Chapitre II. Les grandeurs dans la construction des mathématiques savantes
6. Les grandeurs et le numérique
Le problème est celui des liens entre le numérique et les grandeurs. On mesure les grandeurs avec les nombres, et inversement en mesurant les grandeurs de nouveaux types de nombres pourront rentrer dans les systèmes des nombres. Nous allons étudier quelques constructions de nombres faites à partir des grandeurs.
6.1 Les grandeurs et les nombres dans la civilisation grecque
ancienne
Les nombres proviennent de deux activités, le dénombrement et la mesure. Ce qui a posé aux Grecs le problème du discret et du continu pour eux. Si la quantité est discrète – et donc dénombrable –, il s'agit d'un nombre entier ; par contre, si la quantité est continue – et donc mesurable –, il s’agit d’une grandeur.
Chez les Pythagoriciens la notion de nombre recouvre essentiellement des quantités discrètes. Un nombre est une quantité qui ne peut être divisée qu'une finitude de fois, l’unité se trouvant à la limite d'une telle division. Par contre, une grandeur est une quantité qui peut être divisée indéfiniment sans perdre son essence. Les Grecs construisent de cette manière une théorie de proportions qui utilise les rapports entre grandeurs.
Les nombres et les grandeurs constituent des catégories dissociées et indépendantes et, par conséquent la Géométrie étudie les grandeurs, l’Arithmétique les nombres. Ces deux
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sciences n’ont en principe aucune liaison, sauf s’il s’agit de grandeurs commensurables, c’est- à-dire, on peut trouver une mesure commune pour les mesurer.
Les Grecs furent confrontés à l'incommensurabilité sous la forme de ce qu'on appellera plus tard les nombres irrationnels : la diagonale du carré ne peut pas être rapportée à la longueur du côté, ni la circonférence du cercle à son diamètre. La découverte de l’incommensurabilité les amène à considérer que les rapports des grandeurs ne sont pas toujours donnés par des nombres entiers. C’est dans le livre V d’Euclide que les rapports entre grandeurs non commensurables seront intégrés aux mathématiques, mais cette théorie ne débouche pas sur la construction de nombres irrationnels (Bronner, 1997).
6.2 Les grandeurs et les nombres chez Stevin
Un changement a eu lieu au XVIe siècle pour le concept de nombre, survenu à partir de
l’unification du traitement des quantités discrètes et continues. Les travaux théoriques de Simon Stevin (1548-1620) ont contribué, de façon primordiale, à la réalisation d'une telle transformation, produisant une rupture avec la mathématique ancienne. Il montre une solution différente au problème de l’incommensurabilité, ainsi il répond aux difficultés de la théorie euclidienne qui sépare les quantités discrètes et les grandeurs continues.
À partir de la pratique de la mesure, Stevin identifie les propriétés communes aux nombres et aux grandeurs et propose un concept unifié de nombre dans l’ouvrage L’Arithmétique (Waldegg, 2004). Dans ce texte Stevin présente une extension du concept de nombre en rupture explicite avec la conception euclidienne : « la communauté et la similitude entre grandeurs et nombres est si universelle qu’elles semblent quasi identiques » (Stevin cité par Bronner, 1997). Il propose pour le concept de nombre un fondement théorique, à partir de l’activité généralisée de mesurer, c’est-à-dire d’une activité réalisée avec des grandeurs géométriques.
Les grandeurs incommensurables seront mesurées à l’aide des nombres irrationnels, les irrationnels sont alors considérés comme de véritables nombres. Selon Stevin l’unité est un nombre ; les nombres quelconques peuvent être carrés, cubiques ; une racine est un nombre (Waldegg, 1994).
De cette manière, grâce au traitement des grandeurs géométriques, Stevin réussit à donner au concept de nombre un fondement théorique consolidé qui permet une unification plus grande. Mais cette numérisation des grandeurs est toujours issue de la géométrie, ce qui amènera les mathématiciens à la recherche d’un processus de rupture entre les quantités continues et discrètes avec des bases plus rigoureuses et surtout indépendantes des grandeurs. Ce processus culmine à la fin du XIXe siècle avec la construction des nombre réels
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6.3 La construction des nombres chez Lebesgue à partir des
segments
Le livre de Lebesgue (1975) a été conçu dans le cadre de préparation des professeurs de secondaire, il construit directement les nombres réels sans passer par les rationnels. Selon Lebesgue chez les jeunes il faut réveiller le sens de la réalité, et après faire le passage à l’abstrait. Ainsi, les grandeurs représenteraient le sens concret et le nombre le passage à l'abstrait.
