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CHAPITRE 2 : AU COEUR D’UNE ASSOCIATION MEDICO-SOCIALE

2. Une évolution du public : un vieillissement annoncé

2.3. Une mise à l’épreuve des pratiques professionnelles : quelques éléments de

A travers ces situations, nous appréhendons l’impréparation au vieillissement et la « peur » que peut générer l’avancée en âge des personnes accueillies, l’étiquette du vieillissement étant apposée sur chaque situation jugée préoccupante, et les certitudes associées, vieillir signifiant, dans ce cadre, « mal vieillir ».

2.3.1. Le pôle multiservices : un lieu de cristallisation

Les situations exposées se déroulent au sein du pôle multiservices, lieu venant concentrer un certain nombre de situations dites complexes par les professionnels.les. Cette cristallisation s’explique, comme évoqué plus haut, par la proportion de personnes ayant des difficultés de travail ou de compréhension plus importantes que dans les autres pôles. Il comptabilise environ la moitié des personnes de plus de 45 ans de l’effectif total et le plus grand nombre de personnes de plus de 60 ans. Cette cristallisation est également à mettre en parallèle avec le vieillissement des encadrants eux-mêmes qui vivent en résonnance le processus d’avancée en âge.

De plus, au fil des années, ce pôle prend également en charge les personnes ressentant une certaine fatigue ne leur permettant plus de réaliser les activités confiées au sein de leur pôle d’origine (atelier espaces verts par exemple). Ce dernier élément révèle l’inégalité

d’accompagnement des personnes au sein même des pôles et ainsi la place accordée à la

fatigabilité et au possible vieillissement des travailleurs.euses selon les ateliers. Sous couvert d’une rentabilité croissante, le rythme de travail soutenu au pôle services extérieurs et au pôle technique donne le ton, et ne laisse que peu de place, pour ne pas dire aucune place, à tout relâchement, fatigue voire signes liés en grande partie au vieillissement, alors sitôt réorientés au sein du pôle multiservices. Cela vient pointer la forte pression économique subie par les ESAT et les incidences engendrées sur la qualité de l’accompagnement. Les notions de travail, de production et le caractère performatif associé sont prédominants, le temps de l’accompagnement au sein de l’ESAT étant centré majoritairement autour de cette dimension. Ce discours ambiant emprunté au modèle économique des entreprises participe à l’émergence de pratiques professionnelles amenant à « sélectionner » les travailleurs.euses en capacité de produire et à reléguer aux activités dites « improductives », les personnes dont les compétences

46 son amoindries du fait de leur pathologie ou de leur possible vieillissement. Aussi, cette focale vient exclure, au sein même d’un milieu censé les protéger, les personnes les plus en difficultés n’appartenant pas totalement à ce temps productif. Nous retrouvons ce même schéma de manière générale au sein de nos sociétés, dans lesquelles l’injonction à l’activité reste la norme et s’oppose à l’inactivité, état dévalorisé. Pressés entre ces deux injonctions, les professionnels.les composent au quotidien.

Nous notons également que cette cristallisation rime avec « infantilisation », ce qui reste paradoxal au regard du public adulte accueilli et de leur état de vieillissement assigné. Dans les situations décrites, certaines pratiques restent infantilisantes et sont perçues à travers la sémantique utilisée : sanction, apprentissage, etc. Nous pourrions nous attarder quelques instants sur la question des apprentissages qui n’est pas anodine et en dit long sur la façon dont les professionnels.les pensent et envisagent leurs actions. Ce terme est très souvent utilisé dans le secteur médico-social : les séquences d’apprentissage désignent différentes étapes détaillées permettant d’apprendre un geste professionnel et, par répétition, d’en acquérir la compétence. Parallèlement, ce terme qualifie également la capacité d’un enfant à apprendre des savoirs scolaires. Paradoxalement, dans le monde adulte « ordinaire », nous n’entendons pas parler d’apprentissage mais plus d’acquisition de compétences ou de savoir-faire. Dans cet exemple précis, son utilisation semble dénoter une certaine infantilisation, le modèle éducatif dominant et intériorisé étant celui « de l’éducation d’un enfant en progrès » (Gabbaï, 2002, p. 30). Le.la moniteur.trice se doit obligatoirement de délivrer un apprentissage aux travailleurs.euses, sans lequel ce dernier peut alors se retrouver exclu de la chaîne de production et donc de l’accompagnement. Nous revenons donc inexorablement au poids de la production et à la quasi- impossibilité, dans ce cadre précis, à penser voire envisager l’avancée en âge et sa prise en compte, nécessitant pour le.la professionnel.le de se décentrer de cette dimension d’activité, comme rendement afin de laisser place à la conception de l’activité comme outil d’accompagnement médico-social.

