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La dette publique comme obstacle à la croissance : entre idéologie et « erreurs » de calculs

5. La dette publique : obstacle ou moyen d’action ?

5.1. La dette publique comme obstacle à la croissance : entre idéologie et « erreurs » de calculs

À partir de 2010, et après que le sauvetage de la finance ait eu lieu grâce à des milliards de dette publique supplémentaire adossée aux impôts prélevés sur les contribuables, une partie de la profession des économistes a semblé pencher du côté de l’austérité, en vue de réduire les ratios de dettes publiques. C’est à cette date, juste après que la Grèce soit entrée en crise et au moment où plusieurs gouvernements étaient en train de revenir à l’austérité d’avant crise –désormais appelée « consolidation »–, que Reinhart et Rogoff (R&R), deux économistes américains influents, ont publié dans une revue académique de prestige un article prétendant établir que la hausse de la dette publique d’un pays réduirait sa croissance économique significativement au-delà du seuil de 90 %. Ils allèrent jusqu’à affirmer que ce seuil s’appliquait à tous les pays quel que soit leur niveau de développement. Une nouvelle loi économique, quasi naturelle, venait d’être découverte. La dette constituait une menace de premier ordre pour la croissance, il convenait coûte que coûte de

redescendre en dessous de la barre des 90 % et, surtout, d’éviter d’y remonter afin que la croissance reste soutenable.

Cet article apportait une onction académique simple et indiscutable aux politiques d’austérité. Ces politiques qui apparaissaient au yeux de certains observateurs –assez nombreux– comme

l’expression sans fard des intérêts des classes financières dirigeantes pour remodeler à leur guise les institutions sociales se voyaient soudain légitimées par la science économique la plus récente et la plus prestigieuse. L’article a été brandi comme une bannière aux États-Unis mais, surtout, ce sont les gouvernements européens et la commission qui ont sauté dessus. Le consensus a emporté également la gauche de gouvernement hors du monde pénible du doute et de l’incertitude : certes l’austérité ferait mal, mais c’était un mal nécessaire : Will it hurt?, c’est le titre du chapitre 3 du

rapport officiel du FMI publié en 2010 pour prôner la consolidation59. Dans tous les pays européens,

le seul débat possible entre gens sérieux et réalistes concernait alors uniquement la forme et la vitesse de sa mise en œuvre.

Dès sa publication, cet article avait fait malgré tout l’objet d’une critique assez largement partagée chez les économistes : au lieu de considérer que c’est un niveau élevé de dette qui génère moins de croissance, il est plus probable et crédible compte tenu des connaissances disponibles que c’est une faible croissance qui génère et reproduit un ratio élevé de dette publique ; le cas du Japon depuis le début des années 1990 était alors fréquemment cité en exemple. Ces débats n’ont visiblement pas fait beaucoup douter les dirigeants européens.

Entre-temps, d’autres chercheurs ont tenté en vain de reproduire les résultats60 de R&R si bien que,

la polémique ne s’éteignant pas, ceux-ci finiront par consentir trois ans plus tard à ce que des chercheurs de l’université d’Amherst, Massachusetts, aient accès à la feuille excel utilisée par R&R

pour faire leurs calculs61. C’est ainsi que Herndon62, Ash, et Pollin se sont aperçus 1/ que R&R

avaient supprimé des données « gênantes » –c’est à dire pour des années où la dette et la croissance étaient simultanément élevées–, 2/ que la méthode pour affecter des pondérations aux pays était très discutable et, enfin, 3/ qu’il y avait une « erreur » de codage qui conduisait à exclure les pays dont la dette et la croissance moyenne étaient élevés. Ces trois « erreurs » ont biaisé les calculs en faveur du « résultat » favorable à l’austérité ; sans la conjugaison de ces trois biais ce « résultat » disparaît.

Le seuil des 90 % n’avait de fondement ni théorique ni empirique ; c’était, au mieux, un artefact63.

59 On s’amuse en lisant cette phrase de l’introduction : « Although there is widespread agreement that reducing debt has important long-term benefits, there is no consensus regarding the short-term effects of fiscal austerity » (IMF, 2010). En fait, dès lors que l’on admet combien les principaux arguments keynésiens s’appliquent au monde réel, ce qui est le cas désormais de l’orthodoxie néoclassique (qui est en train d’élaborer sa troisième synthèse) c’est sans doute exactement le contraire qui est vrai : il est bien difficile de savoir quels sont les effets à long terme de la dette publique mais on sait qu’à court terme les effets de l’austérité sont néfastes pour toute économie qui n’est pas au plein emploi.

60 En fait, les travaux empiriques montrent l’inverse de ce que prétendent R&R. C’est à dire que, conformément à la théorie keynésienne, la hausse de dette publique a un effet positif et persistant sur la croissance ; cf. par exemple Guerini et al. (2017).

