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La revue de littérature nous a montré que la diversité ethnoculturelle interpelle les bases sur lesquelles se fondent les pratiques organisationnelles et les relations sociales en milieu de travail. En dépit du caractère de plus en plus diversifié des organisations (Holck, L. et al. 2016; Meeussen et al., 2014, Schwabenland et al., 2015; Trittin et Schoeneborn, 2017), nous avons constaté que très peu d’études se sont intéressées aux dynamiques interactionnelles et organisationnelles inhérentes à cette diversification de la main- d’œuvre. Autrement dit, nous n’en savons finalement que très peu sur la manière dont un programme de diversification des ressources humaines se négocie.

La création d’un nouveau discours sur la diversité va, en effet, souvent de pair avec la mise en place de nouvelles normes, perspectives et pratiques organisationnelles. C’est pourquoi l’analyse des pratiques discursives et de leurs effets sur la réalité organisationnelle pourrait être, de ce fait, particulièrement pertinente dans la mesure où elle permettrait de montrer comment les initiatives de diversité se construisent et se déconstruisent avant tout par le discours des membres de l’organisation au fur et à mesure qu’ils tentent de faire sens (Weick, 1995) des initiatives de diversité, que ce soit pour se les approprier ou, au contraire, les rejeter.

Or, selon une perspective constitutive communicationnelle, le processus de mise en œuvre d’un programme de diversité doit, par définition, ressembler davantage à une série

87 de négociations, de traductions et de médiations par lesquelles chaque membre peut participer activement à la mise en œuvre ou au rejet de l’initiative. De ce point de vue, l’accent est mis sur les discours en interaction de ceux qui participent à de tels programmes. Ces négociations pourront ainsi entraîner l’adoption ou le rejet des règles et pratiques organisationnelles qui soutiennent ces initiatives, des phénomènes qui doivent, selon cette approche, s’observer sur la terre ferme des interactions (Cooren, 2010).

Idéalement, l’implantation de telles initiatives doit donc amener les participants à s’approprier ces programmes de diversité organisationnelle, ce qui n’est souvent pas une mince affaire. S’approprier une initiative, « c’est donc la faire sienne, l’adapter à soi » (Abdallah, 2007, p. 8).La notion d’appropriation devient alors centrale aux initiatives de diversité puisque c’est à travers elle que les membres de l’organisation adopteront des normes, des règles et des principes sous-jacents aux initiatives. Toute nouvelle initiative organisationnelle doit, en quelque sorte, réussir le test de l’appropriation, c’est-à-dire démontrer qu’elle s’aligne, ou du moins n’interfère pas, avec ce que les membres se sont déjà approprié, c’est-à-dire les valeurs, normes et principes auxquels ils sentent une forme d’attachement.

L’appropriation permettrait ainsi l’internalisation de normes et de principes qui pourraient ainsi concrétiser la mise en place de différentes initiatives. C’est donc en s’appropriant les programmes et initiatives de diversité que les participants peuvent donc les « intégrer » à leurs pratiques et leurs discours (Abdallah, 2007). Ceci permettrait notamment la création d’un nouveau discours sur la diversité ainsi que l’adoption de pratiques se voulant plus inclusives.

En somme, toute initiative de diversité appelle une série d’actions et de pratiques que l’organisation est censée mettre en place et qu’il semble a priori utile, voire même

88 crucial, de mieux comprendre. Qui plus est, ce qui oriente et guide la mise en place de ces pratiques est l’adoption de normes organisationnelles qui se rattachent aux types de programmes que nous avons précédemment présentés. D’un point de vue communicationnel, on peut donc s’interroger sur la manière dont ces normes sont réappropriées et construites dans l’interaction. Les normes sont, en quelque sorte, générées, reconstituées, mais surtout négociées dans les interactions entourant la mise en place d’initiatives de diversité. C’est cette négociation/appropriation que nous proposons d’étudier dans la mesure où il nous semble que le devenir de ces initiatives en dépend fortement.

Les acteurs tentent, en effet, de définir la situation dans laquelle ils se trouvent par l’entremise de différentes pratiques discursives. Les normes peuvent être vues comme autant de « réalités malléables que les acteurs se réapproprient réflexivement, altèrent et adaptent au cours de leur mise en œuvre dans le contexte d’actions concrètes » (Robichaud et Benoit-Barné, 2010, p. 41). Il nous semble ainsi que le cours de l’action ou la trajectoire de la mise en place des initiatives devrait dépendre inévitablement de cette réappropriation et de la manière dont les acteurs font sens collectivement de ces initiatives de diversité. En ce qui concerne les études traitant des initiatives de diversité, nous avons vu que lorsqu’elles s’intéressent à la dimension communicationnelle de ce phénomène, elles tendent malheureusement à se concentrer essentiellement sur la manière dont la communication devient un outil de gestion permettant d’appuyer la finalité de ces programmes et de ces initiatives. On insiste ainsi sur la circulation de messages clés pour promouvoir la diversité organisationnelle.

