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Le principe de l'instabilité et du mouvement dans la narration : une langue en perpétuelle évolution

A) de l'usage de la vulgarité

V) Le principe de l'instabilité et du mouvement dans la narration : une langue en perpétuelle évolution

Si l'on tente d'envisager les romans étudiés de Gary et de Salinger dans leur totalité, on note que dans les deux cas les chapitres finaux différent par leurs tonalités et leurs formes de ceux initiaux. La raison nous paraît résider dans la très grande instabilité de ces récits qui changent d'une page à l'autre au gré des évolutions de leurs personnages ( de leurs découvertes et états d'âmes). On aimerait souligner l'importance capitale à nos yeux que prennent les indications relatives à l'âge du narrateur dans cette dynamique. En effet dans ces ouvrages « comme dans tout récit d'apprentissage, le héros grandit et mûrit »207. Le fait a été étudié très en détail pour La Vie devant Soi, une des

analyses les plus précises étant réalisée par E. Lecarme-Tabone qui nous indique que :

« La structure des scènes dialoguées en est un indice [de la maturation du narrateur] : objet de conversation entre deux adultes (Rosa et Katz) ou questionneur d'un adulte plus informé (Hamil ou Rosa), au début, Momo va devenir un interlocuteur à part entière, qui parle de Rosa avec Katz ou avec Lola, ou que Rosa consulte. Déjà avant l'apparition de Yoûssef Kadir, on le voit capable de chercher à aider financièrement Rosa, ou de prendre la relève auprès d'Hamil, en lui racontant à son tour le rêve niçois que le vieil homme a oublié (p. 157). Mais c'est la révélation de son âge et de ses origines qui le fait soudain mûrir. Alors commence l'accès à la maîtrise de la parole publique et à l'initiative dans l'action. Il raconte son histoire devant Ramon et Nadine, même si ça sort « un peu de tous les côtés » (p 215). Son vocabulaire s'améliore, bien qu'il n'applique pas facilement son nouveau savoir (p 268). Désormais, Momo se révèle 207 LECARME-TABONE, Eliane, idem, p101

capable d'invention pour sauver Rosa de l'hôpital. Il affronte le docteur Katz, argumente d'égal à égal avec lui sur l'euthanasie, le menace et l'insulte, ravalant ce père idéal au même statut que son père biologique (...) »208.

Se dégage des propos de Momo l'impression générale d'une maturation d'une parole s'assagissant ( au sens premier du terme ). La situation est plus ambiguë dans le cas du Catcher In The Rye : Holden Caulfield ne fait pas l'objet de révélations foudroyantes qui entraînent une redéfinition intérieure du personnage ( Momo se trouve complètement « renversé » par cette « révolution »209 :

« Je savais que je ne pouvais plus penser comme avant »210). Le narrateur de Salinger est, à

l'inverse, maître de ces paramètres et nous en livre les données dès le début du roman : « J'avais alors16 ans et j'ai maintenant 17 ans et, parfois, j'agis comme si j'avais dans les 13 ans »211. Cela en

installant d'emblée, comme on le voit, l'idée qu'il ''contrôle'' son âge et peut en quelque sorte en changer à sa guise. Ainsi nous précise-t-il ensuite : « j'agis parfois comme si j'étais plus jeune que je le suis »212. De même le physique d'Holden reflète ce paradoxe qui l'habite : « C'est réellement

ironique parce que je suis haut de 6 pieds 2.5 pouces et j'ai des cheveux gris (….). Et cependant j'agis encore parfois comme si j'avais seulement 12 ans. Tout le monde le dit, particulièrement mon père. C'est partiellement vrai, aussi, mais ce n'est pas totalement vrai. »213. D’où la grande difficulté

à cerner une tendance nette de maturation au cours du récit. À l'inverse, il faut se garder d'en déduire une possible régression. Le héros nuance ainsi son propos : « Parfois j'agis comme si j'étais vraiment plus vieux que je ne le suis, je le fais vraiment, mais les gens ne le remarquent jamais »214.

