sa famille »169

.

Aucune caractéristique des grands héros qui pourraient plaire au public, ni aucun élément

tragique qui pourrait provoquer la sympathie ou la compassion de public, suscitant ainsi son

intérêt.

Ce vaincu est seul, comme Zweig. Zweig face au fanatisme. Seul car il prône la tolérance

face à un fanatisme farouche. Zweig n’était pas seul à s’opposer à la dictature nazie, mais sa

réaction était plutôt isolée : fraternité et humanité, pacifisme et tolérance. Une image inchangée

165 Id.

166 Ibid, Neuvième Tableau. La route éternelle. p.663. « Selig die Besiegten » (Jeremias, eine dramatische Dichtung in neun Bildern. Facsimile Publisher. Inde, 2016 - p.140).

167 Id., « dein heilig Erbe ».

168 Id., « Durch Leiden haben wir die Zeit bestanden […] ».

169 ZWEIG, S. (1936). Conscience contre violence : ou Castellion contre Calvin. La Flèche (Sarthe) : Le Livre de Poche, Edition 06, 2014 – « Introduction », p.13. « dein Niemand, ein Nichts […] ein bettelarmer Gelehrter, der […] Weib und Kinder mühsam ernährt » (Castellio gegen Calvin oder Ein Gewissen gegen die Gewalt. Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 16. Auflage, 2012 – p.11)

au fil des ans, et toujours revendiquée, y compris dans ses discours de la fin des années 1930.

Zweig se passionne pour les vaincus, pour le vaincu que représente Castellion, car Zweig est

lui-même un vaincu, un perdant qui sait que ses idées louables ne verront jamais le jour.

L’apogée de la civilisation humaine dans sa forme fraternelle est et reste utopique. C’est le

concept du combat par la plume

: « Quoi de plus difficile en effet que de prôner une révolution qui passe

non par le sang et les larmes, mais par le cœur et l’âme ?170 »

Quand Zweig énonce que

« l’Histoire […] de demain décrira notre montée éternelle171 »

, il sait pourtant qu’

« en ces heures sinistres, l’humanité semble retourner à la fureur sanglante de la horde et à la passivité servile du troupeau172 »

. Zweig espère, mais est

tout à fait conscient du devenir de l’Europe. Il a conscience de la violence, mais espère que ses

idées survivront peut-être au nazisme. Lui, écrivain à succès et sollicité dans le monde pour

tenir des conférences, si entouré d’artistes et d’érudits, passionnés d’Histoire et collectionnant

avec ferveur toute sorte d’objets ayant appartenus à de grands artistes, il nourrit l’espoir que

son œuvre ne s’éteindra pas avec lui et que ses écrits et son nom perdureront :

« Les idées de Castellion ont survécu à son époque. Il semble un moment que sa mission ait pris fin avec lui ; pendant une cinquantaine d’années, un silence aussi profond que celui de sa tombe entoure son nom. […] Sa lutte paraît avoir été vaine, sa vie inutile. Mais l’histoire suit des voies mystérieuses : c’est précisément la victoire de son adversaire qui ressuscite Castellion.173 »

Vacuité et inutilité, deux mots qui effraient Zweig. Il a toujours été en mouvement :

voyages, rencontres, écriture, sa vie a toujours été remplie ; une vie au cours de laquelle il a

aussi soutenu ses amis, financièrement ou moralement, comme ce fut le cas avec Josef Roth ;

une vie dans laquelle il s’est toujours exprimé en gardant la même ligne de conduite : pacifisme

et tolérance, cosmopolitisme et humanisme. Mais dans cette analyse de la vie de Castellion et

de son message, l’espoir semble permis. Et Zweig, jusqu’à son exil au Brésil, garde cet espoir.

170 Hors-Série Le Monde : « Stefan Zweig. L’Européen. Une vie, une œuvre. » (avril-mai 2017). Avant-propos : « Révolutionnaire de cœur », par P. Deshusses – p.3.

171 ZWEIG, S. : Derniers Messages. Paris : Bartillat, Collection Omnia Poche, 2014 – Conférence donnée aux Etats-Unis en 1938 : « L’Histoire de demain », p.52. « War die Geschichte von gestern die unseres ewigen Rückfalls, so muβ die Geschichte von morgen die unseres ewigen Aufstiegs sein […] ». (Die schlaflose Welt : Aufsätze und Vorträge aus den Jahren 1909-1941. Frankfurt am Main : Fischer Taschenbuch Verlag, 5. Auflage, 2012 – « Die Geschichtsschreibung von morgen », p.248).

