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Chapitre 4 / Les procédures d’asile et l’assignation d’une identité circonscrite

5.1 Le demandeur d’asile modèle et le sympathique

Les demandeurs d’asile, dès lors qu’ils s’inscrivent dans un système d’interaction par leurs démarches administratives et celles liées à leur survie, participent « à la définition de

leur statut social et à la constitution de leur identité personnelle, en acceptant ou en refusant

les contraintes de l’intervention des travailleurs sociaux ».116 Il serait alors erroné de réduire les interactions entre requérant et professionnels du social à une simple situation de domination alors que se joue une négociation constante d’une identité sociale. Regardons les deux passages d’entretien suivants afin de comprendre le positionnement adopté par certains demandeurs d’asile, notamment celui des femmes avec leurs enfants.

« - Vous avez de bonnes relations avec les personnes qui travaillent dans

les associations ?

Aril : Oui, gentils les personnes.

Michel : Oui ils ont vraiment de très bonnes relations avec les gens. Au

Bungalow à Fontaine, il y avait des éducs elles avaient de très bonnes relations avec la famille. Elles disaient que la maman était toujours très serviable. C’est pour ça je pense quand ils ont dû quitter Mimosa, ils ont dû donner une bonne impression donc ils ont eu un meilleur appartement. C’est le CCAS qui a décidé. »

(Entretien avec Aril et Michel, son parrain, le 12/11/14)

« - Vous avez de bonnes relations du coup avec les associations ?

- Oui j’ai très bien parce qu’ils me connaissent déjà très bien. L’assistante sociale me connait très bien moi et les enfants. Ils ont de la peine vers moi et les enfants parce qu’ils ont jamais vu une histoire comme moi, comme nous. Et du coup quand je suis allée demander quelque chose à La Relève tout le temps ils sont là. Et j’ai rencontré aussi des amis au restaurant du cœur, ce sont des bénévoles qui m’ont vu comme ça, ils me servent bien, ils me connaissent, ça parle « comment ça va ? les enfants ? ». T’as vu quand tu vas dans un endroit ils disent « pour tout le monde c’est la même chose » mais moi ils me donnent plus. Tout le temps ils me demandent comment vont les enfants si ça va. Ils me prennent plus en charge que les autres car j’y vais tout le temps. Des fois elle m’a demandé mon histoire j’ai raconté pas tout mais la moitié du coup elle a eu de la peine vers moi et mes enfants. Et j’ai fais aussi des amis, des femmes et des messieurs toujours au resto du cœur et même à Arlequin, les gens me demandent tout le temps si ça va, si je suis dehors, où je suis, etc. Des fois elle m’a donné aussi de l’argent quand j’ai pas d’argent les personnes. Ou sinon elle m’a donné aussi quelque chose pour les enfants. »

(Entretien avec Mayron, le 23/12/14)

Dans le premier extrait, Michel, parrain depuis le début de la demande d’asile d’Aril et de sa famille, nous explique que la « maman était toujours très serviable » et que c’est peut-être pour cela qu’ils ont pu, par la suite, obtenir un logement. Cette supposition de Michel rend compte des rôles et comportements de certains demandeurs d’asile qui reprennent à leur compte les catégories et adoptent les postures que l’on attend d’eux. En se conformant aux attentes des travailleurs sociaux et de l’institution, c’est-à-dire en étant dociles au sens

116 Nicolas DUVOUX, L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Le lien social, Paris,

étymologique du terme, à savoir « qui apprend aisément », Aril et sa famille tentent d’aménager la position qui leur est conférée afin d’en dégager quelques avantages comme l’attribution d’un logement. Par conséquent, il convient d’adopter les « bons comportements » pour échapper à la pauvreté et aux effets de dépendance qui sous-tendent à l’assistanat.

