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Chapitre 3 : Projection dans l'avenir individuel

3.7 Projection dans un demain identique

Étonnamment, lorsque les jeunes parlent de ce que pourra être leur vie à l'âge de 35 ans, de 55 ans et de 75 ans, la majorité dépeint un futur presque identique au présent. À l'exception de Coralie, le changement du monde n'est pas pris en compte au moment de se projeter dans l'avenir individuel. Le graphique « projection à l'aide des proches » démontre bien cette manière d'imaginer son futur-avenir dans un monde, c'est-à-dire un contexte social, économique, politique, technologique et environnemental qui serait identique au présent.

3.7.1 Les personnes de références

Pour se projeter dans l'avenir, les jeunes se réfèrent à différentes figures, comme ce cousin de 35 ans qui a une vie familiale bien remplie. Ils et elles supposent que leur vie sera semblable à celles de ces personnes de référence.

Tu sais, à 35 ans, je vais avoir des enfants, puis là, ils vont aller à l'école. Puis là, je vais avoir un emploi, puis Cédric va avoir un emploi. Puis... c'est ça, tu sais, on va, on va être dans notre routine, tu sais. Mon demi-frère, il

a 35 ans, tu sais. J'imagine un truc similaire à ça là. On a notre quotidien puis c'est gérer heu... tu sais, les crises de nos enfants. (Jessica)

Projection à l'âge des proches dans un monde identique

Lorsqu’ils imaginent ce que sera leur vie vers 55 ans, les jeunes se réfèrent à ces modèles que sont leurs parents qui ont à peu près cet âge. Bien que Sonia analyse la fatigue de sa mère et s'attend à avoir sa claque du travail à cet âge, elle conçoit néanmoins le monde du travail et des loisirs en 2050 comme très similaires à ce qu’ils sont actuellement.

Bien je pense que à 55 ans, c'est un peu l'âge que les enfants vont être rendus des jeunes adultes donc je pense que ça va être de les épauler pour heu, partir leur début de vie. Puis heu... je ne sais pas, non je ne sais pas. C'est un peu comme mes parents, c'est difficile de, de penser à ça, 55 ans. Je pense que, tu sais, je regarde beaucoup les adultes, bin les adultes de mon entourage, mettons, je regarde ma mère, justement l'amie de ma mère. Puis je trouve justement un peu que la vie qu'elles ont présentement, […] je trouve qu'elles restent un peu trop chez elles. Mais je sais qu'elles auraient le goût de faire plus de trucs, mais que c'est le travail qui devient, tu sais, qui fait en sorte qu'elle rentre chez eux puis qu'elles sont fatiguées. Puis bien, moi, c'est quelque chose que j'aimerais passer par-dessus. Puis heu.... bien, je pense, je ne vois pas pourquoi à 55 ans je deviendrais une solitaire heu qui part vivre en ermite dans le bois ou autour du monde. Fait que je pense que ce sera encore la famille [qui sera importante]. Puis j'imagine que je vais commencer la retraite à 55

ans puis me faire des petits,… des petits projets là. Me connaissant, je vais être tannée rendue là. (Sonia)

Imaginant leur vie à 75 ans, ce sont les grands-parents qui sont évoqués comme référence. Ils et elles sont rendu(e)s à l'âge du tricot, des cartes et du bénévolat.

Au jour le jour, ça risque de ressembler à la vie de mes grands-parents, ou de mes oncles de mes parents. Ils ont une vie assez au jour le jour, justement. C'est des gens, justement, qu'étant donné qu'ils n'ont plus de travail, leur enfant est placé, tout. C'est des gens qui ne se limitent plus à rien. Eux autres se disent, « bon, un matin, on descend à telle place, on va faire telle chose ». Il n'y a plus rien qui les arrête. J'espère que ça va être aussi spontané que ça [claquement de doigts]. J'aimerais bien ça que ce le soit en fait : bon, je me lève un matin, j'ai rien de prévu, absolument rien. J'établis un plan de match, je décolle. J'aimerais ça, tu sais. C'est sûr que je suis un gars routinier un peu. Mais là, rendu là, je pense que je vais avoir l'opportunité, j'espère pouvoir me lancer dans des petites frivoleries. (Riel)

Chacun de ces proches incarne un exemple de ce que pourra être la vie de la personne lorsqu’elle sera rendue au même âge. La projection dans l'identique ne prend alors pas en compte d’éventuels changements à venir dans la société. On parle comme si les foyers de personnes âgées, une création pourtant récente, devaient être encore d'actualité dans 50 ans.