172 ZWEIG, S. (1936). Conscience contre violence : ou Castellion contre Calvin. La Flèche (Sarthe) : Le Livre de Poche, Edition 06, 2014 – « Les extrêmes se touchent », p.261. « […] rückzuentwickeln scheint sich die Menschheit in solchen schaurigen Stunden zu der blutigen Wut der Horde und zur sklavischen Fügsamkeit der Herde.» (Castellio gegen Calvin oder Ein Gewissen gegen die Gewalt. Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 16. Auflage, 2012 – p.227).

173Ibid, p.257 - « Denn auch Castellios Ideen überdauern seine Zeit. Nur für einen Augenblick scheint mit dem Menschen auch seine Botschaft verstummt ; noch einige Jahrzehnte umgibt Schweigen so dicht und dunkel seinen Namen wie die Erde seinen Sarg. […] vergeblich scheint sein Kampf gekämpft, sein Leben gelebt. Aber die Geschichte geht geheimnisvolle Wege : gerade der Sieg seines Gegners verhilft Castellio zur Auferstehung. », p.224.

L’âme de ces vaincus obsède Zweig. Révéler ce qui est caché, les raisons qui conduisent

les hommes à adopter certains comportements, c’est ce vers quoi il tend.

« Ce qui le préoccupe, le sollicite, c’est le mystère de l’être humain, et plus particulièrement les contradictions en lui, le jeu en lui entre les pulsions, les instincts, les forces qu’il ne connaît pas mais qui le dirigent, et sa réflexion, son action. Qu’est-ce que la destinée de l’homme, à ses yeux ? Un itinéraire entre deux extrêmes, deux pôles éternels : le romantisme et la réalité.174 »

Autour du terme de ‘‘vaincu’’ s’articulent d’autres axes : réalité, fatalité, âme,

psychologie. Quelles est la part de chacun de ces pôles dans les œuvres biographiques de

Zweig ? Et quelle place la réalité et l’Histoire occupent-elles ? Dès le début de ses études, avec

sa thèse de doctorat sur Taine

175

, la psychologie joue un rôle pour Zweig. Histoire et

psychologie sont étroitement liées, et l’Histoire ne peut être expliquée ni comprise sans l’apport

psychologique. Des événements ne peuvent être déconnectés des individus ; des actions ne

peuvent être détachées des caractères. C’est en fouillant le Moi profond qu’il tente de décrire

ses personnages historiques, d’en exposer la vie et d’en expliquer la destinée. Mais une question

se pose concernant Zweig lui-même : dans quelle mesure les inquiétudes et angoisses de Zweig

influent sur le choix de ses personnages et sur l’interprétation psychologique qu’il en fait ? A

chaque moment de crise historique, Zweig est en désarroi. Lors de la première Guerre

Mondiale, lors de la montée du fascisme, lors de la prise du pouvoir par Hitler. En regardant

les dates auxquelles il a rédigé ses biographies de personnages historiques, on constate que

toutes sont parues dans les années 1920-1930, avec l’arrivée du nazisme. Les exemples du

passé, comme Erasme ou Castellion, sont utilisés afin de montrer l’absurdité de la situation

actuelle, pour

« conjurer l’irraison qui déferle176 »

. Il veut y puiser des leçons de vie, en faire des

exemples, des modèles de dignité et de valeurs humaines. Il est difficile de dissocier ses

biographies historiques de sa philosophie de la vie et de l’Histoire : l’Histoire pour éclairer le

présent, l’Histoire pour ne plus commettre les erreurs du passé ; la vie devant être vécue dans

la paix et l’humanisme, en conciliant épanouissement personnel et cosmopolitisme. Chacun de

174Le Magazine Littéraire. Stefan Zweig. Hérissey : Nouveaux regards, 2012 – Avant-propos de L.Richard « Stefan Zweig, le chasseur d’âmes », p.8.

175 Stefan Zweig soutient sa thèse de philosophie en 1904 ; elle porte sur Hippolyte Taine, historien du déterminisme. Zweig est du même avis que l’historien, concernant le rôle de la ‘Nature’, à savoir qu’un être a des traits qui sont déterminés par son milieu. Cependant, Zweig diverge de la théorie développée par Taine, en ce sens que Zweig insiste davantage sur le rôle de la liberté, de la liberté intérieure, et de la ‘Culture’ : l’individu existe indépendamment du milieu. Eternel débat entre « Nature et Culture », et même entre l’inné et l’acquis. Zweig reste d’avis que le déterminisme joue un rôle, mais la responsabilité individuelle également, la subjectivité fait partie intégrante de l’individu.