La question des sanctions est aussi à relever : que doit-on penser de sanctions attribuées à une personne suite à une action allant à l‘encontre du règlement, donnant lieu à des rendez-vous avec la personne concernée, et des tournures de phrase du type « si tu continues dans cette voie,

nous devrons appeler tes parents » rappelant lointainement les années de l’école primaire ?

Le vieillissement des personnes renvoie à la temporalité « de » l’accompagnement et « dans »

47 elle met en parallèle le temps des professionnels qualifié de « temps de l’urgence » (Ancet, 2011, p.204), qui est bien souvent compté, contraint, et « ne prend pas en compte le processus

particulier de temporalisation des personnes » (Jeanne, 2011, p.15), au temps des

travailleurs.euses, « étiré-dilaté » (idem, p. 204). Aussi les professionnels.les, aux prises avec leur propre relation au temps, laissent les personnes avec leurs éprouvés et focalisent leur attention sur les éléments d’aggravation. Nous pouvons donc mesurer le heurt des temporalités, entre le temps de l’attente (étiré) et le temps de la vitesse, souvent minuté, où le maitre mot est l’anticipation des actions qui vont suivre. Cela témoigne de l’importance à accorder à l’adaptation au temps et au rythme pour mieux accompagner.

Les personnes avançant en âge ne correspondent plus à la norme imposée dans les ESAT, reflétant un « idéal éducatif visant à apprécier le retard d’intégration par rapport à une norme

et à permettre à la personne accompagnée de rejoindre cette norme (progression, réparation, adaptation, intégration, etc. » (Ion, 2010, p. 76). Les professionnels.les sont confronté.es à leurs

propres exigences et au deuil à faire de cette impossible « normalisation ». Le paradigme de l’apprentissage, qui n’est pas toujours pensé sur la dynamique de professionnalisation, et de l’éducation structure en profondeur les actions, remises en question par le vieillissement. Dans ce contexte, la moindre manifestation de l’avancée en âge déclenche angoisse chez les professionnels.les, impuissants face à une perte d’acquisition ou d’autonomie, perte bien souvent relative au regard de la réelle autonomie acquise : « les équipes ont été formées à

trouver le sens de leur travail dans la dynamique de la progression et l’acquisition de compétences » (idem, p. 30). Elles sont donc confrontées à de véritables « épreuves de

professionnalité » (Ravon, Vidal- Naquet, 2016) venant bousculer un savoir-faire et le sens des

leurs missions.

2.3.2. L’enchainement de situations problématiques : un vieillissement attribué

Comme nous l’avons évoqué, le vieillissement est souvent envisagé à tort dans une dimension biologique de déclin. Dans les situations exposées, nous notons trois éléments récurrents :

- La focalisation de l’attention des équipes autour des travailleurs.euses de plus de 55 ans et pour lesquels.les nous notons une impossibilité à construire le sens des actions,

- L’attribution systématique des difficultés rencontrées par les équipes face à une situation donnée, à des signes inéluctables de vieillissement, sans recherche d’autres éléments pouvant expliquer les faits. Le coupable clairement identifié prémunit les équipes de tout échec dans l’accompagnement,

48 - L’enchaînement quasi continu dans ce pôle d’activités des situations qualifiées de complexes par les professionnels.les encadrants.es venant mettre à jour les craintes autour de l’avancée en âge des personnes en situation de handicap.

Le vieillissement tel qu’il est perçu par les professionnels.les les amène à une assignation des personnes accompagnées : assignation à être vieux pour toutes les personnes de plus de 45 ans, allant de pair avec une régression inévitable des capacités de travail et une recrudescence des problèmes de santé. Ce vieillissement attribué vient, comme un grain de sable, enrayer les rouages d’un accompagnement en ESAT, défini et formalisé autour de la dimension de travail et d’efficience, centré sur la vision du (de la) travailleur.euse comme acteur.trice de son projet de vie, et autonome. Autant d’injonctions contradictoires, qui viennent, de fait, réinterroger le rôle, la place et les missions de chacun dans la prise en charge. Aussi, un changement constaté chez un travailleur de plus de 45 ans (comportement, humeur, etc.) est bien souvent identifié, en premier lieu, par les professionnels, comme indicateur du vieillissement. Le signe potentiel de l’évolution de la maladie ou toute autre modification dans l’environnement global de la personne est alors totalement occulté. L’idée largement partagée selon laquelle les travailleurs.euses en situation de handicap d’ESAT connaissent un vieillissement prématuré, entraîne les professionnels vers une stigmatisation de certains comportements comme vieillissement inéluctable. Il en est de même concernant les conditions de travail (pénibilité, répétitivité etc.) entrainant une possible usure professionnelle, pouvant aller jusqu’à une désadaptation, bien souvent confondue avec des signes de vieillissement prématuré. E. Zucman met en évidence la difficulté pour les professionnels à poser un diagnostic précis : « on est

