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La mobilisation des approches performatives pour l’étude de la diversité ethnoculturelle dans les organisations permet de mettre l’accent sur la construction sociale et discursive de ce rapport aux différences. Comme le précise Austin (1970), ce concept de performativité renvoie « aux énonciations performatives qui visent à « faire » quelque chose (à parier, par exemple, ou à se marier ou à baptiser un bateau, etc.) » (p. 25). Aussi, ce que l’on vise à faire en employant l’énonciation performative exige souvent un contexte d’énonciation particulier. Ce type d’approche nous encourage à regarder de plus près les micropratiques (actes performatifs) et les effets concrets produits par leur production. Nous verrons que les approches performatives ont aussi permis le développement d’une approche ventriloque de la communication qui va nous servir d’approche théorique, mais aussi méthodologique.

C’est au milieu des années 1950, lors de ses célèbres William James Lectures, qu’Austin démontre que le langage n’a pas uniquement des propriétés descriptives, mais

96 que par sa nature performative, il permet de faire des choses. Dans son ouvrage, Quand dire, c’est faire, Austin (1970) nomme donc « actes de langage » les actions que l’on produit en disant quelque chose (affirmer, promettre, s’excuser, etc.). À l’époque, les philosophes analystes s’intéressaient principalement au rôle du langage dans la recherche et l’expression de la vérité, ce qui les amenait à examiner les énoncés du point de vue de leur vériconditionalité, autrement dit, des conditions sous lesquelles ils pouvaient être déclarés vrais ou faux. Austin montre, au contraire, que le langage ne peut être réduit à cette seule dimension, laquelle a tendance à réduire la communication à un simple transfert d’information. En s’intéressant au langage dit « ordinaire », il constate, en effet, que certains énoncés ne sont, à proprement parler, ni vrais, ni faux, mais permettent plutôt d’effectuer un certain nombre d’actions dont il tente de comprendre la logique.

Austin s’intéresse ainsi aux énoncés dans les contextes sociaux ordinaires, ce qui ouvre la porte à tout un champ d’études que l’on appelle aujourd’hui la pragmatique linguistique (Levinson, 1983). Il remet donc en question les conceptions traditionnelles des philosophes du langage en montrant que les échanges sont constamment marqués d’actes finalisés, c’est-à-dire d’actes qui visent à faire quelque chose en prononçant des paroles. Par exemple, les objectifs peuvent être d’affirmer quelque chose, de donner des ordres, de promettre, de s’excuser, d’autoriser quelqu’un à faire quelque chose ou encore d’ouvrir des séances, autant d’actes qui ont pour particularité, s’ils réussissent, de produire des changements par la parole.

Dans un premier temps, Austin (1970) distingue ainsi deux types d’énoncés, ceux qui servent à constater quelque chose (qu’il appelle des constatifs) et ceux qui servent à faire quelque chose chose, à savoir : parier, promettre, s’excuser, menacer, etc. (qu’il appelle des performatifs). Si les premiers sont soumis aux critères de vérités, les deuxièmes

97 sont plutôt soumis à des critères de réussite. Si les énoncés constatifs doivent respecter certaines conditions de vérité, les énoncés performatifs permettent, pour leur part, de transformer la réalité par le respect de conditions de félicité. En plus de certaines conditions sociales particulières, il note que certains actes performatifs dépendent de la mise en place d’un dispositif particulier (par exemple, être président d’une séance pour pouvoir avoir la légitimité de l’ouvrir et la clore) (Denis, 2006).

La distinction entre énoncé constatif et performatif est toutefois remise en question par Austin (1962) lui-même puisqu’il conclut que tout énoncé constatif a, en fait, une dimension performative. Constater quelque chose, c’est, en effet, faire quelque chose (en l’occurrence, faire un constat), ce qui amène ce philosophe à étendre la notion de performativité à tout énoncé, quel qu’il soit. Autrement dit, signifier quelque chose en prononçant des paroles ou en s’adressant à quelqu’un par écrit, c’est toujours réaliser une action (affirmer, s’engager, demander, féliciter, etc.), ce qui fait que la performativité du langage dévoile la dimension constitutive de tout énoncé signifiant.

Les théories d’Austin (1970) firent aussi l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part de Bourdieu (1982) pour qui les conditions de félicité mises de l’avant par Austin ne tiennent suffisamment pas compte des conditions sociales dans lesquelles se retrouvent les acteurs. John Searle (1972), étudiant de Austin à Oxford, va, pour sa part, systématiser l’étude des actes de langage. Il développe ainsi une classification (Searle, 1982) et identifie cinq types d’actes de langages (directifs, déclaratifs, expressifs, assertifs et promissifs) qui, selon lui, répertorie l’ensemble des manières de « performer » par le langage. Derrida (1990), quant à lui, problématise la théorie d’Austin en montrant qu’elle ne prend pas assez en compte le phénomène de l’écriture, ce qui amène le philosophe

98 français à remettre en cause le modèle intentionnaliste du langage, proposé par la philosophe oxonien.