Ils ont déjà réussi à rendre les maisons de vieux cool, fait que je me dis que si elles sont déjà cool à notre âge, ils vont faire des maisons de vieux vraiment plus cool. Je vais peut-être aimer ça. Ça va me rappeler les colonies de vacances. Ouais, dans le fond, moi tu sais, sur le bateau, je suis dans un petit espace fermé. Si j’allais vivre là, ça me rappellerait sûrement ma jeunesse. (Joséphine)

Le souci du détail est intéressant. Elle voudrait s'occuper de la bibliothèque parce qu'elle ne sait pas jouer aux cartes, les deux premières activités qui lui viennent en tête à cet âge. Ensuite, elle ajoute qu'au lieu des tournois de bridge, « ça va être des tournois de Donkey Kong, parce que ça va être le monde des jeux vidéos qui vont être rendus là » (Joséphine). Mais elle préférera quand même les livres. Dans sa projection, on retrouve la même forme sociale de ségrégation des personnes âgées que nous avons mise en place durant les 50 dernières années, mais avec des gens légèrement différents au plan des intérêts. Lorsque des jeunes (Francis, Véronique) s'élèvent contre les « pacages à vieux » (Francis), c'est pour vouloir héberger leurs parents chez eux, faire un accroc dans la trame qu'ils envisagent eux aussi toujours dominante dans 50 ans. Cette forme de projection personnelle

dans un monde identique au présent pointe vers une certaine domination du présent sur ses versants passé et futur, ce qui semble bien appuyer la thèse du présentisme de François Hartog (2012).

3.7.2 L'inertie identitaire

Le changement identitaire qui accompagne le vieillissement est peu considéré par les jeunes participant(e)s, ce qui est particulier, voire paradoxal. Leurs réponses recoupent une impressionnante étude en psychologie de Jordi Quoidbach, Dean Gilbert et Timothy Wilson (2013). Pour mesurer le changement identitaire, ils avaient demandé à des personnes entre 20 et 65 ans quels seront leur groupe de musique préféré dans dix ans et le prix du billet qu'ils et elles seraient disposé(e)s à débourser pour le voir, leur met préféré dans dix ans et ainsi de suite pour une série de variables. Ensuite, ils ont demandé aux répondant(e)s quel était le groupe de musique qu’ils et elles préféraient il y a dix ans et le prix qu’ils étaient disposés à payer pour aller les voir, le met favori à l'époque et ainsi de suite. Ils observent que le changement objectif de la personnalité, des valeurs et des préférences entre le moment passé et le présent est toujours beaucoup plus élevé que celui anticipé en regard de l’avenir.

Ainsi, ces chercheurs remarquent que les gens savent avoir changé dans le passé, mais qu'ils pensent toujours avoir désormais atteint leur maturité identitaire au moment de l'enquête, peu importe leur âge. Or, la sous- estimation du changement identitaire attendu est toujours considérable par rapport à ce qui est observé. Les chercheurs remarquent aussi que les personnes de 20 ans changent beaucoup plus que celles de 60 ans. Mais quel que soit l'âge, on a chaque fois l'impression qu'aujourd'hui est le moment où l'on cesse de changer !

Les jeunes rencontré(e)s parlent en tenant pour acquis qu'ils et elles ne vont pas changer de goûts ni de valeurs pour le reste de leur vie. Ces résultats font directement écho à la sous-estimation du changement identitaire mesuré par Quoidbach et coll. L'estimation du changement identitaire demande une double opération : celle de retourner dans son passé pour évaluer sa propre transformation avant d’effectuer un bond en avant et d’anticiper le change-

Changement prédit et reporté sur une décennie

(Quoidbach, Gilbert et Wilson, 2013 : 97)

ment à venir. Le fait que, rendus à 55 ans, les jeunes auront deux fois et demie l’âge qu’ils ont au moment de l'entrevue complique encore plus cette estimation. Cette perception de la permanence de leur identité se prolonge dans le monde. Avec cette perception d'une personnalité immobile dans un monde qui demeurera semblable, nous avons deux facteurs qui appuient la thèse du présentisme (Hartog, 2012).