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CHAPITRE 3 : PROJECTION A LA RETRAITE ET MODES D’ACCUEIL

3. Une association impliquée dans le travail du vieillir : un rôle d’acteur multifacette

1.3. De la vieillesse « dépendance » à la vieillesse « expérience » : vers une vieillesse

3.3.1. Projection dans la retraite : une vision partagée, des préoccupations différentes

L’ensemble des personnes interrogées partage la vision d’une retraite attendue légitimée par l’idée d’une récompense méritée après des années de travail en tant qu’« ouvrier ». Mehdi et Geneviève m’expliquent qu’ils attendent leur départ à la retraite depuis quelques temps. Fatigués par la cadence du travail, ils se disent à certains moments « dépassés par le rythme

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plus soutenu ». Le sentiment d’avoir œuvré, au fil de ces années, à la richesse de l’association

à travers leurs participations aux activités professionnelles mais aussi à leur propre richesse est prédominant. Antoine exprime à ce sujet : « je me suis défoncé tout le temps pour faire mon

travail bon sauf sur la fin. Je vais vous manquer quand même, enfin mon travail. Je penserai à vous, je vais me reposer maintenant. Je suis content parce que quand je suis rentré j’étais minot, je connaissais rien du travail. J’ai appris des trucs ». Pierre partage cet avis et précise qu’il

« compte les jours avant mon départ. Je me suis super investi et j’ai déçu personne. Je crois

que j’ai bien mérité mon repos. Les moniteurs m’ont appris beaucoup de choses ». La retraite

est synonyme de qualité de travail accompli ayant pour sésame la reconnaissance des professionnels.les. Une valorisation de l’estime de soi assurant une transition apaisée vers cette nouvelle étape de la vie. C’est ainsi naturellement qu’ils envisagent une retraite reposante, recentrée sur soi, et dans une certaine économie d’énergie.

Cette retraite attendue coexiste avec un besoin d’aventure à travers la vision d’une retraite expérience, comme pour s’affranchir d’un cadre trop longtemps vécu de par la collectivité imposée (repas, ateliers, espaces communs, lieu de vie, etc.). Certaines personnes se projettent dans une retraite active, capacitaire, comme un nouveau temps mêlant découverte et expérience. Bertrand souhaite s’engager dans des activités différentes et variées voire inconnues : « on va faire des randos avec Coraline. On va faire des activités, sorties ciné,

écouter de la musique et aller à la médiathèque, on va faire des choses qu’on a jamais fait au foyer ». Jacques (56 ans, ESAT/FH), quant à lui, imagine sa vie après sa cessation d’activités :

« je vais profiter à la retraite pour faire des voyages, j’en ai jamais fait. C’est l’aventure ». Une expérimentation du vieillir à travers une appropriation de ce temps qui s’offre à eux et de fait, une reconstruction de soi s’appuyant sur de nouveaux repères. Je note également que les personnes se projetant dans cette retraite capacitaire se considèrent bien souvent comme des personnes s’étant pleinement impliquées dans le travail durant leur carrière professionnelle. Toutefois, bien qu’attendue, la projection dans cette nouvelle étape de la vie ne se fait pas sans inquiétude générée par la peur de l’ennui et du manque d’argent. Lors des entretiens, certaines personnes ont pu me faire part de leur préoccupation première :

Mehdi : « j’ai envie de profiter mais je suis pas pressé de partir. J’ai peur de m’ennuyer.

Je veux bien partir en voyage, si j’ai un peu d’argent. L’argent m’inquiète. Avec le travail, on arrive pas bien à économiser, après je sais pas comment on va faire »

106 Pierre : « A la retraite, il faut que je m’organise pour ne pas m’ennuyer. Il faudra voir

combien les activités coûtent parce que comme je travaillerai plus, on va pas pouvoir payer des trucs tout le temps ».

