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Chapitre 4 / Les procédures d’asile et l’assignation d’une identité circonscrite

6.3 La nécessité du groupe

L’aspect totalisant de la communauté est à relativiser. C’est parce qu’il faut construire au quotidien cette appartenance que le groupe n’est pas certifié comme pérenne. Il peut être solide ou au contraire affaibli suivant les relations qu’entretiennent ses membres. Si l’on reprend le témoignage précédent d’Arthur, on remarque que l’identité doit être appréhendée de façon dynamique et non substantielle par les différentes stratégies identitaires mobilisées par les acteurs. En effet, après avoir été plusieurs fois rejeté par ses « frères congolais », comme il les nomme, Arthur semble se tourner vers un autre groupe social, celui des « frères

musulmans ».

« Ben tsé moi j’ai fait connaissance avec les frères musulmans c’est eux

qui m’ont aidé aussi. Par rapport à la situation que j’étais.

- Les frères musulmans c’est-à-dire ?

Ben les musulmans, les musulmans. Y’avait des frères qui s’étaient convertis quoi. Au bout d’un moment je voulais me convertir aussi. Après,

j’ai arrêté… Tellement que j’étais avec eux, moi aussi je voulais faire la même chose, parce que j’avais pas de groupe. »

(Entretien avec Arthur, le 3/12/14)

En refusant d’entrer dans une relation conflictuelle avec la communauté congolaise, Arthur préfère prendre de la distance et faire de nouvelles rencontres pour conserver une image positive de lui-même et ne plus se sentir « manipulé », comme il a pu nous le dire. Ce positionnement peut être interprété comme une conduite d’évitement ou d’occultation des confrontations145 par une mise à distance des caractéristiques identitaires qui lui sont accolées. Babacar, jeune malien, nous confie également : « tu sais moi je voulais pas promener trop

avec les noirs car il faut pas avoir beaucoup d’amis dans ces pays là ». Il préfère « marcher tout seul ». Lorsque nous essayons d’en savoir un peu plus, Babacar nous explique que

certains « font des mauvais trucs. Si tu fais quelque chose qui est mauvais, la police t’attrape

et tu vas en prison ». Nous comprenons alors bien, que l’appartenance à un groupe peut

parfois être pesante pour l’individu. Babacar, tout comme Arthur et d’autres, ne souhaite pas être assimilé aux représentations et aux caractéristiques attribuées à leur nationalité.

C’est pourquoi, ils recourent à une série de mécanismes pour se différencier, se valoriser et ainsi se définir une place dans le système social. Arthur a hésité à se convertir à l’Islam pour être accepté et appartenir au groupe des « musulmans » tandis que Babacar a fait le choix de rester seul et d’avoir uniquement deux amis sur qui il peut compter. Le témoignage de Mohamed est également intéressant par la stratégie de contournement des conflits qu’il donne à voir.

« Il y a une solidarité entre les guinéens mais attention il faut pas trop

trop rester avec les guinéens si tu es guinéen sinon ça peut dégénérer d’une minute à l’autre. C’est dans notre nature, on peut se casser la gueule. Moi aussi je ne comprends pas pourquoi. Je veux pas qu’on se déchire, je veux pas avoir de soucis avec eux, donc je préfère partir. Je reste sur mes gardes un peu avec eux. C’est pas que je les renie ou que je veux pas les voir. Je les vois de temps en autre. »

(Entretien avec Mohamed, le 21/10/14)

145

Altay MANÇO dessine une typologie intéressante des différentes stratégies identitaires utiles au positionnement d’une personne dans une société d’accueil In « Stratégies identitaires, quelles valorisations ? »,

N’appartenant pas à la « communauté des citoyens » formant la nation car non organisés politiquement,146 les demandeurs d’asile n’ont d’autres choix que de mobiliser des stratégies identitaires pour exister socialement. Celles-ci ont ainsi « pour fonction principale la

