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6. Vers une économie politique de la dépense publique

6.2. Dépense publique et souveraineté

6.2.3. Les problèmes politiques du plein emploi : retour sur Kalecki (1943)

Dans un court article assez connu, datant 1943, Michal Kalecki écrivait en substance que si les problèmes économiques pour parvenir au plein emploi étaient surmontables, en revanche le plein emploi faisait naître des problèmes politiques autrement plus épineux. Il note en particulier la réticence violente des classes financières et industrielles face au new deal aux États-Unis, face au gouvernement Blum en France et dans l’Allemange pré-hitlérienne, à s’orienter vers le plein emploi

durant les années 193083. Avec un niveau de production et d’emploi plus élevé, le plein emploi

bénéficie à l’ensemble de la société. Pourquoi dès lors les classes possédantes refusaient-elles les promesses d’un boom et sa moisson de profits considérables, interroge Kalecki ? Ce d’autant plus que, pour y parvenir, il n’est pas question d’accroître les impôts sur le capital, mais la dépense et les dettes publiques. Trois éléments sont mis en avant par l’auteur pour répondre à cette question. 1/ Si le gouvernement peut agir directement par sa dépense sur le niveau de l’emploi, alors le monde des affaires, en tant que communauté, perd de sa capacité à influencer la politique

économique. Dans un système de laisser-faire, où le gouvernement ne cherche pas à fixer le niveau de l’emploi, ce niveau dépend de l’état de la confiance des entrepreneurs : il ne faut rien faire qui puisse heurter la communauté industrielle et financière sinon la confiance se dégrade et, avec elle,

83 En Allemagne, écrit Kalecki, l’attitude des classes économiques dirigeantes à l’endroit du plein emploi changea avec l’avènement du régime Nazi. Pour l’auteur, l’une des fonctions du fascisme, que l’on retrouve dans le nazisme, était de lever les objections capitalistes face au plein-emploi car l’État passe alors sous le contrôle partagé du big business et des dirigeants fascistes, ces derniers s’occupent de faire régner l’ordre par la force. La dépense publique est centrée sur l’armement et ce type de régime marche inévitablement vers la guerre.

l’activité et l’emploi plongent également. Mais si le gouvernement peut agir directement sur l’emploi, sans plus redouter de froisser les dirigeants économiques, ces derniers perdent leur influence auprès du gouvernement. Ils perdent leur capacité à exercer un chantage à l’emploi. Dès lors, pour Kalecki, les discours sur l’orthodoxie budgétaire servent purement et simplement à restaurer la capacité du monde des affaires à fixer, en tant que communauté, le niveau de l’emploi et à influer sur la politique économique.

2/ L’affectation de la dépense publique, sous forme d’investissement et sous forme de subventions à la consommation finale aux ménages, peut déplaire aux classes dirigeantes. Concernant

l’investissement public, celui-ci est supposé compléter l’investissement privé dans les domaines où il est inexistant mais le capital privé redoute que le gouvernement ne soit tenté par la nationalisation des secteurs où il est jugé insuffisant ou inadéquat. Concernant les subventions à la consommation finale des ménages, les « capitaines d’industries » y sont opposés note Kalecki car elles entrent en concurrence avec les salaires qu’ils versent à leurs employés. Si l’on peut consommer un revenu que l’on n’a pas gagné à la sueur de son front, cela signifie pour les dirigeants économiques une perte de contrôle sur une main d’œuvre dont la subordination est fondée sur la dépendance économique au salaire.

3/ Pour Kalecki, cette question du contrôle de la main d’œuvre est fondamentale pour expliquer l’opposition patronale au plein emploi. Si, en effet, il devient possible, grâce à la politique de plein emploi pratiquée par le gouvernement, de retrouver facilement un poste dans une autre entreprise alors la menace de licenciement devient inefficace pour discipliner la main d’œuvre, celle-ci devient incontrôlable tant à l’intérieur de l’entreprise qu’à l’extérieur. Au plein emploi, écrit Kalecki, les patrons redoutent que la conscience de classe des travailleurs ne soit affermie, ce qui les conduirait à multiplier les grèves pour obtenir des hausses de salaires et des améliorations dans leurs

conditions de travail. Anticipant la boucle prix-salaires qui s’est formée dans les années 1970, il ajoute que les « capitaines d’industries » redoutent que les hausses de salaires ne provoquent une inflation destructrice pour le capital rentier.

Ces trois arguments expliquent pourquoi, les classes industrielles et financières considèrent instinctivement le chômage comme faisant partie du régime capitaliste « normal ». Maintenir le contrôle, par le sous-emploi, à la fois sur la production et sur la vie politique est plus important qu’une flambée, jugée instable et temporaire, des profits à l’occasion du plein emploi.

D’une part, les cercles économiques dirigeants, selon Kalecki, exigent que l’État agisse uniquement face à la récession et s’abstienne d’assurer un plein emploi permanent. Cette exigence patronale rappelle étrangement les postulats théoriques qui s’imposeront quarante ans plus tard dans la macroéconomie du « nouveau consensus », dite néo-keynésienne, des années 1980 et 1990 :

accepter des politiques de stabilisation passives mais postuler qu’elles n’ont pas d’effet à long terme, et donc laisser faire les agents privés pour déterminer le niveau de l’emploi. Le

gouvernement peut être keynésien à court terme, mais pas trop quand même, et il doit être classique à long terme.

