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Comment construire des typologies d’exploitations agricoles ?

Dans le document L'agriculture comparée (Page 79-83)

DEUXIEME PARTIE : METHODES ET SAVOIR FAIRE DE L’AGRICULTURE COMPAREE.

Chapitre 9. Comment construire des typologies d’exploitations agricoles ?

9.1. Bref aperçu des méthodes typologiques83

Dans le domaine du développement agricole, de nombreux travaux de recherche ont porté, dans les années 1970 et 1980, sur la modélisation systémique du fonctionnement des exploitations agricoles et les méthodes typologiques. De plus en plus conscients de la complexité du monde rural et de la nécessaire compréhension de sa diversité pour le développement, de nombreux chercheurs se fixèrent alors pour objectif d’expliquer pourquoi tous les agriculteurs d’une même région ne réagissaient pas de la même manière au conseil technique, à l’innovation… L’objectif consistait à construire des typologies qui mettent en évidence les différences de moyens et de fonctionnement des exploitations, avec la préoccupation de classer les exploitations en un nombre limité de catégories relativement homogènes et contrastées : un nombre suffisant pour que les différences ne soient pas trop grossières, mais pas trop important afin que ces typologies restent utilisables. Il s’agissait tout à la fois de comprendre la dynamique et le fonctionnement des exploitations de chaque catégorie et de comparer et expliquer les différences entre les exploitations de chacune des catégories.

La recherche des « critères de différenciation » constitua alors la clef d’entrée la plus usitée pour construire des typologies, c’est à dire le moyen d’appréhender et de classer la diversité des exploitations agricoles. Mais comment hiérarchiser les critères ? Si en vertu d’un premier critère jugé discriminant, par exemple la taille de l’exploitation, trois classes sont constituées, l’intervention d’un deuxième critère jugé important, par exemple l’emploi de main d’œuvre salariée, conduira rapidement à 6 types d’exploitations, à moins que certaines cases de ce tableau à double entrée (que ferons-nous au troisième critère, puis au quatrième ?) ne restent vides... le nombre de critères retenus, nécessairement très faible, et leur hiérarchisation ont bien des chances, effectivement, de rester largement arbitraires... ou dépendants du point de vue de chacun. On pourrait ainsi classer les exploitations agricoles d’une région de multiples façons en fonction des critères retenus et des finalités poursuivies. Il y aurait ainsi autant de typologies possibles que d’objectifs assignés à chacune d’elle, comme le proposait Ph. Jouve (1986). Avec le risque encouru qu’aucune de ces typologies ne permette réellement d’identifier et de classer des systèmes de production, encore moins d’identifier leurs

83 Pour un aperçu synthétique de ces méthodes typologiques, voir Cochet et Devienne (2006). Pour le cas de

trajectoires, de mesurer leurs performances et leurs perspectives d’avenir, de comprendre la dynamique d’une région agricole. Dès lors, comment élaborer une typologie de systèmes de production qui ait bien valeur générale et s’affranchisse des usages qui peuvent en être faits par la suite, une typologie évolutive à fonction cognitive ?

Une autre approche, développée à partir de la fin des années 1970, a mis les « objectifs » de l’exploitant au cœur de la démarche typologique. Le système de production étant considéré comme conditionné au projet à long terme de l’agriculteur ou encore « finalisé » par les objectifs de l’exploitant, on pensait qu’il suffisait alors d’identifier ces « objectifs » pour repérer les systèmes et bâtir ainsi une typologie d’exploitations agricoles84. L’objectif de l’exploitant, et donc son âge (ce dernier conditionnant souvent le premier dans l’esprit de nombreux auteurs) s’imposait comme clef d’entrée dans la diversité et comme nouvelle méthode d’élaboration des typologies.