Par ailleurs, si plusieurs reconnaissent l’importance fondamentale de la communication dans la mise en place de ce genre d’initiatives, celle-ci est souvent vue

89 comme un simple échange d’informations entre les membres et les initiateurs des programmes. Par conséquent, les efforts d’implantation de nouveaux projets pour promouvoir la diversité se concentrent sur les moyens de favoriser une meilleure circulation de l’information entre les participants. De ce fait, il semble qu’on omet de prendre en compte les diverses interprétations/traductions/appropriations qui surgissent pendant la phase de mise en œuvre. Or, des études s’inspirant d’une approche constitutive (McClellan et al., 2011; Trittin et Schoeneborn, 2017) nous invitent à porter plus d’attention au rôle central que peut jouer la communication dans la mise en place d’initiatives de diversité.

Dès lors, dans le cadre de l’implantation d’une initiative de diversité, le discours des membres de l’organisation peut être analysé dans le but de repérer et d’identifier les voix convergentes ainsi que les voix discordantes qui se font entendre au sein de l’organisation et participent ou non à l’appropriation de l’initiative.

Compte tenu de ce qui précède, nous posons donc la question de recherche suivante :

QR1) Comment les membres d’une organisation négocient-ils l’appropriation ou la désappropriation des normes et pratiques sur lesquelles s’appuie un nouveau discours portant sur la diversification ethnoculturelle de l’entreprise ?

Cette recherche doctorale pose donc la question de savoir comment concrètement les membres de l’organisation en arrivent à s’approprier ou non les programmes portant sur la diversité ethnoculturelle, sachant que ce type de programmes s’incarnent dans les dialogues, discussions et conversations, mais aussi dans les comptes-rendus des acteurs lorsque nous les interrogeons.

90 Ce travail de recherche vise ainsi à apporter un éclairage sur le processus d’appropriation qui se déploie et émerge dans un contexte de diversification des effectifs. Notre question de recherche a servi principalement de guide dans l’exploration de ce phénomène, mais il est à noter qu’elle est toutefois demeurée assez ouverte tout au long de notre enquête. Nous l’avons, par le fait même, ajusté au fil des analyses qui seront présentées au chapitre 5. La question de recherche a aussi servi à identifier et cerner le phénomène que nous voulions explorer sans toutefois chercher à proposer des hypothèses, ni à limiter nos angles d’investigation. De plus, pour explorer notre question de recherche, nous avons privilégié, comme stratégie, l’étude d’un cas unique, mais riche et « révélateur ». Cependant, avant d’aller plus loin dans l’exposé de notre démarche méthodologique, il importe maintenant de présenter certains concepts clés qui constituent notre cadre théorique et qui seront discutés dans le prochain chapitre.

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CHAPITRE 3

Cadre théorique

Journal de bord (27 mai 2017)

Aujourd’hui, c’était ma troisième rencontre avec l’équipe de projet. L’équipe est maintenant réduite. Il y a Amélie, qui revient des vacances, Josée et moi-même. Je crois qu’on va maintenant former une nouvelle équipe de projet (plus réduite) qui se rencontre et discute régulièrement. Les autres membres sont toujours parties prenantes, mais ne participeront pas aux rencontres. Ils font partie de l’équipe parce qu’ils sont amenés à prendre certaines décisions tout au long du projet, mais ils ne se déplaceront pas nécessairement pour les réunions. La porte-parole, ou marraine du projet, continue d’être informée tantôt par Jacques, le gestionnaire, et tantôt par Josée, la conseillère en ressources humaines. Certaines ressources humaines sont associées (et non allouées) au projet et ces mêmes ressources délèguent à d’autres ayant apparemment moins de charges de travail. Autrement dit, le projet représente pour certains un surplus de travail, une tâche de plus, sans qu’il y ait vraiment une reconnaissance formelle pour cette implication, soit financière ou symbolique. Il reste donc peu de personnel réellement impliqué dans les opérations courantes liées au projet, ce qui fait qu’il y a moins de personnes pour réfléchir à la stratégie qui pourrait permettre de mener à bien ce projet. Demain, il y aura le lancement officiel du projet devant les médias (…).Tout se jouera alors plus au niveau politique, des apparences et de l’image de l’entreprise. La porte-parole va prononcer un discours officiel, rencontrer les médias et les parties prenantes impliquées dans le projet.

92 Comme nous l’avons mentionné plus haut, dans une perspective communicationnelle constitutive, une initiative de diversité peut être étudiée à travers l’analyse des interactions et discours qui la font être et évoluer. Comme nous pouvons le voir dans le dernier extrait, on peut penser à une série de discours officiels que présente l’organisation à ses différentes parties prenantes. Il s’agit alors de démontrer publiquement les différentes formes d’engagement que l’organisation souhaite prendre pour diversifier sa main-d’œuvre. L’engagement, après la lecture de cet extrait, ne semble pas toujours se refléter dans les pratiques de l’organisation, ni dans l’allocation des ressources au projet de diversification.

Comme nous le verrons dans cette thèse, il sera aussi question d’une conception plus large de la notion de discours organisationnel. Ce chapitre dédié au cadre théorique sera donc également l’occasion d’expliciter la relation entre discours et communication. Aussi, nous pourrons montrer en quoi consiste la perspective communicationnelle des organisations, une perspective qui nous permet de jeter un regard neuf sur la question des initiatives et des programmes de diversité ethnoculturelle. Nous exposerons dans le détail les différentes conceptions de la communication que nous avons entrevues dans le chapitre 2 et qui ont amené la naissance du champ de recherche de la communication organisationnelle. À la suite de cela, nous aborderons la performativité et l’approche constitutive des organisations (CCO).