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Chapitre I. Cadre théorique et problématique

4. Problématique et hypothèses

4.1 La problématique

Le problème de la construction des grandeurs et de leurs mesures est l'une des sources les plus anciennes du développement des mathématiques. La construction des grandeurs et de leurs mesures est à la charnière entre le numérique et le géométrique, ou encore l’analyse, mais aussi entre mathématiques et physique. Les grandeurs ont joué un rôle fondamental dans le développement des nombres, du calcul et de la géométrie. L’importance de ce rôle est soulignée par Henri Lebesgue dans son livre La mesure des grandeurs :

« Il n’y a pas de sujet plus fondamental : la mesure des grandeurs est le point de départ de toutes les applications mathématiques et comme les mathématiques appliquées ont évidemment précédé les mathématiques pures, la logique mathématique, on imagine d’ordinaire que la mesure des aires et des volumes est à l’origine de la Géométrie ; d’autre part, cette mesure fournit le nombre, c’est-à-dire l’objet même de l’Analyse » (Lebesgue, 1975, p.2)

Cependant, les bouleversements épistémologiques provoqués par l’évolution des mathématiques, et des sciences en général, ont progressivement éliminé les grandeurs de la construction des ensembles de nombres. Si les grandeurs ont été le fondement du numérique (Bronner, 1997) pendant plusieurs siècles, à partir de la fin de XIXe siècle, époque de la réforme des mathématiques modernes, les nombres entiers deviennent le support essentiel des théories de construction des nombres. Des répercussions se font sentir un siècle après dans l’enseignement. En France, avant la réforme de l’enseignement de 1970, les nombres s’appuyaient aussi sur les grandeurs : « en fait, elle [l’organisation mathématique de la période classique 1854-1947] va se fonder sur une théorie de la mesure et des grandeurs incommensurables » (Bronner, 2007). Dans les documents officiels de 1970, grandeurs et nombres semblent s’être séparés. Les grandeurs ont de quelques façons disparu dans cette période.

Si les conséquences de ces variations sur les grandeurs et les nombres sont abordées par Chambris dans sa thèse, et surtout au niveau de l’école élémentaire, les effets sur les autres cadres mathématiques sont peu étudiés dans les travaux de didactique. Ainsi Chambris fait remarquer :

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« Après avoir fondé les nombres, les opérations et la proportionnalité dans les mathématiques savantes, les grandeurs sont éliminées de cette étude et les nombres entiers deviennent les objets premiers. La réforme des mathématiques modernes constitue un écho de ce bouleversement, un siècle après, dans l’enseignement. La situation se complique ensuite puisque les grandeurs pénètrent, un peu plus le numérique à chaque changement de programme, le plus souvent pour des raisons didactiques. Une étude des grandeurs dans les programmes actuels montre que leur statut mathématique doit être précisé » (Chambris, 2008, p.91)

Ce changement de rattachement épistémologique peut avoir affecté la place et rôle des grandeurs dans la construction des domaines mathématiques dans l’enseignement au collège. Ce qui nous pousse à nous interroger sur les savoirs de référence relatifs aux grandeurs actuellement dans les différents cadres mathématiques dans l’enseignement au collège. Ce questionnement est important pour la recherche en didactique puisque les grandeurs devraient occuper une place fondamentale tout au long de la scolarité obligatoire dans les différents domaines mathématiques, comme l’indique le document d’accompagnement de troisième publié en 1999 :

« Historiquement, c’est bien à partir d’un travail sur les grandeurs qu’ont été construits la plupart des concepts et des théories mathématiques. Il serait d’autant plus dommageable de perdre de vue cette filiation que comme cela a été signalé, c’est elle qui permet d’assurer les liens avec les autres disciplines » (C.N.D.P., 1999)

Ainsi, on devrait étudier les mathématiques à partir des grandeurs, mais l’évolution des mathématiques savantes a renvoyé la définition et l’étude des grandeurs dans d’autres disciplines, ce qui présente un vide didactique (Bronner, 1997) autour du concept de grandeur. C’est ainsi que se demandent Chevallard et Bosch (2001) : « Qu’est-ce qu’au juste une grandeur ? ».

La rupture entre les grandeurs et le numérique du programme de 1970 semble avoir réduit l’enseignement des grandeurs au collège et affaibli les liens entre les grandeurs et divers objets qui habitent dans les différents domaines mathématiques. À cette époque, les grandeurs sont passées au second plan au bénéfice de la mesure, c’est-à-dire les nombres. Cependant, dans l’enseignement des mathématiques, il semble difficile de construire certains concepts sans faire appel aux grandeurs. L’histoire nous montre que l’étude des grandeurs ne se limite pas au problème de la mesure. Dans la géométrie on trouve des calculs sur certaines grandeurs : longueur, aire, volume, angle. Les grandeurs interviennent dans la vie courante, elles servent à étudier des objets concrets en se ramenant à des opérations sur les nombres, et elles vont permettre d’élaborer des liens entre le réel et les mathématiques. Aujourd’hui, le retour des grandeurs au collège dans les programmes de 1995, propose de donner une place plus importante aux grandeurs au collège. On retrouve ainsi dans les programmes de collège de 2005 la création d’un domaine « Grandeurs et mesures » et la définition d’une théorie pour l’enseignement, mais il existe une certaine ambiguïté sur le

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statut qu’il faut leur accorder (Chevallard et Bosch, 2001). Cette nouvelle structuration a des conséquences dans l’écologie du système d’enseignement à propos des grandeurs comme le signale Artaud (2006) :

« […] l’introduction d’un objet dans le système d’enseignement ne va pas de soi : elle modifie notamment l’équilibre écologique du système en détruisant certaines interrelations entre objets et en en créant de nouvelles ; en outre, l’objet introduit doit se créer un emploi didactique, et donc entre en conflit, dans la plupart des cas, avec d’autres objets, plus anciennement installés, qui occupent au moins partiellement cet emploi »

L’évolution des sciences et les changements dans l’enseignement nous amènent à nous questionner sur la vie actuelle des grandeurs au collège.