Cependant, cette entrée par les « objectifs » de l’exploitant pose à son tour problème. Tous les agriculteurs désireux d’installer leur fils - voilà typiquement un « projet à long terme » ou un « objectif » clairement exprimé - mettraient-ils en œuvre, pour atteindre cet objectif, le même système de production ? De la même façon, le désir de diminuer la pénibilité du travail ou celui de pouvoir prendre des vacances peut bien évidemment influencer les décisions de l’agriculteur, voire orienter certains choix d’investissement dans un sens particulier. Pour autant il ne saurait déterminer, à lui seul, ni même partiellement, la combinaison des facteurs de production et des activités propre à l’exploitation. Si ce désir de vacance fait surface à un moment donné au point d’en devenir un objectif déclaré de l’exploitant, n’est-ce pas tout autant parce que les caractéristiques de son exploitation et son évolution rendent aujourd’hui possible l’expression de ce désir ? Ne risque-t-on pas d’inverser un peu rapidement causes et conséquences ? Les voisins, encore contraints de traire au pot-trayeur vingt-cinq vaches entravées dans de vieux bâtiments ne seraient-ils pas eux aussi désireux de prendre des vacances, même si l’idée d’en formuler le souhait - l’objectif - ne leur est jamais venu à l’esprit ? Dans le même ordre d’idée, que penser d’un objectif « s’agrandir » comme clef d’identification d’un système de production ? Ou pire encore de celui de « disparaître » pour désigner les exploitations agricoles en fin de course...

9.2. Pour une identification préalable des systèmes de production.

Plutôt que de chercher en vain le ou les « bons » critères de différenciation (nécessairement en nombre très limité et dont la sélection est rarement dépourvue d’arbitraire (autant de point de vue, autant de typologies…), ou de s’en remettre aux seuls objectifs déclarés par les agriculteurs, une typologie cognitive d’exploitations agricoles doit reposer en premier lieu sur une identification préalable des systèmes de production. L’idée consiste donc à identifier les systèmes de production avant même de se lancer dans l’étude détaillée de leur fonctionnement.

Une telle identification préalable des systèmes de production permet d'éviter de tomber dans le piège des typologies déduites de la classification par type des individus (des exploitations) selon un nombre de « critères de différenciation » (variables de structure, par exemple) déterminées à l'avance85. Elle permet au contraire de construire des types -idéal-type- et de s'attacher à rechercher

84 Cette démarche voit le jour à la fin des années 1970 avec la proposition de J. Brossier et M. Petit : « Pour une

typologie des exploitations agricoles fondée sur les projets et les situations des agriculteurs » (1977). Voir aussi Capillon et Manichon (1979) et Jouve (1986).

pour chacun d'eux un maximum de cohérence logique dans un but explicatif (Perrot et Landais, 1993). Chaque type sera alors caractérisé par un ensemble d'attributs qui lui est propre et permet de comprendre la logique interne de son existence, son fonctionnement particulier ainsi que sa trajectoire. Dès lors, il n'y aucune raison de chercher à bâtir un ensemble unique de variables à recueillir, soigneusement ordonnées dans un questionnaire standard préétabli...

Cette méthode doit permettre à la fois de choisir les exploitations qui seront étudiées en détail en fonction des systèmes de production identifiés, c’est-à-dire d’effectuer un échantillonnage raisonné, et parallèlement d’être capable de poser des questions pertinentes afin de caractériser correctement les systèmes de production et de comprendre les raisons des choix des agriculteurs (Cochet et Devienne, 2006).

Le recours successif à la lecture de paysage (supra) puis à l’analyse des transformations historiques de l’agriculture de la région permet de formuler des hypothèses préalables sur les éléments permettant de repérer et d’expliquer la diversité des exploitations agricoles (Dufumier et Bergeret, 2002). Les systèmes de production actuels, leur différenciation autant que leur diversité sont le produit d’une dynamique historique -ou trajectoire- qu’il est indispensable de reconstituer avec soin. L’état actuel de cette différenciation est le produit de cette histoire.

Le choix raisonné d’aborder cette identification par l’histoire conduirait-elle à un certain déterminisme historique ? On objectera avec raison que les décisions des agriculteurs sont bien loin d’être seulement influencées par leur parcours, et que l’histoire de l’exploitation ne peut à elle seule expliquer son état actuel et les choix futurs de l’exploitant. Certes, mais c’est là revenir au cas particulier de tel ou tel agriculteur, à la décision de celui là d’arrêter le lait pour « pouvoir prendre des vacances » ou à celle de son voisin de faire la mise aux normes « pour installer le fils », au détriment d’une approche régionale des systèmes de production, chaque système étant alors compris comme un modèle représentant le fonctionnement d’un ensemble d’exploitations situées dans des conditions (agronomiques, économiques et sociales) de production comparables (supra).