C’est donc la logique du « pauvre méritant » qui réapparait dans les services de prise en charge. C’est au final, celui qui se conformera au mieux à l’image qu’ont les travailleurs sociaux du « bon demandeur d’asile », qui pourra négocier une autonomie en marge de l’emprise institutionnelle. Le « demandeur d’asile modèle » deviendra par la suite le « citoyen modèle » par sa capacité à se conformer aux normes et à actualiser les rôles que l’on attend de lui en fonction des situations.

L’entretien avec Mayron, mère isolée de six enfants, suite au décès de son mari au Kosovo, est également intéressant à étudier par ce qu’il nous dit du comportement des autres. Les demandeurs d’asile ne sont pas les seuls à avoir recours à des stratégies d’adaptation en fonction des structures dans lesquelles ils se rendent.

En effet, Mayron nous explique que « personne n’a vu une histoire » comme la sienne, que les gens « ont de la peine » pour elle et les enfants et que c’est pour cela qu’elle est « plus prise en charge que les autres » dans les dispositifs d’aide sociale. En racontant son histoire comme elle le fait, elle provoque une posture d’empathie de la part des travailleurs sociaux et des personnes qu’elle rencontre. Ces derniers semblent alors avoir une attitude compatissante vis-à-vis d’elle, au point de lui accorder un « traitement privilégié », comme si son récit leur faisait écho et leur parlait plus qu’un autre. Les travailleurs sociaux ou les militants associatifs auraient alors un certain nombre de représentations sur le « demandeur d’asile » ou le « réfugié idéal » desquels ils sont en attente d’un récit formaté. Ils se retrouvent dans leur passion militante à travers ce qui « fait cas », c’est-à-dire à travers des situations individuelles particulières qui se répètent et desquelles on peut « extraire une argumentation de portée plus

générale, dont les conclusions seront réutilisables. »117 De là, l’assistante sociale de La Relève, les bénévoles du Resto du cœur, usent également de « tactiques de personnalisation des relations »118 suivant les personnes qu’ils reçoivent. Ils doivent alterner entre une double contrainte : celle de « l’engagement moral »119, poussant parfois certaines personnes à

117

Jean-Claude PASSERON et Jacques REVEL (dir.), Penser par cas, Enquêtes, 2005, p. 9

118 Terme utilisé par Vincent DUBOIS dans le chapitre sur la « partition du guichet », op. cit, p. 126 119 Concept développé par Erving GOFFMAN dans Les rites d’interaction.

contourner les règles implicites de l’institution en donnant de l’argent par exemple ; et celle du « détachement moral »120, permettant de se protéger du malheur des autres.

En s’accommodant de la posture tant rêvée par les travailleurs sociaux, Mayron adopte une stratégie lui permettant de maîtriser la situation d’échange. Certaines interactions entraînent alors une « suspension provisoire de l’identité « pour soi » au profit de l’identité

« de papier » des dossiers et des formulaires »121 ou de la catégorie administrative de « demandeur d’asile ». On retrouve une fois de plus, cette obligation à devoir se raconter pour justifier de bénéficier de telle ou telle aide sociale. Mettre en scène son histoire, comme une sorte de « confession laïque » au sens de Didier Fassin,122 permet de composer avec l’institution et d’en dégager une part de bénéfice. Certains demandeurs d’asile ont de fait, profondément intériorisé l’identité négative de « l’assisté » dans la prise en charge qui s’impose à eux, au niveau de l’hébergement mais également dans les associations d’aide et d’action sociales.

Afin de retrouver une part de leur autonomie, ils négocient sans cesse par le biais de différentes tactiques et adaptations une marge de manœuvre dans la définition de leur identité. Les associations, par les pratiques quotidiennes des acteurs, participent également au processus définitionnel opéré sur les demandeurs d’asile. Différentes stratégies sont employées, notamment dans l’aide aux « récits de vie », de façon à ce que les requérants répondent aux attentes institutionnelles du dispositif de l’asile. Ainsi, il s’opère indirectement un processus de sélection entre les « vrais » et les « faux » réfugiés en amont des décisions étatiques et juridiques.