4.2 Les questions de recherche

La nouvelle structuration des programmes de 2005 semble engendrer un nouveau paquet de conditions et des contraintes auquel les enseignants doivent faire face. Notre travail se propose ainsi d’aborder principalement la question suivante :

Quelle est la place et quel est le rôle des grandeurs dans la construction de domaines mathématiques et dans leurs interrelations au niveau de l’enseignement et de l’apprentissage au collège en France ?

Pour éclaircir cette question, nous prendrons en compte la notion de grandeur et sa fonction dans la construction des mathématiques savantes en nous posant les questions suivantes :

- Quelles sont les théories sur les grandeurs et la mesure que les mathématiciens ont élaborées ?

- Existe-t-il une définition pour les grandeurs ?

- Quel est le statut des grandeurs dans chaque domaine mathématique?

- Quels sont les liens entre ces différents domaines mathématiques relativement aux théories sur les grandeurs ?

Du côté du savoir à enseigner nous étudions les questions suivantes :

- La constitution d’un domaine des grandeurs, détermine-t-elle des nouveaux traitements pour les grandeurs ?

- Quelles sont les conditions et les contraintes relatives à l’enseignement des grandeurs au collège ?

- Quels sont les niveaux de codétermination didactique associés aux grandeurs ? - Quelles sont les praxéologies mathématiques relatives aux grandeurs ?

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Du côté du savoir enseigné, nous nous intéressons à la réelle présence des grandeurs au collège :

- Quel est le statut et quelle est la fonction que donnent les professeurs aux grandeurs dans leurs enseignements ?

- Quelles sont les organisations mathématiques et didactiques qu’ils mettent en place dans l’institution d’enseignement ?

Enfin nous souhaitons aussi nous intéresser aux connaissances des élèves à propos des grandeurs et aux éventuelles conséquences sur l’apprentissage provoquées par le changement de rattachement épistémologique. Comme cela est souligné par Chambris (2008) dans sa thèse « […] la place accordée aux grandeurs dans la scolarité obligatoire a fortement varié sans qu’on ait toujours bien mesuré les effets que ces variations pouvaient avoir sur les connaissances des élèves ». Nous souhaitons élargir notre questionnement au savoir appris des élèves à propos des grandeurs :

- Quelles sont les connaissances des élèves du collège relativement aux grandeurs ?

4.3 Les hypothèses

À travers la problématique et les questions dégagées précédemment, notre travail nous amène à expliciter les hypothèses de recherche suivantes :

 Hypothèse 1 : Ecart entre l’institution et les pratiques comme conséquence de la création d’un domaine des grandeurs

À partir de 1995 les programmes donnent une place beaucoup plus importante aux grandeurs dans l’enseignement du collège. Ainsi en 2005, on assiste à la création d’un domaine « Grandeurs et mesures » dans ces textes, lequel est situé au même niveau que les domaines mathématiques du numérique, des fonctions et de la géométrie. Nous pouvons énoncer notre première hypothèse ainsi :

La remontée des grandeurs relativement aux niveaux de codétermination didactique dans l’institution d’enseignement ne garantit pas que ces changements puissent être transplantés dans le système d’enseignement. Il existe un véritable écart entre la noosphère et le système d’enseignement relativement aux grandeurs du point de vue de leur place dans l’échelle de niveaux de codétermination.

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 Hypothèse 2 : Rôle et place des grandeurs dans les pratiques

La réorganisation dans un nouveau domaine des grandeurs au collège engendre des besoins technologiques et théoriques relatifs aux nouvelles organisations mathématiques prescrites par les programmes, les enseignants doivent ainsi construire des nouvelles connaissances pour enseigner les grandeurs. Voici notre deuxième hypothèse concernant les pratiques d’enseignement :

L’introduction des grandeurs dans le système d’enseignement en tant que domaine d’étude a modifié l’équilibre écologique du système. Les enseignants rencontrent des difficultés dans l’intégration des nouvelles conditions et contraintes pour l’enseignement des grandeurs dans leurs pratiques, ce qui se traduit par une réduction de la place des grandeurs dans les enseignements proposés.

 Hypothèse 3 : À propos de la place et le rôle des grandeurs dans la construction des domaines mathématiques au collège

Nous avons signalé que les différents changements dans les mathématiques relativement aux grandeurs, notamment à la période de la réforme des mathématiques modernes, ont rejeté en partie le concept de grandeur dehors des mathématiques. Ces bouleversements ont une forte conséquence dans l’enseignement en France. Avant la réforme de l’éducation de 1970, la construction des nombres s’appuyait sur les grandeurs, mais après cette dernière, les grandeurs relèveront plutôt du domaine de la physique ou de l’extra-mathématique. A partir de 1995, les grandeurs réapparaissent dans les programmes du collège et elles deviennent des objets d’enseignement importants dans les programmes de 2005. Ainsi, notre troisième hypothèse s’énonce comme suit :

Si la plupart des concepts mathématiques ont été construits à partir des grandeurs, les changements de rattachement épistémologiques relatifs à l’évolution des sciences ont eu pour conséquence la cohabitation des différentes connaissances pour l’étude d’une même notion dans l’enseignement. Cela peut provoquer une désarticulation des organisations mathématiques au niveau de la construction de ces différents domaines mathématiques à l’aide des grandeurs.

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