Dans cette perspective-là, et pour un type d’exploitations agricoles donné, caractérisé et modélisé par un système de production, alors les choix individuels d’investissement, et donc d’évolution, s’inscrivent nécessairement dans un champ restreint de possibilités, ouvertes, à un moment donné de son histoire, à ce type d’exploitations. Les « trajectoires » envisageables pour les exploitations agricoles d’une région sont donc en nombre limité ; elles illustrent le résultat des mécanismes de différenciation en jeu à chaque étape historique de transformation de l’agriculture. C’est pourquoi, il nous semble que c’est le repérage de ces mécanismes de différenciation et de ces trajectoires qui est le mieux à même de permettre une identification efficace et cognitive des systèmes de production existants dans une région, bien au-delà de tel ou tel critère jugé « discriminant » ou de tel ou tel « objectif » déclaré.

Le recours à l’histoire et aux mécanismes de différenciation des systèmes de production a aussi le mérite de permettre d’identifier les systèmes de production « en voie de disparition » et même ceux qui ont déjà disparu et dont les traces dans le paysage, dont la lecture s’avère là aussi précieuse, sont en train de s’estomper. Autant de systèmes trop souvent à peine identifiés et rejetés pêle-mêle dans la catégorie englobante du « traditionnel » ou du « peu technifié ». Le repérage de ces systèmes et leur caractérisation fine, l’identification et la compréhension des étapes, des causes et des mécanismes de leur disparition, ainsi que ses conséquences, sont pourtant extrêmement utiles pour déceler les mécanismes de

différenciation, et comprendre comment les autres systèmes ont pu se transformer et être ce qu’ils sont aujourd’hui.

Lecture attentive du paysage et reconstitution fine de l’histoire et des transformations de l’agriculture régionale par entretiens historiques auprès des personnes âgées, en particulier auprès d’agriculteurs en retraite ou proche de l’être, constituent donc, à notre avis les deux piliers d’une véritable identification des systèmes de production, identification préalable à leur caractérisation détaillée et à la mesure de leurs performances économiques (Cochet et Devienne, 2006). On procédera ensuite à un échantillonnage raisonné des unités de production à étudier en détail, de manière à appréhender la diversité des situations et de favoriser la comparaison des processus et des résultats technico-économiques.

9.3. Tenir compte des modalités d'accès aux ressources

Les conditions dans lesquelles les agriculteurs réussissent à rassembler les ressources foncières dont ils ont besoin, l'eau d'irrigation, les moyens de production et la force de travail nécessaires, influencent directement, comme il a été rappelé à propos du concept de système de production (supra, § 3.3.), la combinaison productive mise en place. C'est pourquoi prendre en compte ces modalités d'accès aux facteurs de production est souvent indispensable à une identification pertinente des systèmes de production et à leur caractérisation ultérieure. Qui plus est, elles conditionnent pour partie les règles de partage de la valeur ajoutée et pèsent donc très lourd dans l'élaboration du revenu de l'agriculteur (infra).

Il est même des cas où c'est autour de la recherche d'un facteur de production que se cristallise la différenciation interne aux sociétés rurales, que se soit du point de vue de l'organisation sociale ou de celui des processus productifs. Tel est le cas, par exemple, de certains systèmes agraires caractérisés par un accès au foncier régulé par les rapports de parenté, un très faible niveau de capital et un outillage manuel et où tout repose ou presque sur la force de travail manuelle des agriculteurs et de leur famille. Les foyers susceptibles de « capter » de la force de travail extérieur au groupe domestique, notamment en période de pointe du calendrier agricole peuvent mettre en place des systèmes de production qui diffèrent en de nombreux points de ceux contraint au contraire de céder une partie de la main-d'œuvre du groupe aux autres. Dès lors, c'est bien l'accès à ce facteur de production, la main-d'œuvre, qui doit guider la démarche typologique86.

