Quant à ses contemporains, l’effet produit par Zweig est relativement mitigé. Dans un
des « Cahiers » publié par le Centre Stefan Zweig de Salzburg, Daniela Strigl explique :
« J’aimerais pouvoir parler de la mauvaise réputation de Stefan Zweig dans le domaine des lettres allemandes. Il existe d’autres auteurs qui ont vécu la même chose. […] Ca a toujours à voir avec le succès. […] Le succès de Zweig est indiscutable, mais comme pour d’autres auteurs, par exemple Daniel Kehlmann, on affirme très vite : quelqu’un qui vend autant de livres ne peut pas être intéressant du point de vue esthétique et formel.306 »
Les ouvrages de Zweig se trouvent dans toutes les librairies. Certes, il a fallu attendre
un certain temps avant de connaître de nouvelles rééditions, mais le régime nazi et les conditions
d’après-guerre ont joué leur rôle dans cette absence de publication. Zweig n’est pas non plus
304 Hors-Série Le Monde : « Stefan Zweig. L’Européen. Une vie, une œuvre. » (avril-mai 2017). Citation extraite de Le Mythe et L’Empire, de Claudio Magris (1991) ; propos cités in « Portrait. La voix d’une époque vaincue. », par L. Seksik.
305 Lettre de S. Zweig à R. Rolland, 26 avril 1933 ; in Hors-Série Le Monde : « Stefan Zweig. L’Européen. Une vie, une œuvre. » (avril-mai 2017). Texte choisis – p.46.
306 Zweig Centre Salzburg, Zweigheft Nr4. « Ein Berliner Gespräch über Stefan Zweig ». Entretien avec D. Strigl, 16/06/2010. « Ich möchte auf den schlechten Ruf Stefans Zweig in der Germanistik zu sprechen kommen. Es gibt ja andere Autoren, denen es ähnlich ergangen ist. […] Und das hat immer mit Erfolg zu tun. […] Der Erfolg Zweigs ist unbestritten, aber wie das ja auch bei anderen Autoren ist, zum Beispiel bei Daniel Kehlmann, wird sehr schnell gesagt : Einer, der so viele Bücher verkauft, kann ästhetisch, formal nicht interessant sein. » Page consultée en ligne le 04/06/2017, disponible sur : http://www.stefan-zweig-centre-salzburg.at/pdf/zweigheft/zweigheft_04.pdf
devenu une
« industrie307 »dans les universités : cependant l’ensemble de son œuvre – romans,
nouvelles, essais, pièces de théâtre, biographies – est connu du public, même si de nos jours
c’est davantage l’aspect « citoyen du monde » revendiquant la pensée européenne qui intéresse.
Dans notre actualité, les propos de Zweig trouvent un écho particulier :
« Pour la consciencerépublicaine, […] il n’est d’ultime partie que l’Européenne, la communauté de tous les hommes qui se développe à partir de la liberté des nations […]. Être libre signifie ne pas avoir de frontière autour de soi.308 »
Ses discours et allocutions sont maintenant accessibles à tous. Mais comme le souligne
la maison d’édition Fischer, ce sont ses biographies qui plaisent le plus. Dans ces ouvrages,
Zweig
« se veut moins historien que « recréateur » des personnages créés par « l’histoire, cette poétesse » et destinés à entrer, plus vrais que ceux de la fiction, dans l’imagination du lecteur.309 »En condensant portrait
psychologique et destin historique, il sait
« captiver ses lecteurs en présentant sous un jour émouvant etinattendu des sujets connus de tous310 »
. De plus, Zweig a pris conscience du besoin d’intimité du
lecteur, et ses biographies, que l’on peut qualifier de psychologiques, entrent dans cette
dimension. Pas d’énumération de dates et de faits bruts, mais une vision personnelle et
intérieure du personnage, enrichie
« des apports de la sociologie et de la psychanalyse311 ».
Zweig a-t-il vieilli ? Non. Les lecteurs continuent de l’apprécier et de le lire. Il fait partie
des auteurs qui se vendent quoi qu’il arrive. Pour la seule année 2013, cent soixante éditions de
ses œuvres en librairie ; en 2009 et 2010, quatre cent quatre-vingts mille exemplaires ont été
vendus
312. Et son nom résonne encore plus dans l’actualité. L’engouement actuel pour Zweig
307 Austriaca, Cahiers universitaires d’information sur l’Autriche. Stefan Zweig, études réunies par E. Tunner – Juin 1992 – N°34. « Il est vrai – et ce n’est peut-être pas un désavantage – que jusqu’ici dans les universités une ‘‘industrie Zweig’’ est encore loin de se développer, comparable à celle consacrée à Thomas Mann, où l’ardeur philologique s’acharne sur les détails les plus insignifiants et les études se multiplient à l’infini. » », in Le monde d’hier… et de demain, D.A. PRATER - p.12.