176Le Magazine Littéraire. Stefan Zweig. Hérissey : Nouveaux regards, 2012 – Avant-propos de L.Richard « Stefan Zweig, le chasseur d’âmes », p.10.

ses personnages historiques a une place dans sa vision du monde, malgré la diversité des

époques et des styles abordés. Ses choix sont hétéroclites : la littérature, la philosophie,

l’incarnation du pouvoir. Ses figures sont issues de différents pans de la société, de différentes

périodes, mais le fil conducteur qui guide Zweig est : un être humain, porté par l’Histoire et que

l’auteur élève au rang de symbole. Certes, il n’y a pas un fil unique qui nous permet de

comprendre les choix de Zweig quant à ses héros, mais ses méthodes d’investigation et ses

jugements historiques permettent de cerner les points communs et les différences entre ses

œuvres elles-mêmes, mais aussi avec celles de ses contemporains.

La ‘‘biographie littéraire’’ au sens large du terme est un phénomène des années de

l’entre-deux-guerres, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis. Stefan Zweig, Emil Ludwig,

Lion Feuchtwanger, Heinrich Mann… En France, peu d’écrivains dissertent sur ce genre

littéraire, contrairement à l’Allemagne où les écrivains rencontrent une ferveur étonnante du

public. Ainsi, biographies et romans historiques constituent une part importante de la littérature

allemande sous la République de Weimar et ensuite, même si cela se fit dans l’exil. Mais tous

ne possèdent pas les qualités littéraires et l’aisance linguistique de Zweig. Certains sont tombés

dans l’oubli, comme Emil Ludwig, pourtant contemporain de Zweig, qui a fait des choix aussi

hétéroclites que ceux de Zweig, de l’Antiquité au XX

ème

siècle, de Cléopâtre à Mussolini, en

passant par Guillaume II. Ludwig n’a pas les mêmes objectifs que Zweig en rédigeant ses

œuvres : il veut livrer un portrait, permettre au public de découvrir la vie d’un illustre

personnage, mais sans analyse poussée, peut-être même sans esprit critique. Des récits plus

linéaires, objectifs et plus basiques. Un manque de légèreté dans l’écriture qui rend la lecture

de ses biographies parfois assez laborieuse. Dans Cléopâtre, les analyses sont succinctes,

Ludwig explique ce qui est évident, sans analyser les conséquences des agissements de ses

personnages, à savoir Cléopâtre, César et Antoine. Pourtant, le découpage de sa biographie, en

lien avec des dieux de l’Antiquité

177

, laisse présager une volonté d’insister ou de mettre en

valeur certains aspects de la personnalité des protagonistes, mais il n’en fait rien. A contrario,

Zweig choisit pour ses biographies un découpage en petites unités, avec un titre simple et

répond aux exigences qu’il se fixe dans chacune de ses unités. Des conclusions personnelles

ponctuent ces différentes parties, jamais l’une d’entre elles n’est livrée de manière abrupte, tout

est analysé et commenté, ce qui permet au lecteur de comprendre, de faire preuve d’esprit

critique également, et aussi de maintenir la magie de l’écriture. Les biographies de Zweig sont

177 Voici les titres des chapitres dans Cléopâtre d’Emil Ludwig : I] Aphrodite – II] Zeus – III] Dionysos – IV] Ares – V] Thanatos.

passionnantes, au même titre qu’une nouvelle ou qu’un roman, en ce sens que même si le lecteur

connaît la fin, l’impatience et l’envie de découvrir et de suivre la vie d’un personnage sont

présentes. Le suspense que crée Zweig au fil de l’œuvre est un levier d’intérêt.

En analysant ses personnages et leurs âmes, Zweig ajoute sa propre sensibilité dans la

rédaction. Il opère une sorte de symbiose entre son personnage et lui-même, ce qui permet

également l’identification du lecteur avec la figure historique, malgré les fossés temporels,

culturels et sociaux qui les séparent. Zweig se veut humaniste jusque dans ses œuvres. Il a une

passion indéniable pour l’être humain, un intérêt immense pour la vie et ses tragédies. Dans son

œuvre, c’est une succession d’hommes et de femmes, de héros, vainqueurs ou vaincus, par

lesquels Zweig est fasciné. Cette fascination, il la transmet au lecteur, par son style, par ses

idées, par sa prose elle-même. Pour Marie-Antoinette, par exemple, il concède qu’elle n’a pas

su voir la Révolution qui s’annonçait ; mais de cet aveuglement naît une sorte d’admiration, de

même un plaidoyer en sa faveur, la dédouanant presque de son manque de discernement. En

s’intéressant à « La fuite des amis », le lecteur peut lire :

« On ne peut pas le nier, cet entêtement à ne pas vouloir comprendre c’est là la faute historique de Marie-Antoinette. Cette femme tout à fait moyenne et bornée quant à la politique, […], n’a jamais cherché à saisir, par éducation ou volonté, autre chose que ce qui était humain, proche, sensible. […] Marie-Antoinette juge la Révolution – comment pourrait-il en être autrement – d’après les hommes qui la dirigent […].178 »