Jean-Pierre : « je vais aller au « point bible » tous les jours. Je viendrai vous voir aussi

un peu. Je vais m’occuper et j’espère ne pas m’ennuyer »

Bien souvent, je remarque que ces personnes ne participent à aucune activité extérieure aux établissements, ont un réseau social assez restreint, se limitant au réseau amical créé à l’ESAT et aux foyers, et vivent centrées sur un petit cercle familial de proximité (compagnon/compagne et/ou enfants). L’association est pour eux un lieu de sociabilité et d’occupation important. Ayant à disposition des activités proposées au sein de l’institution comme les activités de soutien à l’ESAT, les activités éducatives, de loisirs et occupationnelles au Pôle Hébergement, les sorties pédagogiques, elles ne ressentent pas le besoin d’en chercher à l’extérieur. Aline verbalise en ce sens « ici on a plein d’activités à faire, et quand je rentre le soir, souvent je suis crevée. J’ai

la flemme ». Seules ou en couple, elles évoluent dans un cadre quotidien stimulant, jugé

suffisant à leur épanouissement. Intégrées dans ce fonctionnement depuis des années, il paraît alors difficile de ne pas redouter un temps qui a si longtemps été balisé par un fonctionnement institutionnel, et dans lequel les différentes sphères de la vie restent imbriquées. M. Delporte évoque, à ce sujet, l’ESAT comme un lieu « d’encastrement fort des sphères d’activités » (2016, p. 262). En effet, il n’est pas seulement un lieu de travail et voit se côtoyer différentes dimensions de la vie, venant structurer et façonner le parcours de vie en cela qu’il « crée des

imbrications fortes de différents domaines de la vie : l’activité professionnelle est étroitement liée à la sphère du lieu de vie, des loisirs et des relations amicales » (idem, p. 262). Cette vision

peut être étendue aux foyers où la notion d’intimité partagée reste forte.

La question de l’argent a été également abordée. Le départ à la retraite est associé à une diminution importante de leurs ressources, ne s’élevant pas au-delà du minimum vieillesse de 800 euros. Conscientes qu’elles ne toucheront plus leur salaire, le « revenu minimum garanti », elles auront des revenus moindres, ce qui engendre une certaine peur de ne pas s’en sortir. A ce sujet, je relève la sémantique utilisée en parlant de cette problématique : Jean-Pierre évoque l’argent « qu’il va toucher contrairement au revenu actuel qu’il gagne ». Apparaît ici clairement la notion d’investissement et de travail pour parler des activités professionnelles réalisées, méritant donc un salaire. Cette thématique en lien avec l’argent n’a pas été abordée par les personnes en FDV qui perçoivent simplement l’allocation adulte handicapée, dont le montant reste similaire au minimum vieillesse. Dans leur situation, les frais engendrés par leur

107 hébergement est inclus dans une facturation globale réglée par leurs représentants légaux. Ils n’ont pas à le gérer ce qui peut expliquer que ce point ne soit pas une préoccupation première. Certains craignent également la solitude liée à la perte du conjoint, à l’image de Geneviève : « on va rester à la maison sauf si je me retrouve seule un jour. Si c’est mon mari, je me vois

pas rester seule dans cette maison. Je prendrai quelqu’un qui s’occuperait de moi ». Geneviève

est la seule travailleuse ayant abordée cette question Parmi les personnes interrogées, 5 sur 13 sont en couple. Vivant avec son mari depuis près de 30 ans et sans enfant, elle n’envisage pas sa vie sans lui et parle de décès avec détachement, comme une fatalité à accepter. A l’image de l’aide qu’elle apporte à sa mère, Geneviève pense sa propre dépendance.

Une des autres préoccupations liées à la retraite est le lieu de résidence essentiellement pour les résidents des foyers. Nous l’aborderons plus en détail dans le point 3.3.2.

● Une projection sécurisante : la poursuite des rituels quotidiens

Les différents établissements de l’association structurent au quotidien habitudes et rituels sociaux des personnes accueillies. Cet élément est d’autant plus important à préciser que parmi les personnes interrogées, 10 d’entre elles sont accompagnées depuis plus de 35 ans ; les 3 autres depuis une dizaine d’année. Le passage à la retraite renvoie les personnes à leurs parcours et histoires de vie. La notion de continuité de soi est importante et se mesure également à travers la volonté de conserver des repères et rituels quotidiens, comme pour rendre familier cet espace et ce temps jusqu’alors étranger.

Georges : « A la retraite, je voudrai acheter le programme télé tous les lundis, et aller chez

ma sœur, comme maintenant, et rester ici. Je serai heureux »

Antoine : « je vais me reposer, m’occuper de ma mère et aller faire les courses comme

aujourd’hui » ,

Geneviève : « Je vais m’occuper de ma mère, je vais faire le ménage, le vendredi j’irai au

marché comme maintenant, et après on fera des voyages aussi. J’en ai déjà fait des voyages (Canada, Guadeloupe, etc.) »

Poursuivre les activités repérantes, réalisées au quotidien depuis des années, est à la fois une manière de préserver sa propre histoire, de faire lien avec le passé mais également de donner du sens à des journées, qui ne seront plus occupées par le travail. Il s’agit de sécuriser son parcours à venir et d’introduire une certaine familiarité.