D’autre part, l’intervention publique n’est tolérée par les dirigeants industriels et financiers, nous dit Kalecki, que si elle vise non pas à investir directement dans l’économie par le budget public, mais à stimuler l’investissement privé par des baisses de taux d’intérêts, des réductions d’impôts et des subventions au secteur privé. Ici encore, on ne peut être que frappé de voir combien ces exigences politiques du patronat, que Kalecki identifie très tôt face à l’essor du keynésianisme, finiront par constituer les bases de la macroéconomie orthodoxe anti-keynésienne quarante ans plus tard. Ce qui était alors une revendication de classe se verra promu au rang de vérité scientifique par la seconde synthèse orthodoxe.

Kalecki se montre lucide et visionnaire, à tel point que 75 ans plus tard il est encore intéressant de lire ce petit texte. Mais il va plus loin. Il considère en effet, à juste titre, que ces stimulations –ces « incitations » dit-on dans la science économique contemporaine– de l’investissement privé permettent certes d’amortir un peu l’ampleur du cycle mais sont beaucoup moins efficaces que l’investissement public si bien que s’installe un niveau d’emploi bien inférieur à ce qu’il pourrait être en cas d’action directe de l’État. Surtout note-t-il, ces mesures « incitatives » n’ont qu’un effet temporaire si bien que se profile bientôt un nouveau ralentissement qui doit alors pousser les autorités à réduire à nouveau le taux d’intérêt et les impôts sur le capital. Bientôt, il devient

nécessaire de réduire de façon permanente le taux d’intérêt et l’impôt des capitalistes à tel point que le taux d’intérêt devient négatif, tout comme l’impôt qui se mue alors en subsides permanents

versés aux entreprises84.

Dans ces quelques lignes, Kalecki entrevoit ce que sera la grande modération des années 1990-2000 et leur dégénérescence en grande stagnation durant les années 2010 avec des taux d’intérêts

nominaux passant sous la barre du zéro et une multiplication de la dépense fiscale à destination des entreprises, au point d’en arriver à les subventionner par des dispositifs divers, comme par exemple le CICE, d’abord temporaire puis pérennisé.

Les grandes lignes des enchaînements macroéconomiques qui se sont produits au cours des quatre dernières décennies dans l’ensemble des pays capitalistes avancés ayant adopté des politiques anti- keynésiennes sont anticipés et décrits très simplement dans cet article. Bien que Kalecki ne le signale pas, on peut remarquer que les baisses d’impôts répétées en faveur des capitalistes et le

84 Ces idées sont approfondies dans Kalecki (1945), pour une vue d’ensemble concernant la pensée de Kalecki sur l’État et le capitalisme, cf. Kriesler & McFarlane (1993).

faible dynamisme de l’activité qui résulte de cette politique conduisent à une dégradation

permanente des comptes publics, et donc à une hausse continuelle des ratios de dettes publiques. Ce qui est une autre caractéristique du régime d’accumulation actuel.

Enfin, avec prémonition, l’auteur considère que se forme une alliance –qu’il nomme le political

business cycle– du big business et de la petite propriété rentière pour exiger des finances publiques

équilibrées, c’est à dire refuser le plein emploi permanent. En contrepartie, les récessions obligent l’État à intervenir à intervalles réguliers pour relancer l’activité à la demande des « capitaines d’industries », si bien que ce n’est qu’en phase haute de cycle que l’économie se rapproche du plein emploi. Dans cette configuration, les cycles sont plus courts et de moindre ampleur qu’en l’absence de toute intervention budgétaire. Au final, les cercles possédants et dirigeants peuvent se satisfaire d’un keynésianisme temporaire et modéré : il permet d’éviter le pire pour les affaires tout en maintenant les salariés en situation de faible capacité de négociation. Face à ce political business

cycle, qui s’est institué au début des années 1980, Kalecki considère qu’il convient de ne pas se

contenter d’exiger une limitation de l’ampleur des crises mais leur suppression totale par un maintien constant de l’économie au plein emploi.

Conclusion intermédiaire

1. La proscription, depuis les années 1980, de l’outil budgétaire et de l’objectif de plein emploi au nom du désendettement, de la mondialisation, de la financiarisation, de l’Europe, etc, n’a rien de naturel. Elle résulte de choix politiques faisant prévaloir des intérêts de classes qu’il serait fâcheux de confondre avec l’intérêt général.

2. Étant un déterminant majeur de la dynamique macro-économique et du niveau de l’emploi, la dépense publique a des implications également sur la capacité des travailleurs à négocier leurs salaires, leurs conditions et leur temps de travail.

3. Le retour d’une dépense publique active est rejetée par les dirigeants des entreprises et le monde des affaires car le plein-emploi réduit la dépendance économique des travailleurs et donc leur soumission aux « capitaines d’industrie ».

4. Une économie plus proche du plein emploi étant potentiellement plus inflationniste, le monde de la finance a lui aussi intérêt à ce que la dépense publique ne soit pas trop dynamique.

5. Par la dépense publique, l’État se retrouve au cœur du conflit de classe autour duquel se définissent les rapports capitalistes de production.

étendre l’État social, telle est l’équation politique de tout gouvernement moderne. Cette absence de neutralité intrinsèque de la dépense publique est un défi pour la doctrine républicaine.

7. À l’heure de la crise mondiale que traversent nos économies en ce printemps 2020, l’option de sortie qui sera suivie durant la décennie à venir par les gouvernements dépendra des rapports de force que les différents acteurs parviendront à imposer : new deal vert ou retour à la financiarisation mondialisée ?