souvent tenté d’imputer au vieillissement une perte de l’appétit, une aggravation de la capacité à se mouvoir ou un repli sur soi » (2011, p. 42). Les réels besoins et attentes de la personne ne

sont pas ou mal évalués, amenant à un accompagnement inadapté, ne prenant pas en compte le ralentissement des rythmes de vie.

2.3.3. Une parole et un « éprouvé » non pris en compte

Un des points communs aux situations présentées est l’absence de prise en compte de la parole de la personne concernée. Assignée à une place de personne vieillissante par son âge et ses difficultés, elle se trouve enfermée dans des limites que lui attribuent et projettent les professionnel.ls intervenant dans son accompagnement. En ce sens, le vieillissement vient rajouter au handicap vécu une problématique supplémentaire, faisant référence à la notion de double peine, comme développé dans le contexte général de ce mémoire. Les personnes sont alors envisagées, en premier lieu, sous l’angle des « manques » plutôt que des « potentialités ».

49 Malgré les différentes lois (2002 et 2005) mettant au premier plan la notion d’usager-acteur, de citoyenneté, d’expression et de participation sociale, la parole des personnes en situation de handicap reste, encore aujourd’hui, difficilement prise en compte. En effet, elle est bien souvent victime d'un discrédit du fait de leur déficience ou de leur pathologie psychiatrique, leur handicap étant perçu comme un frein à leurs compétences et capacités à porter une expérience et un savoir. La valorisation de leur discours est un élément essentiel, à mon sens, dans la construction de leur positionnement identitaire. Cela fait référence au postulat sur lequel se fonde le champ des disability studies, que nous développerons dans le chapitre 3, défendant l’idée que les personnes concernées détiennent l’expertise de leur propre vécu et dans les décisions en lien avec ce qui « est mieux ou bien pour elles ».

Il s’agit ici de recentrer les actions proposées sur les besoins réels de la personne en situation de handicap et de passer d’une vision de prise en charge à une notion de prise en compte, valorisant la construction commune sur la base d’un savoir expérientiel propre à chacun.

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SAISIR LE VIEILLISSEMENT DES PERSONNES EN SITUATION DE

HANDICAP : PROBLEMATIQUE ET QUESTIONS

Le vieillissement confronte l’association et les professionnels à un défi ordinaire, celui du passage de l’« éducation » et du gain en autonomie, à la préservation ou à la conservation de l’autonomie, et réinterroge le sens même de leurs actions au quotidien. À travers l'ensemble des situations que j'ai pu observer et pour lesquelles j'ai pu intervenir, je constate qu’au sein de l’ESAT, principalement, tout se passe comme si, à partir d'un certain âge, 45 à 50 ans, l'ensemble des difficultés rencontrées par les personnes accueillies ne s’expliquaient que par un seul fait récurrent, inévitable et indiscutable : le vieillissement. Cette explication vient donner une légitimité à la complexité d'adaptation de l'accompagnement rencontrée.

Dans ce contexte bien défini, je m’interroge donc : qu’en est-il du regard que portent les

personnes en situation de handicap vieillissantes elles-mêmes sur leur propre vieillissement ?

- Comment se sentent-elles vieillir ou non vieillir ?

- Comment envisagent-elles de vieillir? Cette vision est-elle comparable à celles projetées

par les professionnels ?

- La place assignée par les professionnels.les aux personnes a-t-elle une incidence dans leur

projection concernant leur avancée en âge?

- En quoi leurs situations de vie (trajectoires, travail, lieu de vie, etc.) font varier ou non le

regard qu’elles portent sur leur vieillissement de manière plus générale?

En d’autres termes, comment les personnes en situation de handicap accompagnées au sein de l’association ressentent-elles et envisagent-elles leur propre vieillissement dans ce contexte. A travers ce travail de recherche, je souhaite mettre en évidence que, bien que le vieillissement

des personnes en situation de handicap se déroule dans un contexte particulier (de prise en charge institutionnelle, de représentations stéréotypées, de place assignée, de pratiques professionnelles inadaptées), il n’en reste pas moins ordinaire.

Afin d’apporter des éléments de réponse, j’ai dû réinterroger ma posture et utiliser une méthodologie adaptée.

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