● Entre vraie et fausse retraite : le cas particulier du Foyer de Vie

La question de la retraite résonne de manière différente chez les personnes résidant en Foyer de Vie. Pour Aristide, Marc et Georges, au-delà de leur limitation intellectuelle ne facilitant pas une projection future, cette projection est également conditionnée par le fait que leur statut n’est

108 pas forcément clair. Considérés comme vieillissants, aux yeux de l’ESAT, ils ont intégré le FDV où les activités occupationnelles proposées ont pris le relai des activités professionnelles. Toutefois, leur départ de l’ESAT n’a pas créé de changement de statut administratif : la demande de la pension de retraite n’est réalisée qu’à la veille de leurs 62 ans. Ils ne sont donc pas administrativement à la retraite. De plus, pour l’ensemble des résidents du Pôle Hébergement, le départ à la retraite est fortement associé à un départ du lieu de vie, instaurant un risque de rupture supplémentaire dans cette transition.

Cette situation vécue par les résidents du FDV peut engendrer une confusion au final dans leur statut et leur façon de se percevoir. Leurs parcours témoignent de deuils successifs (ne plus travailler, quitter les amis de l’ESAT, etc.) qu’ils ont dû réaliser pour parvenir à accepter leurs conditions actuelles. Aujourd’hui, les personnes interrogées se considèrent en un sens à la retraite du fait de leur exclusion du groupe des « productifs », mais d’un autre côté, ne se considèrent pas encore comme retraités car toujours présents au foyer. Nous constatons que la retraite est, pour eux, pensée en termes de départ du foyer. Cette ambiguïté est d’autant plus installée qu’ils côtoient encore aujourd’hui dans leur quotidien leurs collègues travaillant toujours à l’ESAT. A ce sujet, Aristide verbalise : « on peut dire que je suis un peu comme à la

retraite mais comme je suis encore là, avec les autres qui sont à l’ESAT, ben je prendrai ma retraite avec eux. A la vraie retraite, je veux faire pareil qu’ici, des activités avec les éducateurs. Je suis avec des gens, je suis bien ici ». Quant à Marc, il précise : « on fait pas rien au foyer de vie. On doit se lever tous les jours et aller aux activités à l’heure sinon les éducateurs ils rouspètent et toi aussi. Alors je travaille plus comme avant aux espaces verts mais je dors pas toute la journée. Je serai à la retraite quand je devrais partir comme les autres. Je ferai des activités avec les éducateurs ».

Ces différents extraits nous montrent l’importance pour ces personnes de légitimer le fait de ne pas être à la retraite à travers la comparaison du travail en ESAT et des activités réalisées au Foyer de Vie. Ils défendent le fait de ne pas être perçus comme des retraités, car pour eux, leurs activités quotidiennes justifient leur présence. Ces trois personnes ont le sentiment de devoir prouver en permanence leur légitimité à ne pas être reléguées au statut de retraité. Le regard des autres a son importance. Le FDV est bien souvent stigmatisé par les travailleurs.euses d’ESAT, voyant en ce mode de prise en charge un accueil des « improductifs ». Georges ressent de manière exacerbée cette vision et s’agace lorsqu’il entend la caricature faite du FDV et de leurs résidents : « au foyer, on travaille. On est pas des feignants. Ça m’énerve quand les autres

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choses. On fait de l’argent comme eux ». Depuis 2 ans, afin de valoriser les actions réalisées

par les résidents.es du foyer de vie entre autre, l’équipe éducative a été à l’initiative de la création, avec leur accord, d’une association des résidents.es. Cette dernière permet aujourd’hui de vendre les différents objets et créations réalisés, une façon de gommer certaines inégalités et ce sentiment omniprésent d’inutilité lié au fait de ne pas produire comme à l’ESAT.

La « vraie » retraite reste attendue, comme pour les travailleurs.euses de l’ESAT. Elle leur permet de suivre et partager le même chemin qu’eux. Toutefois, elle engendre comme pour les résidents du FH, une inquiétude importante quant à leur lieu de résidence futur.

3.3.2. Quand les liens sont attachés au lieu : le lieu de vie comme survie identitaire