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Chapitre 1 / Un apprentissage de la carrière dès le pays d’origine

1.1 Propension sociale et familiale à la demande d’asile

Suivant que le « voyage » ait été plus ou moins pensé et organisé, principalement en ce qui concerne le lieu d’arrivée et le prix à payer pour le trajet, la plupart des personnes rencontrées ne sont pas venues en France seules. Certaines partent avec leur famille et d’autres avec un groupe d’amis.

Tel est le cas pour Bonté et Isabelle qui ont quitté la République Démocratique du Congo (RDC) avec leurs trois enfants de 17 ans, 12 ans et 7 ans en février 2012. Agé de 49 ans, Bonté était carreleur dans des chantiers jusqu’au jour où il se retrouve mêlé à la découverte de la fraude présidentielle de Joseph Kabila. Recherchés, lui et sa famille, ont dû prendre la fuite. C’est donc son oncle, avec l’argent de son commerce, qui s’est occupé de leur trouver des papiers pour quitter le pays et qui a organisé leur voyage jusqu’en Belgique. La petite sœur d’un ami de son oncle les attendait à l’aéroport de Bruxelles. Bonté et sa famille ont donc voyagé en avion jusqu’en Belgique, où ils ont pu déposer une demande d’asile qui a été rejetée. Leur croyance religieuse leur a permis de développer un cercle « d’amis Chrétiens » comme ils disent, grâce à qui ils ont pu venir à Grenoble en octobre 2014, en « covoiturage » après le rejet en Belgique.

La situation de Mayron, âgée de 42 ans, veuve et mère de 6 enfants après l’assassinat de son mari au Kosovo par des albanais, est différente. Après être allée se cacher chez le frère de son mari à Skopje en Macédoine par peur des représailles suite à sa mort, Mayron a travaillé de temps à autre pour pouvoir payer son voyage jusqu’en France. N’ayant pas les ressources nécessaires pour amener tous ses enfants avec elle, elle laisse le plus grand chez son oncle, avant de le faire venir 8 mois après. Déposée en camion par le passeur vers la préfecture en mars 2010, Mayron s’est lancée dans une demande d’asile qui a été refusée. Elle est aujourd’hui en demande de réexamen devant l’OFPRA.60 Nous apprenons au fil de la discussion que Mayron a une sœur en France, des « cousins » à Grenoble et un frère de son mari qui vit à Avignon.

Ces deux présentations succinctes de deux familles aux trajectoires de vie différentes ont tout de même un point commun : l’arrivée dans une ville ou un pays ne se fait pas complètement « au hasard ». Elle dépend généralement des connaissances que l’on a, de leurs expériences rapportées ou vécues, du choix du passeur et du fait de connaître ou non des

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Il est possible de faire une nouvelle demande d’asile après un refus à condition d’avoir de nouveaux éléments de crainte en cas de retour au pays. Pour plus d’informations : http://vosdroits.service- public.fr/particuliers/F3067.xhtml

personnes déjà installées. Il est plus aisé de « se débrouiller » si l’on connait déjà des personnes initiées et présentes sur place. Ainsi, Bonté, Isabelle et Mayron ont pu venir à Grenoble car des personnes connues ou rencontrées sur la route les ont guidés.

Concernant les hommes seuls que nous avons rencontrés, le voyage s’est déroulé différemment. Le lieu d’arrivée s’avérait moins certain que les familles avec enfants, nécessitant logiquement plus de stabilité en termes d’organisation lorsque cela est possible. Le parcours migratoire est alors beaucoup plus long et périlleux et se fait bien souvent accompagné de « compagnons de route ».

Mohamed a 25 ans. Après des études dans l’art et la littérature en Guinée Conakry, il s’engage dans des actions collectives pour lutter contre les discriminations ethniques et pour la liberté d’expression, ce qui lui vaut des poursuites policières. Il part alors pour la France et met plus de deux ans pour venir. Sa famille est restée au pays mais son père « est quelque part

en Europe » ainsi que l’un de ses frères. Il débute l’entretien en me disant avec un large

sourire : « On dirait que j’étais prédestiné à ce destin. J’ai appris à me débrouiller depuis

tout petit. » Le ton était alors donné. Après avoir traversé l’Afrique, Mohamed arrive au

Maroc où il dût apprendre à vivre dans la forêt pendant de longs mois avant de passer la frontière de Ceuta pour rentrer en Espagne.

