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Chapitre 3 : Projection dans l'avenir individuel

3.6 Institutions qui structurent la projection

3.6.2 Le couple

La permanence des couples, bien que souhaitée par les jeunes, est souvent remise en question. Aimer son ou sa partenaire ne garantit pas la réciprocité. C'est insuffisant pour se prémunir d'une éventuelle rupture. Sans précisément connaître cette statistique, les jeunes sentent bien que les couples se caractérisent par leur précarité (Ambert, 2009 ; Girard, 2008 ;

Tahon, 2000)27. Madeleine Pastinelli explique bien cette tension entre le désir

de pérennité et la « menace » de l'éphémère.

Le glissement des bases de la relation conjugale qui se fonde désormais sur le sentiment amoureux et, partant, sur l'électivité de la relation a entraîné la fragilisation des couples qui sont appelés à être dissous plus facilement qu'autrefois, suivant les aléas du sentiment et de l'identité des conjoints. Par ailleurs, le couple inscrit dans la longue durée demeure le modèle de référence auquel la grande majorité des individus aspirent. (2003 : 33)

Or, les nombreux exemples qu’ont les jeunes autour d’eux, trouvant écho dans leur propre expérience, leur permettent à la fois de souhaiter ardemment et d’anticiper sincèrement un couple durable. Mais l'incertitude finit généralement par pointer le nez, l'hésitation s'insérant dans la formulation du projet.

En même temps, mon copain est en train de faire sa maîtrise, mais après s’il veut faire un doc[torat], il dit qu'il veut changer d'université puis je me dis, l’université ailleurs que dans Québec, ça existe fait que peut-être qu'à ce moment… Bien en tout cas, rendu là on en discutera. Puis on verra… Bien, j'espère être toujours avec [lui]. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver, fait que je me dis : " on verra rendu là ". (David)

La longue durée est souhaitée par l'ensemble des jeunes rencontré(e)s, puisque le prolongement du couple est la fondation d'une famille. Cependant, là non plus rien n'est assuré. « Mais tu sais, c'est un peu ça, tu sais. J'imagine mes projets avec Cédric, puis là je suis comme : " Tu sais, les chances pour qu'un couple survive aussi longtemps, là, [jusqu'à ce qu'on aie 55 ans]…". [silence] Ouin. [silence] C'est triste. » (Jessica). Un désir de durée donc, sous l’épée de Damoclès de la réaliste fragilité qui l'accompagne.

3.6.3 La famille

J’aborde distinctement « couple » et « famille » parce que les jeunes le font. Aujourd'hui, il est tout à fait pensable, voire normal, d'être parent monoparental, ou d'être en couple et de choisir de ne pas avoir d'enfant. Ceci

27 « Les dernières données disponibles sur les divorces sont celles de l’année 2008. Le fichier de données sur les divorces était produit par Statistique Canada à partir des données recueillies par le Bureau d’enregistrement des actions en divorce du ministère de la Justice du Canada. Statistique Canada a toutefois annoncé sa décision d’en cesser la production pour les années ultérieures. Une analyse des tendances de divortialité au Québec jusqu’en 2008 est parue dans l’édition 2011 du Bilan démographique du Québec, disponible sur le site Web de l’Institut. » (Girard, 2015).

n'est pas nouveau. Houle et Hurtubise (1991) ont parcouru et analysé des lettres d'amour de couples canadiens-français du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle pour connaître le sens donné au fait d'avoir des enfants. Ils ont distingué trois périodes. Dans la première, les enfants vont de soi et on n'en parle presque pas dans les correspondances. Durant la deuxième période, lorsque les couples parlent d'enfants, c'est pour parler de la limitation de la taille de la famille afin de se donner la possibilité de bien les élever et de les aimer. Dans la dernière période, les enfants disparaissent des discussions au profit des projets de couple qui deviennent centraux. En somme, la naissance de l'enfant se dissocie du couple dès 1950. Parmi les jeunes rencontré(e)s, David et Noémie n'envisagent pas pour l'instant de fonder une famille. « Avant j'étais convaincu qu'il fallait que j'aie des enfants dans la vie. Parce que j'avais l'exemple de ma mère, qu’elle n'a rien fait d'autre que d'avoir des enfants puis de les élever. Puis à un moment donné, […] j'ai décidé que non, je ne suis pas obligée d'avoir des enfants, puis que […] si je n'ai pas envie d'en avoir, bien fuck off, tu sais ! » (Noémie). Le mariage, discrétionnaire, cesse d'être automatiquement fondateur d'une famille, elle-même devenue optionnelle.

