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Un problème de sources.

Dans le document L'agriculture comparée (Page 73-75)

DEUXIEME PARTIE : METHODES ET SAVOIR FAIRE DE L’AGRICULTURE COMPAREE.

Chapitre 8. Faire de l’histoire en agriculture comparée

8.1. Un problème de sources.

La France est sans doute un des pays du monde où l’histoire rurale a été le mieux étudiée. Au- delà de quelques grands noms de cette histoire, Marc Bloch (1931), Michel Augé-Laribé (1955), Emmanuel Le Roy Ladurie (1969), ou George Duby et Armand Wallon (1975) pour se limiter à ces quelques noms76, il existe en effet de nombreux travaux, réalisés par des historiens ou des géographes sur les paysages et les structures agraires d’Europe occidentale, particulièrement du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, paysages et structures où l’histoire ancienne était perçue comme très prégnante. Sur d’autres continents, on pourrait citer, à titre d’exemple, les travaux de François Chevalier, Enrique Florescano, Jean Piel ou John V. Murra sur le Mexique l’Amérique andine ou ceux de Jean Pierre Chrétien, Catherine Coquery-Vidrovitch et Elikia M’Bokolo sur l’Afrique sub-saharienne, autant d’apports incontournables pour amorcer une reconstitution historique des systèmes agraires anciens. Cependant, même si l’apport des travaux réalisés par les historiens est considérable, notamment dans un pays comme la France pour les périodes anciennes, les méthodes de travail développées par l’histoire d’un côté, l’agriculture comparée de l’autre finissent par diverger, en particulier quant aux sources utilisées pour les périodes plus récentes. Dans les pays où l’historiographie est abondante pour les périodes anciennes, un large fossé sépare très souvent ce corpus de connaissances souvent très riche, de celui, beaucoup plus lacunaire, consacré à la période contemporaine77.

Les sources statistiques devenant pour ces périodes de plus en plus abondantes et de plus en plus détaillées, les études sur l’histoire récente de l’agriculture font souvent des séries statistiques leurs matériaux de base, les sources davantage localisées (archives de différentes natures, cartes, enquêtes) passant au second plan. Ce changement de source, et d’échelle d’analyse, n’est pas sans poser problème. A propos de l’usage des statistiques et sans s’étendre sur le problème de leur manque de fiabilité dans de nombreux pays, le simple choix, par le statisticien, des unités et des catégories statistiques retenues pour l’analyse rend leur usage délicat en agriculture comparée. En ce qui concerne les unités statistiques, par exemples, le découpage administratif en général retenu (commune, canton, département dans le cas français) correspond rarement aux unités paysagères ou aux régions qui seraient pertinentes du point de vue des formes dominantes d’exploitation du milieu, du point de vue des systèmes agraires (supra)78. A propos des catégories statistiques retenues, de nombreuses difficultés apparaissent, par exemple à la lecture du RICA, lorsque les « orientations technico-

76 mais il faudrait aussi citer Jean-René Trochet (1993), Jean Marc Moriceau (1999), Jean Luc Mayau (1999),

Philippe Blanchemanche (1990), et bien d’autres... Le Guide d’histoire agraire La terre et les paysans aux XVII

et XVIIIè siècle, (1999), réalisé par Jean Marc Moriceau témoigne de la richesse et de la diversité de ces apports.

77 En France par exemple, c’est plutôt les géographes qui ont « pris en charge » l’histoire récente de l’agriculture,

notamment l’évolution des structures et le problème de l’exode rural. Jacqueline Bonnamour en donne de nombreux exemples (1993).

78 Bien loin de s’appuyer sur une lecture raisonnée des paysages ruraux, les redécoupages administratifs

effectués en France après la Révolution ont privé certaines données statistiques d'une partie de leur sens (données sur le milieu naturel et les activités agricoles, par exemple). Plus tard, un remarquable effort a été fait en France pour découper le territoire en « petites régions agricoles » dont la pertinence, longtemps remis en cause au profit notamment des « bassins de production », renaît aujourd’hui autour des problématiques environnementales et des approches « pays ».