308 ZWEIG, S. Die schlaflose Welt : Aufsätze und Vorträge aus den Jahren 1909-1941. Frankfurt am Main : Fischer Taschenbuch Verlag, 5. Auflage, 2012 – « Die Erziehung zum republikanischen Bewuβtsein », 1918 - p.140 : « Denn für das republikanische Bewuβtsein ist auch die deutsche Republik nur ein Anfang : ihm gibt es kein letztes Vaterland als die europäische, die allmenschliche Gemeinschaft, die sich aus der Freiheit der Nationen, selbst frei entwickelt […]. Frei sein, heiβt, keine Grenze um sich haben […]. »
309 Stefan Zweig – Derniers messages. Préface de Jacques Le Rider, « L’art de la biographie », p.23. 310 Id.
311 BROQUA V. et MARCHE G. (2010) : L’épuisement du biographique ? – Cambridge Scholars Publishing, Royaume-Uni. Préface : L’explosion biographique, Dosse F., p.XII.
312 LeFigaro.fr : Stefan Zweig, un prodige de l’édition, par M. AISSAOUI, le 15/04/2014. « C'est en 2009 et 2010 que le niveau des ventes a été le plus élevé (480.000 exemplaires, NDLR), grâce notamment à la traduction de « Voyage dans le passé », précise Sébastien Rouault, responsable du panel livres chez GfK. Zweig est un véritable phénomène. Pour la seule année 2013, 160 éditions différentes de ses titres étaient sur les rayons. Un phénomène à long terme, car il continuera de se vendre. Avec trente-sept titres au catalogue, c'est l'un des plus beaux fonds du Livre de poche. Son podium personnel ? Le Joueur d'échecs s'est vendu à plus d'un million d'exemplaires en France pour la seule édition en poche, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme et La Confusion des sentiments, à 600.000 exemplaires chacun. » Page consultée le 12/12/2016, disponible sur :
en ce début de XXI
èmesiècle trouve aussi ses racines dans l’idée d’Europe et dans la crise
actuelle. Zweig a vu s’effondrer l’Europe, à deux reprises : guerre et totalitarisme. Certes, son
intérêt pour la politique n’était pas un trait de sa personne ; mais il avait conscience de la
fragilité des choses. Et en regardant la position actuelle de l’Europe, le Brexit, l’idée de sortie
de l’Europe de certains partis politiques français présents, voire plébiscités, à la veille des
élections pésidentielles de 2017 en France, le mouvement 5 étoiles en Italie, activement
anti-européen, l’ultra-droite au Pays-Bas, clairement contre le projet anti-européen, l’extrême droite
allemande avec l’AfD, les écrits de Zweig ressurgissent plus que jamais. En 2016, Jean-Claude
Juncker, président de la Commission de Bruxelles, est d’avis que l’euroscepticisme actuel est
une des composantes de la crise existentielle que traverse l’Europe ; on peut alors lire dans
certains articles que Juncker est
« d’humeur zweigienne313 ».
4. Zweig, un héritage pour la « biographie » du XXI
èmesiècle ?
Depuis la fin du XX
èmesiècle, dans les années 1980, la situation du biographique a
changé : le problème de légitimité n’est plus d’actualité, la querelle entre historien et biographe
semble dépassée. Au contraire, un rapprochement entre histoire et biographie s’opère.
« L’humanisation des sciences de l’homme, l’ère du témoin, la quête d’une unité entre le penser et l’exister, la remise en question des schémas holistes, ainsi que la perte de la capacité structurante des grands paradigmes, tous ces éléments contribuent à cet engouement actuel pour la biographie.314 »
L’homme n’est pas considéré dans sa totalité comme un ensemble indivisible, mais bien
comme une entité complexe, dépendant de plusieurs facteurs, psychologiques, historiques,
sociaux, culturels. Et si auparavant, la biographie témoignait d’une fonction morale, en
présentant des figures aux vertus érigées en modèle, depuis le XX
èmesiècle s’exprime un réel
besoin d’authenticité, toujours actuel au XXI
èmesiècle. C’est peut-être aussi une des raisons qui
explique le succès encore présent des biographies de Zweig. Il n’est pas question de présenter
une vérité unique et consensuelle, les sources traitées par le biographe sont et seront toujours
de différentes natures, en tenant compte naturellement du problème d’authenticité. C’est alors
au biographe de manipuler ces matériaux avec précaution. Il faut donc accepter, dans les
313 Hors-Série Le Monde : « Stefan Zweig. L’Européen. Une vie, une œuvre. » (avril-mai 2017). « Zweigmania ? », par A. Frachon.
314 BROQUA V. et MARCHE G. (2010) : L’épuisement du biographique ? – Cambridge Scholars Publishing, Royaume-Uni. Préface : L’explosion biographique, Dosse F., p. XIV. Ouvrage réunissant des colloques tenus à l’UPEC.