La notion de nombre chez Lebesgue
La notion de nombre (entier) selon Lebesgue commence avec l’action de compter : « ce nombre est considéré comme le résultat de l’opération expérimentale de dénombrement parce qu’il en est le compte-rendu complet »
Les longueurs et la construction de nombres
Ayant construits les nombres entiers, Lebesgue propose de comparer un segment
AB
et un segment U , c’est-à-dire, il mesureAB
avec l’unité U . On porte U sur la demi-droiteAB
àpartir de
A
, ainsi de suite, etc. On appelleraA
1 la dernière extrémité avant de dépasser B et1
B
l’extrémité du segment U qui dépasse B . Il obtient un encadrement de la mesure par deux entiers consécutifs et deux segments AA1 et BB1. Il réitère son procédé après avoirchoisi une nouvelle unité
U
1, dix fois plus petite que U . Par récurrence, il construit deuxsuites de nombres entiers, chaque terme ayant un chiffre de plus à chaque itération, et deux suites de segments
AA
i etAB
i. Il interdit àB
de coïncider avecB
i(si le segmentAB
« contient » exactement un nombre entier de foisU
k, on décide queB
coïncide avecA
k 1).Il faudrait maintenant imaginer un symbole, qu’il appelle nombre et qui rend compte de cette suite indéfinie d’opérations, et qui pourra en être dit le résultat. Le nombre sera la suite inférieure des entiers obtenus lors du mesurage (l’écriture à virgule illimitée n’est qu’une autre écriture de cette suite).
Ainsi Lebesgue passe de la notion de nombre entier à la notion de nombre en général. Il vérifie ensuite effectivement que sa définition est cohérente, c’est-à-dire qu’à toute écriture décimale d, à toute unité U , à toute demi-droite d’origine
A
, on peut associer un segment dont la mesure avec l’unité U est cette écriture. Le problème de l’incommensurabilité estcontourné, mais pris en charge par l’axiome des segments emboîtés. Lebesgue construit aussi les quatre opérations sur ces nombres :
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- la multiplication comme mesure dans un changement d’unité (si a mesure de
AB
dans l’unité U , b mesure de U dans l’unité V , alors, par définition de lamultiplication, la mesure du segment
AB
dans l’unité V est a b),- la soustraction (a b si a b) et la division (a/b si b 0) géométriquement ou comme opérations inverses respectivement à l’addition et de la multiplication.
6.4 La construction des nombres rationnels chez Rouche à partir
des grandeurs
Nicolas Rouche (1992) admet les nombres naturels comme déjà construits. Dans sa théorie il s’intéresse directement à la construction des nombres rationnels. Comme on l’a vu dans la section 3.3.2, on peut définir le fractionnement des grandeurs de la manière suivante :
) ( 1 ) 1 ( mA n A n m , avec m, n entiers
À partir de cette définition Rouche (1992) élabore les propriétés suivantes sur les grandeurs : Soient
m,n,p,q
des entiers etA
une grandeur- A qn mq pn A n m A q p 1 1 ( ) 1 Soient A q p 1 et
A
n
m
1
, en divisant A q 1 par n et A n 1par
q
, on obtient une communemesure entre A q p 1 et
A
n
m
1
: A qn 1, et ainsi on aura l’égalité des grandeurs A q
p 1 et
A
n
m
1
lorsquepn
qm
.Chaque classe d’équivalence est appelée « opérateur de fractionnement ».
Soit maintenant Q l’ensemble des opérateurs de fractionnement et QU l’ensemble des
grandeurs de X~ mesurables avec l’unité U. On considère l’application qui envoie toute
mesure sur sa grandeur, à savoir f :Q QU,r f(r) rU
L’application f :Q QU qui envoie les mesures sur les grandeurs mesurables (dans une
unité U ) est un isomorphisme pour l’addition et l’ordre.
Quels que soient les opérateurs rationnels r ,,s t, on a :
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- La propriété d’associativité (r s) t r (s t) - La commutativité r s s t
- La propriété qui lie l’ordre et l’addition r s r t s t
Rouche construit uniquement les nombres rationnels, il ne s’intéresse pas aux nombres réels.
6.5 Bilan sur les grandeurs et les nombres
Une grande partie des mathématiques s’est construite sur la relation entre les grandeurs et les nombres, particulièrement à l’aide de la mesure des grandeurs. Dans cette partie, nous avons montré certains de ces constructions. On a vu comme le problème de l’incommensurabilité de certaines grandeurs s’est posé dans les mathématiques grecques et comme Stevin mesure ces grandeurs incommensurables à l’aide des nombres irrationnels. De plus, nous avons montré deux constructions des nombres à partir des grandeurs. L’une prend appui sur la mesure des longueurs et l’autre sur la notion de grandeur. La construction des ensembles des nombres est née à partir de la nécessité de mesurer certaines grandeurs, mais, à partir de la réforme des mathématiques modernes, les nombres sont construits sans faire appel aux grandeurs. Ainsi, l’histoire nous conduit à penser que :
« […] seul un enseignement des mathématiques liant nombres et grandeurs durant toute la scolarité primaire et une partie du secondaire, permet de préserver une compréhension en profondeur de la richesse et de la complexité du numérique, en même temps qu’il favoriserait l’application des mathématiques aux autres sciences du réel » (Friedelmeyer, 2001, p. 31)
Selon cette hypothèse la compréhension des nombres entiers, décimaux, rationnels et irrationnels chez les élèves devrait se réaliser par une construction des nombres à partir des mesures des grandeurs.