« Je suis allé jusqu’où mes économies m’ont conduit. Je voulais être

Marseillais mais d’après ce que j’ai entendu voilà. J’aimais bien le nom de Grenoble. J’ai donc dû faire un choix entre Grenoble et Marseille. »

(Entretien avec Mohamed, le 30/10/14)

C’est également le cas d’Arthur, congolais de Brazzaville de 27 ans, diplômé en maintenance informatique des réseaux et aujourd’hui reconnu comme réfugié. Comme Mohamed, il a vécu au Maroc avant d’arriver en Espagne où il resta deux mois en centre de rétention. Il insiste sur le fait que : « C’était vraiment très dur de vivre ça…en plus de ce que

j’avais déjà vécu au pays et ce que j’ai encore vécu pendant mon périple, c’était dur encore parce que j’ai vu des gens mourir. » Aîné d’une famille recomposée de cinq enfants, Arthur a

grandi en connaissant la France comme le pays qui a accueilli son père en 1987 ainsi que sa grand-mère, ses tantes et ses oncles mais aussi ses cousines. Néanmoins, ce n’est pas auprès de sa famille en France qu’il nous dit avoir trouvé refuge lorsqu’il est arrivé.

« J’ai appelé mon père mais il voulait pas venir me chercher quand j’étais

en Espagne il me disait non je travaille et tout. Et après quand je suis arrivé à Lyon, je l’ai appelé je lui dis qu’il devait venir me chercher et c’est là où je

suis allé habiter chez lui. […] Je suis arrivé en mai et en décembre il m’a foutu à la porte pendant l’hiver. […]

Quand je suis sorti de chez mon père personne n’a voulu savoir de ma situation, personne qui s’inquiétait, je me suis retrouvé tout seul sur Grenoble. En plus, Paris c’était trop loin pour moi j’avais pas de ticket je pouvais pas frauder dans le TGV, j’avais pas de papiers donc j’étais bloqué quoi, j’étais obligé de rester là où j’avais déjà commencé mes démarches. »

(Entretien avec Arthur, le 3/12/14)

Les histoires de vie familiale touchant la sphère privée, nous n’avons pas souhaité être intrusifs auprès des personnes et poser plus de questions. Elles nous ont parlé de ce dont elles voulaient en entretien ou dans un cadre moins formel. Toutefois, si l’on revient sur les histoires de vie de Mohamed et d’Arthur, il est intéressant de souligner la place qu’occupe « la figure du père » et des pairs en général, exilés en Europe, dans leur processus d’apprentissage. Ils peuvent avoir élaboré une série de représentations sur l’asile liées à l’environnement dans lequel ils ont grandi. On remarque également, à travers le récit d’Arthur, qu’il est parfois plus utile d’avoir de la famille en France « pour les papiers » que pour un soutien financier et/ou moral.

« A l’OFPRA, ils m’avaient demandé de leur faire parvenir des pièces

d’identité, des copies de toute la famille que j’ai en France et c’est ce que j’ai fait. Et ça a marché. Du coup je pense que ça a joué un rôle. »

(Entretien avec Arthur, le 3/12/14)

Si comme le stipule Serge Moscovici, « les représentations sociales sont des aspects du

milieu social »,61 il semblerait que l’environnement dans lequel grandissent les futurs demandeurs d’asile participe à leur fournir des cadres de référence, des images, des modèles de comportements et des pratiques quotidiennes en leur assurant une socialisation et une intégration dans un groupe donné. Les personnes ayant déjà fait le « voyage » produisent un discours et une vision de l’Europe comme « terre d’accueil » qui se transmet au sein du groupe de référence et de la famille. Ainsi, en ayant toujours connu des personnes ayant fait le « grand voyage », Mohamed, Arthur ou encore Mayron élaborent des normes et un style de conduite qu’ils s’attachent à reproduire.

Loin d’avancer l’idée que la demande d’asile se transmet de génération en génération, il convient plutôt de montrer comment le contexte social joue un rôle important dans l’élaboration des représentations sociales des demandeurs d’asile. Le point suivant s’attache

61 Adrian NECULAU, « Une « expérience » d'apprentissage social dirigé. », Carrefours de l'éducation 2/2006

alors à présenter le décalage entre ce que les demandeurs d’asile pensaient trouver en France et la réalité vécue. Nous mobiliserons les concepts de « l’imaginaire social » et du mythe.