(On relève alors le souhait émis en creux que le lecteur, lui, s'en rende compte). Il est par conséquent difficile de savoir ce que désire Holden car, bien que le jeune homme montre un certain dégoût pour le monde des adultes et leurs hypocrisies (phonies), il manifeste aussi, de temps à autre, le regret de ne pas être plus vieux : « Est-ce que j'ai l'air d'avoir moins de vingt et un ans ? »215, « Je

suis un bon Dieu de mineur »216. En réalité la question de son âge devient un élément de complicité

avec le lecteur au fur et à mesure que la narration progresse ( cela est particulièrement vrai lorsque le personnage en joue et manifeste de l’auto-dérision : « J'ai douze ans, au nom du Christ, je suis grand pour mon âge »217 ). Là encore, l'âge s'avère un paramètre fluctuant permettant de créer cette

zone incertaine dans la compréhension du texte : le bénéfice en est multiple et se manifeste entre

208 LECARME-TABONE, Eliane, idem, p102 209 p.202

210 p.202

211 "I was sixteen then, and I'm seventeen now, and sometimes I act like I'm about thirteen."p.9 212 « I act quite young for my age sometimes » p.9

213 « It's really ironical, because I'm six foot two and a half and I have gray hair. (…) And yet I still act sometimes like

I was only about twelve. Everybody says that, especially my father. It's partly true, too, but it isn't all true » p.9

214 « Sometimes I act a lot older than I am – I really do – but people never notice it » p.9 215 « Do I look like I'm under twenty-one ?» ch 10

216 « I'm a goddam minor » Ch 10

autres par ce célèbre ''hallo'' d’imprécisions qui entoure la parole d'Holden.

À la lumière de cette dernière analyse, on peut alors revenir sur La Vie devant Soi pour en nuancer l'étude : comme c'est souvent le cas avec Romain Gary, il faut se méfier de ce qui semble trop évident. N'y a-t-il pas une part d'ironie et de dérision dans cette si spectaculaire maturation du narrateur ? La Vie devant Soi de Romain Gary (Emile Ajar) avance ainsi que « la notion même de maturation, nécessaire à l'idée de récit de formation, se trouve brouillée dans La vie devant soi. Le brusque vieillissement de Momo, qui passe miraculeusement de dix à quatorze ans, par le simple effet d'une information, relève de la parodie »218. En outre on peut identifier plusieurs passages

marquant une certaine ironie par rapport à la question de l'âge du personnage : c'est le cas lorsque Momo affirme avec humour « Je ne savais plus où j'en étais, comme toujours lorsqu'on n'est plus le même »219 mais aussi lors de la scène de révélation sur la filiation du jeune garçon. Celle-ci

présente ainsi plusieurs irrégularités et discordances. Les reçus détenus par le père du narrateur, en effet, indiquent que Momo fut confié à Rosa ''le sept octobre 1956'' (p185 à 197). Or Momo note : « (…) on était en 70 (…) ça faisait quatorze ans » (p185) alors que Yoûssef Kadir affirme « je vous ai confié il y a onze ans un fils musulman agé de trois ans » (p195). Il faut donc conclure que Momo '' se trompe'' et que l'action se passe en 1967.... mais on peut aussi y percevoir une volonté de distanciation de la part de l'auteur invitant le lecteur à ne pas être dupe.

Si un fait néanmoins est certain, c'est qu'Holden comme Momo (cf page 35 du roman) sont en inadéquation avec le monde qui les entoure. Soit trop vieux, soit trop jeunes, ils sont en marge de l'école et plus généralement errent en dehors de toute institution. Le thème de l'âge se révèle ainsi essentiel dans l'expression de cette situation centrale pour l'économie des romans. Comme nous l'avons noté, il convient de s'interroger sur la notion de distanciation par rapport aux événements relatés. Cela s'applique aussi à la langue des narrateurs car ceux-ci ne sont pas aussi ignorants des procédés mobilisés que leurs propos voudraient nous le faire à prime abord croire.

VI ) Le langage enfantin/adolescent en conscience : une langue autoréflexive