De la relation capital/travail interne à l'unité de production, découlent bien souvent les choix productifs mis en œuvre. C'est pourquoi, dans certaines situations, il est indispensable au cours de l'élaboration de typologies, d'identifier les différentes « catégories d'exploitants » impliquées dans le développement agricole d'une région avant de porter la réflexion sur les systèmes de production que les agriculteurs sont susceptibles de mettre en œuvre (Dufumier et Bergeret, 2002). Selon que les exploitations seront par exemple de type « familiale minifundiaire », « familiale marchande », « patronale » ou « capitaliste », il y a fort à parier qu'elles ne seront pas placées dans les mêmes conditions de choix des productions et des systèmes de culture et d'élevage à développer, et que par conséquent il en résultera la mise en place de systèmes de production fort dissemblables.

9. 4. Expliquer la diversité.

Pour expliquer les choix des agriculteurs et ainsi donner du sens à la diversité observée à l'échelle d'une même région agricole, les démarches basées sur la construction de typologie

laissant une large place aux « objectifs» de l'exploitant, en tant que facteur explicatif, ont remis l'acteur comme sujet au centre de la réflexion, remettant ainsi en cause un certain « matérialisme » ou « déterminisme économique ». Mettre l'acteur au centre de l'analyse de la diversité en en faire un sujet « libre » de ses choix permet sans doute d'appréhender une partie de la diversité, à l'échelle micro-régionale, encore que, on l'a vu les choix de chacun paraissent très largement déterminés par son héritage et les « possibles » du moment.

Mais le choix encore possible au niveau de l'acteur, n'est presque plus perceptible, ni ne revêt de caractère explicatif, dès lors que l'on change d'échelle d'analyse de la diversité. L'approche de la diversité des agricultures ne peut donc se suffire d'une telle échelle d'analyse, celle de l’« individu sujet ». Deux dimensions beaucoup plus larges, temporelles et spatiales, semblent devoir être abordées pour tenter de comprendre la diversité, d'une part celle du temps long de l'histoire, celle des dynamiques intergénérationnelles qui ont construit l'évolution différentielle des trajectoires et des systèmes, et d'autre part celle de la différenciation géographique des systèmes agraires. Dès lors que la diversité des agricultures ne se réduit pas à la variété des « regards » portés sur l'agriculture, dès lors qu'elle ne se limite pas à la diversité résultante du libre choix des acteurs et aux représentations qui peuvent expliquer ou justifier ces choix, dès lors enfin que l'on s'attache à comprendre la diversité des processus en cours et leur devenir, il faut s’efforcer de bâtir des typologies cognitives porteuses de sens. En ce sens, la méthode typologique mise en œuvre en agriculture comparée permet de mettre en lumière des trajectoires différenciées, d’expliquer les mécanismes ayant présidé à cette différenciation, d’expliciter les relations existantes entres les différentes catégories d’exploitations agricoles (flux de main-d’œuvre, de biomasse, de capitaux…), de mettre en évidence l’impact différencié du fonctionnement des systèmes de production sur les écosystèmes exploités, de montrer comment les politiques et projets n’ont pas eu les mêmes effets sur les différents systèmes de production, de prévoir, enfin, les dynamiques futures propres à chaque catégories et leurs conséquences en matière de production, d’emploi, d’environnement, ainsi que l’impact possible et lui-même différencié des changements de politique agricoles.

Comparer les systèmes de production au sein d'un système agraire, permet aussi de comprendre la cohérence d'ensemble du système agraire, les mécanismes de régulation qui fondent cette cohérence autant que ses contradictions internes. La question de la validité de la démarche comparatiste à cette échelle-là ne se pose donc pas, ses vertus explicatives étant largement démontrées. Le choix de travailler à l'échelle de la « petite » région agricole est aussi validé parce que cette comparaison doit impérativement embrasser toutes les formes d'agricultures en présence pour en décerner la logique d'ensemble et les dynamiques en œuvre, et non pas telle ou telle catégorie d'agriculteurs qui seraient plus spécifiquement la cible de telle mesure de politique agricole ou programme de vulgarisation.

Chapitre 10. Une économie des processus de

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