De son côté, le modèle familial devient pluriel et perd de son hégémonie. La grande majorité des jeunes anticipent et désirent tout de même une famille conventionnelle d'enfants biologiques dans un couple hétérosexuel. « 35 ans, j'ai les deux enfants déjà là. Il y en a un autre qui arrive. Puis j'ai ma petite maison avec ma petite terre à bois, puis j'ai ma job puis je travaille. Je mets de l'argent dans mes REER puis tout. Petite vie là. » (Matéo). Dans ses formes marginales, Coralie, comme anarchiste, est très ouverte aux multiples modèles de la famille : recomposée, plusieurs parents, monoparentale, conventionnelle. Véronique, avec son implication dans les milieux qui promeuvent la diversité sexuelle, se montre tout aussi disposée à expérimenter des nouveaux modèles familiaux.

[Je veux] quand même plusieurs [enfants]. Genre quatre, cinq, là, peut- être plus, là. Je ne me vois pas nécessairement les avoir avec la même personne. Je ne suis pas supposée dire ça, parce que là j'ai un chum, puis je devrais dire : « Ah, je veux avoir des enfants avec lui ». Mais tu sais, on va être réaliste dans la vie. […] C'est ça que je disais tantôt, d'avoir des enfants avec un père homosexuel, tu sais, d'avoir deux, trois avec un

père, ou différents pères homosexuels que je sais qu'ils sont des bons pères. Puis ça, ça me ferait, mais, un grand bonheur ! Parce que tu sais, c'est plus compliqué pour les hommes homosexuels d'avoir des enfants. Puis il y a tellement de modèles. (Véronique)

Si pour Jessica la famille représente l'institution qui donnera un sens à sa vie, plusieurs autres répondant(e)s qui ne la placent pas au cœur de leur projection affirment néanmoins que les enfants seront leur « principale préoccupation » (Matéo). Dagenais (2000) nous rappelle d’ailleurs que le rapport à la parentalité s'est transformé. Devenir parent ne consisterait plus à élever des êtres qui appartiendraient à une communauté universelle comme dans la modernité, mais s'inscrirait plutôt dans une démarche narcissique et expérientielle. En entrevue, certain(e)s jeunes n’hésitent pas à parler de « mes enfants à moi » (Katy), ou de dire qu’ils vont « faire [leurs] enfants » (Joséphine), ce qui place l'individu au centre du projet d'enfant. Les enfants sont aussi relégués au statut de « projet parmi d'autres » dans la trajectoire anticipée, ce qui renforce le rapport électif à la famille. D'ailleurs, ce rapport à la famille s'est installé dès la génération des parents des babys- boomers et se reproduit depuis, comme nous le rappelle Dagenais (2000), en se basant sur La génération lyrique de François Ricard (1992) :

Ayant grandi pendant la crise et la guerre, les parents des baby-boomers ont fait l'expérience d'un monde effondré, expérience décisive dans ce que sera l'après-guerre. Le soupir de soulagement que pousseront après la guerre les jeunes en âge de procréer ne les portera pas à redécouvrir le monde, mais les ramènera à eux-mêmes. Ils auront une vie construite à l'aune du bonheur familial, toute consommatoire. (Dagenais, 2000 : 223)

Il n’est toutefois pas clair que la consommation soit si centrale dans les projections des jeunes rencontré(e)s. En effet, Francis fait preuve de frugalité et de simplicité dans sa vie actuelle et dit qu'il entend poursuivre dans ce sens. Véronique veut trouver le sens de sa vie dans des plaisirs qui ne passent pas par la consommation. Jessica remet en question le productivisme et la consommation. Le changement du rapport à la famille dans la société contemporaine dont parle Dagenais est bien présent dans les entrevues et semble être généralisé, mais le rapport à la consommation l'est moins. Probablement que les mentalités ont cheminé depuis la génération lyrique des baby-boomers, notamment en raison des débats entourant les changements climatiques, les continents de déchets dans les océans, etc.