(re)structuration et l’articulation des divers aspects de l’identité d’une part, assignés par l’extérieur et d’autre part, souhaités par l’individu ». Ils tentent alors de s’échapper de cette

« identité prescrite » produite par les catégories administratives et les dispositifs spécifiques qui tendent à construire une « communauté des demandeurs d’asile » où tous auraient des trajectoires de vie, des envies et des besoins similaires. Dans son ethnographie de la rue, Pascale Pichon mobilise la notion de « communauté d’expérience » car il semblerait « que

seul le sentiment de vivre et de surmonter une succession d’épreuves semblables construit, au temps de la carrière, un sentiment de communauté. »147

Dès lors, en ayant souhaité étudier dans cette partie, les interactions entre les demandeurs d’asile, leurs pairs et les acteurs associatifs, il était question de replacer le « petit objet » dans des problématiques plus vastes. La notion de l’identité résulte autant du jeu des acteurs « avec

ce qu’il évoque comme liberté, comme calcul, comme possibilité de dissimulation »,148 que d’un ordre institutionnel plus vaste structuré par des règles et des normes auxquelles il convient de se conformer. Le demandeur d’asile, par les rencontres qu’il fait durant sa « carrière », redéfinit constamment son identité de façon à apparaître comme un « vrai » réfugié aux yeux des différents acteurs et des institutions. Parmi les personnes que nous avons rencontrées, toutes adoptent des tactiques afin d’apparaître comme un demandeur d’asile

modèle, sympathique ou actif. Le souterrain, se présentant peu dans les services de prise en

charge, nous n’avons pu donner de réels exemples. Toutefois, le parcours et les choix de Babacar nous amènent à le penser à travers cette catégorie.

Les intervenants sociaux participent également à cette redéfinition. Par leurs représentations et leurs expériences professionnelles, ils concourent à « classer, ordonner et

administrer les populations comme les biens constituent en soi une des ressources essentielles du pouvoir politique. »149 Ils adoptent différentes stratégies dans le travail qu’ils effectuent, en fonction des personnes qu’ils reçoivent, de façon à pouvoir en tirer des bénéfices.

146 Pour Dominique SCHNAPPER dans La communauté des citoyens, la nation se distingue des groupes

ethniques qui eux ne sont pas organisés politiquement. « Sa spécificité est qu’elle intègre les populations en une

communauté des citoyens, dont l’existence légitime l’action intérieure et extérieure de l’état » In Lucien SFEZ,

« Les conditions de possibilité d’une sociologie de la nation, Dominique Schnapper », Conférences de l’école

doctorale de science politique : 2001-2003, Publication de la Sorbonne, Paris, 2004, p. 82 147

Pascale PICHON, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, Paris, Aux lieux d’être, 2007, p. 159

148 Jean NIZET, Natalie RIGAUX, op. cit.

Finalement, chaque individu, qu’importe son statut social et administratif, « bricole » autant dans sa « présentation de soi » lors des interactions, que dans son activité quotidienne. La dernière partie de notre mémoire s’attachera à rendre compte d’un « consentement » mutuel et tacite entre les acteurs associatifs et les demandeurs d’asile autour du « bricolage » de la prise en charge de ces derniers.

PARTIE III - LA PRODUCTION DU CONSENTEMENT DES DIFFERENTS ACTEURS AUTOUR DU

« BRICOLAGE » DE LA PRISE EN CHARGE DU DEMANDEUR D’ASILE

« Jamais nous n’avons rejeté autant de demandeurs d’asile mais jamais le discours

humanitaire ne s’est étalé avec autant de bonne conscience. »

Gérard NOIRIEL, « La crise du droit d’asile à la lumière de l’histoire », Plein Droit, n°22-23, octobre 1993.