économiques » (les OTEX), simple catégorie à usage statistique, sont considérées comme des systèmes de production, notion pourtant bien différente (supra). Les catégories statistiques retenues sont aussi parfois porteuses d’une certaine compréhension de l’histoire, et donc de rapports sociaux qu’il convient de décrypter. Au Mexique par exemple, l’idéologie révolutionnaire et agrariste qui domine l’historiographie après la Révolution de 1910 avait fait de l’hacienda et du péon les seules figures, opposées, des campagnes au point de ne retenir que ces catégories-là dans les statistiques de l’époque. Les métayers, pourtant très nombreux, disparaissaient totalement de tout document officiel ; la réforme agraire n’était pas faite pour eux... De la même façon, les latifundia ayant été déclarés, sur le papier, hors la loi à partir de 1934, ils seront recensés dès lors, dans la catégorie statistique des « petites propriétés », comme pour mieux affirmer le mythe de leur disparition... Les catégories statistiques sont donc parfois trompeuses et fort peu adaptées à l’usage que nous pourrions en faire. Un autre exemple de la fragilité des catégories statistiques est fourni par le recensement séparé des surfaces emblavées en différentes cultures (le maïs, les haricots, les courges…) dans les pays où la culture associée prédomine très largement…

Enfin, il est rare de trouver dans d’autres régions du monde une aussi grande richesse historiographique que dans un pays comme la France, et la tâche qui attend l’agriculture comparée n’en est que plus ardue. Dans le cas de l’Afrique sub-saharienne, et parce que l’historicité même de ces sociétés fut trop longtemps niée, l’histoire écrite par les historiens est encore bien lacunaire. Certes, les historiens contemporains qui ont travaillé sur la période précoloniale ont remis à l’honneur les sources orales, palliant ainsi le manque de sources écrites datant de cette période. C’est ainsi qu’un considérable travail d’enquête a parfois été réalisé et qu’une histoire précoloniale a ainsi pu être « retrouvée » (Chrétien, 1993). En rupture totale avec la littérature et l’idéologie coloniale, cette démarche critique, mise en œuvre par les historiens africains et européens, a permis de rendre la parole aux Africains et de redonner ainsi un souffle à l’histoire précoloniale. Elle a contribué à remettre en question « l’immobilisme » des sociétés agraires et à les doter d’une historicité enfin reconnue, préalable indispensable à la compréhension des dynamiques contemporaines, en particulier du point de vue agricole. Elle a aussi mis en évidence les capacités d’innovation et de progrès des populations concernées et les véritables dynamiques (politiques, démographiques, agricoles) endogènes de développement. Cette connaissance historique enfin élargie à la période précoloniale a aussi permis d’envisager le développement, non comme un simple processus commençant avec la mise en contact de l’Afrique et du monde « civilisé », mais comme la résultante des dynamiques européennes et mondiales d’une part, des changements internes aux sociétés africaines d’autre part (Couty, 1981).

Il est cependant fréquent que cette « nouvelle » histoire retombe dans les travers du passé, quand, s’intéressant désormais à la période coloniale, les historiens se passent de recourir aux enquêtes dès que l’abondance des sources écrites (surtout d’origine coloniale) fait passer au second plan les témoignages des ruraux. Bien que ne reflétant bien souvent que le point de vue du colonisateur, même s’il conviendrait de nuancer cette affirmation, les sources écrites restent plus « fiables » que les sources orales, par ailleurs beaucoup plus difficiles à recueillir. D’autres disciplines contribuent aussi à décrypter les changements intervenus dans les sociétés pour lesquelles peu de documents écrits sont disponibles. Il s’agit notamment de l’Environmental History dont il a été question plus haut (§ 3.5.) et dont les travaux mettent en lumière la complexité et la dynamique des relations que les agriculteurs entretiennent avec les écosystèmes dans lesquels ils vivent (Tiffen and Mortimore, 1994 ; Fairhead and Leach,

1996 ; McCain, 1995, 2005). Pour les périodes plus anciennes, les apports de l’archéologie, de la palynologie et de la linguistique se révèlent parfois décisifs.

Malgré les apports considérables de l’histoire et des autres disciplines évoquées ci-dessus à la connaissance des transformations anciennes de l’agriculture et des espaces ruraux, le travail de terrain et les entretiens approfondis avec les principaux acteurs de cette histoire, notamment les agriculteurs âgés, reste indispensable, en particulier pour explorer les périodes plus récentes encore accessibles à la mémoire des gens, et, nous l’avons vu, moins fréquemment traitées par les historiens.

Par ailleurs, se pose le problème de l’objet de la recherche et des concepts qui servent de base à l’analyse (supra). Ici encore, ce que nous devons rechercher, et trouver, en agriculture comparée, diffère le plus souvent et s’éloigne des objectifs poursuivis par les historiens. Plutôt que de se limiter à utiliser des données qui n’ont été ni conçues ni collectées pour répondre aux questions posées par l’agriculture comparée et aborder son objet, il est souvent préférable de se constituer un fond propre suffisamment consistant…

Dans le document L'agriculture comparée (Page 73-75)