• Aucun résultat trouvé

Faire les enquêtes soi-même et recueillir à la fois des données qualitatives et d’autres rigoureusement quantifiées.

Dans le document L'agriculture comparée (Page 66-68)

DEUXIEME PARTIE : METHODES ET SAVOIR FAIRE DE L’AGRICULTURE COMPAREE.

Chapitre 7. Terrain et enquêtes.

7.1. Faire les enquêtes soi-même et recueillir à la fois des données qualitatives et d’autres rigoureusement quantifiées.

Bien que les agricultures de nombreuses régions du monde ainsi que leurs histoires nous soient aujourd’hui bien mieux connues, grâce aux très nombreux travaux réalisés par des chercheurs et praticiens de différentes disciplines, les transformations contemporaines de ces agricultures, quelles que soient leurs caractéristiques, méritent toujours une attention soutenue et un « retour » au concret pour être mieux appréhendées et comprises. Cette exigence du travail de terrain reste donc plus que jamais un principe de base de toute recherche ou démarche d’agriculture comparée, et non pas seulement un passage obligé pour jeune chercheur en début de carrière... Il ne s’agit pas, non plus, de simples visites de terrain, à la manière « des descentes sur le terrain » opérées par les experts trop pressés ou les responsables et élus à la recherche du renouvellement de leur mandat, mais bien de séjours prolongés dans une région donnée, et d’un patient travail d’observation et d’écoute.

Qu’elle soit personnelle ou menée en équipe, cette approche du terrain ne saurait être déléguée à qui que ce soit, à moins que la délégation ne se fasse au sein d’un processus d’apprentissage soigné... En effet, collecte, traitement et interprétation des données restent, indissociables ; c’est pourquoi enquêteur et chercheur se confondent donc nécessairement dans la même personne. L’observation (du paysage, des pratiques), le questionnement et l’écoute, doivent être ordonnés au fur et à mesure par un système d’hypothèses lui-même construit autour de concepts clairs. Si le chercheur doit être lui-même enquêteur, c’est aussi

69 Google Earth fournit aujourd’hui un outil remarquable de lecture et d’analyse du paysage « vu du ciel »,

parce que le choix des interlocuteurs - et donc de l’échantillon d’exploitations agricoles étudiées - se construit pas à pas, sur la base d’une lecture préalable du paysage et d’une approche historique comme nous le verrons à propos de la construction de typologie (infra). Une véritable méthode d’observation et d’enquête propre à cette discipline a été mise au point par l’équipe de l’UFR Agriculture comparée de AgroParisTech, dotée de toute la rigueur nécessaire et s’affranchissant ainsi du côté parfois impressionniste des voyages de Dumont. On l’aura compris, elle ne consiste pas à élaborer d’épais questionnaires destinés à être confiés à une armée d'enquêteurs à répartir sur le terrain. Point d’enquêtes larges sur échantillons statistiquement « représentatifs » et dont les résultats seraient traités par de puissants logiciels... On recherchera davantage à mettre en évidence des relations de causes à effet permettant d’expliquer les processus en cours plutôt que de recherche des corrélations de nature statistique entre les faits observés.

Notre « façon de faire » en matière d’enquête en milieu rural se rapproche donc de l’enquête de type ethnographique en ce qu’elle implique d’observation, d’écoute, d’immersion dans le milieu, de prise de note quotidienne, d’absence de questionnaires fermés, par sa durée également, la nécessaire contextualisation de l’enquête et sa non-délégation ; elle s’en éloigne par contre par l’exigence de l’échantillonnage raisonné, par son souci de quantification. Par quantification, on comprendra l’obtention in fine de résultats quantifiés (productions, coûts, quantité de travail, valeur ajoutée, revenus... infra) et comparables et non pas le recours systématique aux méthodes quantitatives de traitement des données70, au demeurant peu utilisées en agriculture comparée. Si le plus grand soin est apporté au choix des questions posées, à leur enchaînement, à l’observation simultanée (et parfois participante) des objets, des outils et des machines, des gestes et de leur enchaînement, cette posture du chercheur- enquêteur est la plus à même de permettre l’obtention d’informations les plus fiables possibles, base de toute quantification compréhensive des phénomènes en cours.

Par ailleurs, la maîtrise des concepts de l’agriculture comparée (cf première partie) permet, au cours des entretiens menés avec les agriculteurs, de poser les bonnes questions, de retrouver les éléments manquant du puzzle que l’on cherche à compléter, de partir à la recherche d’éléments qui doivent nécessairement être présents pour que la réalité ainsi reconstituée ait bien un sens, bref, pour que le système existe et puisse fonctionner. Pour que l’élément recueilli par enquête devienne fait, que ce fait fasse sens, et enfin qu’il puisse être interprété et par-là même placé au bon endroit du puzzle, il doit être appréhendé au travers des concepts qui lui donneront toute sa place dans la construction théorique que sous-tend un tel exercice. Il s’agit donc, comme l’écrivait déjà Couty dans les années quatre-vingt, de « relier des faits pour les installer dans un enchaînement créateur de sens » (Couty, 1984).

A propos des enquêtes sur les pratiques culturales, Sébillotte avait aussi souligné que « transformer des faits observés en résultats interprétés suppose que l’on ait construit un modèle théorique qui, lui, valide à son tour telle ou telle lecture de la réalité » et que « c’est bien par un jeu dialectique entre la théorie qui guide l’enquête, et l’observation organisée qui permet le contrôle des réponses et des questions, que l’on pourra éviter la majeure partie des pièges multiples qui guettent toute interprétation trop hâtive » (Sébillotte, 1989).

70 Les méthodes « quantitatives » de traitement des données sont ainsi nommées en raison des outils statistiques

employées, impliquant un échantillonnage large, et non en référence à la nature intrinsèque des données collectées (qualitatives ou quantitatives).

On mesure ainsi à quel point l’opposition entre recherche « empirique » et recherche « théorique », encore très présente ou implicitement suggérée dans la communauté scientifique, est éloignée de l’agriculture comparée. Une certaine « division du travail » scientifique entre, d’un côté, ceux qui vont sur le terrain et recueillent les données et de l’autre les théoriciens qui auraient le monopole de la conceptualisation, division quasi généralisée dans de nombreuses disciplines et institutions de recherche, apparaît extrêmement grave autant par le danger inhérent à cette séparation des tâches pour la fiabilité des données traitées que par les rapports de domination qu’elle sous-tend. Si l’empirisme consiste à « faire du terrain », c’est-à-dire à multiplier et à classer des observations localisées, alors il paraît légitime de revendiquer haut et fort cet empirisme-là, tant l’approche du terrain structure cette discipline autant qu’elle en fonde l’identité... Mais lorsque ces descriptions compréhensives du réel, descriptions maniant avec agilité approche systémique et changement d’échelle, lorsque ces observations et analyses, rigoureusement menées dans un cadre conceptuel cohérent, concourent à l’élaboration de la théorie, alors on mesure à quel point cette dichotomie empirique/théorique apparaît largement dénuée de sens...

Dans le document L'agriculture comparée (Page 66-68)