61 Pour un récit de ce qui est devenu « l’affaire R&R », cf. Cassidy (2013).

62 C’est à Thomas Herndon, 28 ans et alors encore doctorant, que l’on doit d’avoir identifié ces trois « erreurs », il fit la une des médias, par exemple cf. Alexander (2013).

63 D’autres travaux, en se fondant sur les enseignements de l’histoire tentent de définir pour chaque pays sa limite d’endettement sur les séries passées, avec l’idée que les plafonds atteints jadis ne sont en rien indépassable à

L’année 2013 fut une année riche en rebondissements qui devraient faire réfléchir nos « élites » et nos « décideurs » : après « l’erreur » du FMI sur les multiplicateurs venait « l’erreur » de R&R sur les dettes publiques. Avant correction, ces deux « erreurs » faisaient la part belle à l’austérité. Après correction, les fondements scientifiques de l’austérité s’en trouvaient de plus en plus ténus ; il ne restait plus que le groupe d’économistes de la Bocconi et leurs disciples pour promouvoir leur très hypothétique « austérité expansionniste ».

Après cet épisode mémorable, les voix se sont multipliées parmi les économistes pour mettre en doute l’efficacité de l’austérité. Il n’est pas question d’en faire le recensement ici. On peut simplement dire, de manière certes approximative, que la profession des économistes n’est certainement pas à l’unisson derrière l’idée selon laquelle l’austérité serait souhaitable. On peut même dire que les économistes qui pensent que l’austérité serait une voie efficace pour réduire le poids relatif de l’endettement public sont probablement désormais marginaux. La raison en est assez simple. À partir du moment où il est clair que « l’équivalence ricardienne » ne s’applique pas et que l’effet multiplicateur n’est pas une vue de l’esprit, surtout pour une économie qui n’est pas au maximum de son potentiel de croissance, il n’est pas difficile de comprendre que réduire les

dépenses conduit à limiter la croissance et à limiter les recettes fiscales –surtout si le gouvernement s’emploie de surcroît à en réduire la progressivité– par un mécanisme inverse à celui décrit dans le tableau 5. L’austérité nourrit la stagnation, et réciproquement. Elle ne permet pas de « consolider » les finances publiques, elle ne permet pas de réduire le poids relatif de la dette publique.

Au moment où le gouvernement de la France a choisi en 2010 de repasser à l’austérité, alors que le pays se remettait tout juste de la crise mondiale, la dette publique était à 85 % du PIB, dix ans plus tard elle est à 100 %, le taux de croissance de l’investissement moyen est devenu négatif, le stock d’actifs publics s’est mis à stagner, voire à diminuer, et la croissance moyenne sur la décennie 2010 a été la plus basse que nous n’ayons jamais eue alors même que la transition vers une économie circulaire est à peine entamée. Dans une revue de la littérature sur les outils de politique

économique mobilisables par les gouvernements pour orienter les économies sur une trajectoire décarbonée, deux économistes du FMI soulignent que les dispositifs de marché sont incapables de répondre à ce défi. Ils estiment qu’une politique macroéconomique et financière volontariste est impérative et soulignent que l’investissement public en est l’un des principaux outils (Krogstrup et Oman, 2019, Oman, 2019). Le tableau 6 montre que la décennie 2010 fait moins bien en terme de croissance que la décennie 2000 malgré une stagnation en 2008 et une terrible récession en 2009 (- 2,9%).

L’austérité n’a pas amélioré les finances publiques mais a plombé la croissance, avec toutes les

conséquences que l’on sait sur la persistance du chômage et l’approfondissement de la précarité. Malgré cette faible activité interne et malgré les baisses de cotisations sociales et le CICE accordés aux entreprises françaises au nom de la compétitivité, le solde des échanges extérieurs (biens et

services) s’est certes un peu amélioré mais il demeure négatif64. Que faut-il de plus pour convaincre

que cette politique est une impasse ? Combien de temps encore doit-on continuer à faire la même chose tout en sachant que cela ne marche pas ?

Cette évidence est partagée tellement largement que plusieurs économistes du FMI, avec l’aval de Blanchard qui était alors son économiste en chef, se sont inquiétés dès 2015 de l’effet délétère de ces politiques sur l’investissement public (Ostry et al., 2015). Ils constatent l’érosion des

patrimoines publics et suggèrent que le « néolibéralisme » n’est pas à même d’apporter une solution au problème posé (Ostry et al., 2016).

Conclusion intermédiaire

1. L’austérité budgétaire ne marche pas.

2. Les « erreurs » reconnues coup sur coup début 2013 d’abord par les économistes du FMI, à propos de la sous-évaluation systématique des multiplicateurs, puis par Reinhart et Rogoff, à propos du seuil de dette publique prétendument fatidique à 90 % pour la croissance,

montrent que les fondements scientifiques des politiques dites de « consolidation » étaient bien minces.