Malgré ces critiques, les thèses d’Austin ouvrent la porte à l’analyse du langage ordinaire dans des contextes variés (juridiques, organisationnels, familiaux, etc.). Ces thèses ont ainsi voyagé à travers le champ académique des sciences sociales, où elles ont donné lieu à des conceptions nouvelles du lien entre communication, langage et performativité (Denis, 2006). C’est ainsi que dans le champ académique de la communication organisationnelle, les idées d’Austin et de Searle ont permis le développement d’une approche pragmatique du langage dans l’analyse des processus organisationnels, une approche mettant l’accent sur les propriétés organisantes de la communication (Taylor, 1993; Cooren, 2010; Cooren et al., 2015). La théorie austinienne a, en particulier, fortement influencé la recherche en communication organisationnelle, menant au développement d’une approche dite constitutive de la communication organisationnelle (CCO) (Cooren et al. 2015; Putnam et Nicotera, 2009; Taylor et Van Every, 2011), historiquement développée au Département de communication de l’Université de Montréal (Taylor, 1988).

Les travaux issus de l’École de Montréal étudient ainsi la dimension performative de la communication et se concentrent, dans un premier temps, sur les processus de conversation (où l’organisation se réalise in situ) et de textualisation (où les organisations se stabilisent et se re-présentent) (Robichaud, 1998, Robichaud et al. 2004, Taylor et Robichaud 2007, Taylor et Van Every, 2000). Les travaux qui s’intéressent aux processus de conversation trouvent leur origine, plus précisément, dans les travaux de recherche de Harvey Sacks (1966, 1972) et de Harold Garfinkel (2007). En effet, l’analyse de conversation (Sacks, 1966, 1972) et l’ethnométhodologie (Garfinkel, 2007) proposent une

99 perspective qui permet d’expliquer la dimension performative des phénomènes organisationnels. Par exemple, ces travaux nous montre comment les identités organisationnelles sont non seulement accomplies, mais aussi attribuées par les pratiques langagières (Galatolo & Greco, 2012).

En outre, tel que nous l’avons mentionné au chapitre 1, les premières recherches de Sacks (1966, 1972) ont gravité autour des pratiques de catégorisation des acteurs organisationnels. Selon cette perspective, c’est par les échanges et les interactions que les acteurs sociaux catégorisent et qu’ils sont eux-mêmes catégorisés. C’est ainsi que la manière dont les acteurs organisationnels sont perçus relèvent d’un accomplissement pratique, « d’un faire » et donc d’une performativité en situation d’interaction. Pour les chercheurs se réclamant du mouvement CCO, les organisations sont donc constituées de manière performative par des évènements de communication qui les font être et les font fonctionner. Communiquer, c’est donc produire non seulement des processus organisants, mais aussi contribuer à la stabilisation éventuelle de ces mêmes processus, sous la forme, par exemple, de textes.

Dans un deuxième temps, les auteurs associés à ce mouvement se sont intéressés empiriquement aux discours des acteurs organisationnels, puisque ce sont ces discours qui, en pratique, font émerger et reproduisent l’organisation et les phénomènes organisés (Brummans et al., 2014, Cooren et al., 2006, Cooren, 2004, Robichaud et Cooren, 2013). Ces auteurs nous ont ainsi offert une vision à la fois performative et interactionnelle des organisations, une vision ancrée dans les pratiques sociales (Fairhurst et Putnam, 2004). Ils ont proposé, par ailleurs, une conception élargie de ce qu’est la communication, définie comme étant, de manière générale, « the establishment of a link, connection or relationship through something » (Cooren et al., 2015, p. 367). À travers ces relations, d’autres choses

100 que des personnes peuvent ainsi se mettre à agir à travers ce que ces mêmes personnes mettent en scène implicitement ou explicitement dans leurs discours, que ces choses soient des artéfacts ou des textes, ou encore des valeurs, principes ou émotions.

On peut dès lors, selon cette perspective communicationnelle, dévoiler ce qui semble animer les acteurs organisationnels de manière récurrente et routinière. Ainsi donc, la constitution de l’organisation à travers le temps et l’espace est étroitement liée à certains patterns discursifs et certaines actions récurrentes que d’autres auteurs associent aux développements de programmes d’action (Whittington, 2003; Jarzabowski et al., 2007). Analyser les propriétés organisantes de la communication, c’est suivre a priori la trajectoire d’un programme collectif d’action et son déploiement à travers le temps et l’espace (Vásquez, 2009, 2013, Vásquez, et Cooren, 2013). L’approche CCO nous permet ainsi de rendre compte et de dévoiler, à travers l’étude des pratiques des acteurs, une multitude d’êtres (valeurs, principes, émotions, etc.) qui participent à la définition de ce qui se passe dans l’organisation. Ce qui compte pour les membres de l’organisation va, en particulier, faire l’objet de négociations, ce qui nous amène à l’approche ventriloque de la communication (Cooren, 2012).