Malgré une apparente désorganisation du dispositif national d’accueil, la prise en charge des demandeurs d’asile fait bien système. Les postures et jeux collectifs observés tout au long de notre étude ont permis de soulever une interdépendance des pratiques quotidiennes entre les intervenants associatifs, les acteurs institutionnels et les demandeurs d’asile. Tous semblent « bricoler » en fonction des ressources dont ils disposent, du système de représentations auquel ils adhèrent, et selon les intérêts qu’ils poursuivent orientant leurs préférences et les finalités de leurs actions. Le « bricolage » apparaît alors comme une donnée acceptée par tous et constituant le cadre d’action publique du système français de l’asile.

Nous entendons cette notion à travers la définition que lui donne Yves Surel, à savoir « des systèmes cohérents d’éléments cognitifs et normatifs qui définissent dans un champ

donné des “visions du monde”, des mécanismes identitaires, des principes d’action, ainsi que des prescriptions méthodologiques et pratiques pour les acteurs partageant une même matrice. »150 Nous pouvons alors nous interroger sur l’homogénéisation des cadres cognitifs et normatifs des différents acteurs autour du « bricolage » de la prise en charge des demandeurs d’asile. Comment, en une trentaine d’années, les acteurs du champ de l’aide et de l’action sociale sont-ils parvenus à consentir mutuellement et implicitement à utiliser le « bricolage » comme l’unique solution possible, capable de remettre de l’ordre dans le désordre actuel de la prise en charge des demandeurs d’asile – quand bien même on aurait pu imaginer une remise en cause de la pertinence de l’offre proposée ?

Au regard de l’actualité de l’action publique, le système de prise en charge des demandeurs d’asile peut être qualifié de « bureaucratico-assistanciel », au sens où l’emploie Julien Damon, par sa complexité et son imbrication autour d’une multitude d’acteurs : des

150 Yves SUREL, « Idées, intérêts et institutions dans l’analyse des politiques publiques », Pouvoirs, 87, 1998,

acteurs associatifs (bénévoles et salariés), étatiques, des groupes d’intérêts, des experts, des initiatives collectives et religieuses. À la fois coordonné par des règlementations et textes publics mais également par « une palette de politiques qui relèvent indubitablement de la

logique d’assistance »,151 le domaine du social se caractérise par un nombre illimité de savoirs et de savoir-faire. La thématique de l’asile est, quant à elle, une problématique transversale similaire à celle de « la lutte contre l’exclusion » puisqu’elle est à la croisée de différentes politiques publiques comme la santé, le logement, l’insertion, l’éducation, etc. Il n’existe donc pas à proprement parler de « politique sociale de l’asile » mais plutôt une politique administrative et règlementaire, relevant de la compétence de l’Etat, qui confère aux demandeurs un statut complexe leur permettant d’acquérir un droit à bénéficier de conditions minimales d’accueil décentes. Ces derniers qui devaient être pris en charge de A à Z au sein des CADA sont en réalité suivis par un « bataillon » d’acteurs publics et privés. De la soupe populaire aux colis alimentaires, des centres d’hébergements d’urgence aux réseaux associatifs et religieux, nous assistons à une multitude de dispositifs coordonnés par des intervenants nouveaux et participants ainsi à une bureaucratisation croissante de l’action publique. Le rôle de l’Etat est aujourd’hui renégocié par des logiques partenariales avec différents acteurs (tant associatifs que publics), ce qui peut expliquer en partie l’acceptation progressive d’un « bricolage institutionnel » 152 de la prise en charge des demandeurs d’asile.

En ayant souhaité distinguer les structures étatiques, gestionnaires de centres d’hébergement pour demandeurs d’asile, des autres associations, nous montrerons comment les différents acteurs associatifs, à travers leurs pratiques professionnelles, favorisent une prise en charge des demandeurs d’asile tournée vers le « bricolage » à partir des ressources existantes du système d’acteurs grenoblois. Des exemples, tels que le bénévolat et le « travail au noir », viendront rendre compte du consentement mutuel de la plupart des intervenants sociaux sur ces outils de « débrouille ».

151 Julien DAMON, op. cit., p. 178 152 Ibid, p. 220

Chapitre 7 / Techniques d’assujettissement et de responsabilisation au sein du Dispositif