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Chapitre 1 : Démarche de recherche et construction de l’objet

1.4 Principaux outils conceptuels

J’ai ainsi orienté mon analyse en me focalisant sur la pratique en elle-même. De cette manière, j’étais en mesure d’examiner les différentes techniques et pratiques associées à la récupération permettant d’amener les aliments de la poubelle à l’assiette. En suivant ces différentes étapes, cela m’a permis de considérer le DD comme une chaine opératoire. Je me suis alors inspirée des études de technologie culturelle ainsi que des études sur les récits de vie des objets pour construire mon objet d’étude et établir mon angle d’analyse.

La technologie culturelle est la branche de l’ethnologie qui traite des systèmes techniques. Les phénomènes techniques sont ainsi considérés comme des faits sociaux totaux étudiés pour faire apparaitre les relations avec les autres phénomènes sociaux. Lemonnier (2010) indique que tout ce qui concerne l’action de l’homme relève de la technique. On identifie une technique à l’ensemble des procédés permettant d’effectuer une action donnée sur la matière. Cela touche autant les manières de faire fonctionner le corps que la transformation des ressources d’un milieu naturel : dans le cas du DD, c’est la récupération des aliments des poubelles. Il y a trois ordres d’interactions qui confèrent aux techniques le caractère de système : 1) des objets, en tant que moyens d’action sur la matière, 2) des processus décomposables en chaines opératoires selon des séquences gestuelles et 3) des connaissances. Pour Lemonnier (2010), dire qu’une technique forme un système, c’est d’insister sur la complexité des interactions qui s’établissent entre les éléments auxquels la technique fait appel, que ce soit la combinaison de chaines opératoire, de la relation entre le geste et l’outil ou de la mobilisation de connaissances spécifiques. L’étude des processus techniques constitue alors un moyen de mettre en rapport des phénomènes techniques et des phénomènes sociaux (Lemonnier, 2010).

Les études de technologie culturelle seront mises en parallèle avec les études sur la socialité des choses qui met en avant le caractère complexe de la valeur attribué aux objets et à la multiplicité des significations sociales qu’ils peuvent porter. Appadurai et Kopytoff (1986), dans le livre The Social life of things, indiquent qu’il ne suffit pas que les choses aient été matériellement produites, il faut qu’elles soient culturellement construites. Les représentations culturellement situées des choses leur permettent d’avoir un potentiel d’échange pour être de l’ordre des marchandises. Kopytoff (1986) indique qu’il est nécessaire de suivre la biographie des objets, car leurs significations sont inscrites dans leurs formes, leurs usages et leurs trajectoires. Il place les dynamiques sociales à l’origine de la construction de l’échangeabilité des choses laquelle varie d’une société à l’autre et, par conséquent, devient une dimension culturelle de la valeur des objets. La commodification (commoditization), le fait de transformer une chose en une marchandise échangeable, est alors vue comme un processus qu’il est possible de décortiquer selon la construction historique et culturelle de l’objet. Parallèlement, un objet peut être décommodifié (decommoditized) et devenir une non-

marchandise selon les contextes, le type d’objet et les groupes d’individus. Ainsi, le même produit peut à la fois avoir une valeur d’échange pour une personne, mais ne rien valoir pour quelqu’un d’autre. Kopytoff (1986) indique alors que les choses ont des récits de vie qui sont analysables à travers les différents contextes et, surtout, les régimes de valeurs qui leur sont attribués.

Ces cadres conceptuels me permettent de m’intéresser à ce que produit la pratique de récupération alimentaire. En considérant le DD comme étant décomposable en chaine opératoire, il est possible d’analyser étape par étape le processus par lequel est réalisée la récupération alimentaire et de quelle manière les aliments sont manipulés. Cela permet de considérer la pratique en tant que système technique mis en œuvre par un groupe d’individus pour s’alimenter. Il est alors possible de décortiquer et reconstituer l’ordre et les paramètres de chacune des étapes de cette chaine. La biographie des aliments, quant à elle, nous permettra de nous pencher sur les changements de valeurs associés aux aliments au cours de cette chaine opératoire. Nous allons ainsi regarder le caractère culturellement construit des aliments selon les différentes phases de récupération à travers les techniques propres aux divers. Au cours de ce mémoire, la chaine opératoire éclairera la manière dont les aliments seront à la fois, trouvés, évalués, récupérés, nettoyés, cuisinés et parfois offerts. L’étude du DD à travers la biographie des aliments permet, à son tour, de considérer les changements de valeur des aliments en fonction de leur statut initial de déchet. La nourriture, ayant été jetée aux poubelles, est valorisée à nouveau par les divers en étant récupérée. Le DD est alors le processus de valorisation d’aliments décommodifiés. De ce fait, les trois thématiques analytiques explorent chacune une étape dans la récupération permettant d’illustrer le spectre de valeur attribuée aux produits : d’articles décommodifiés dans les ordures, les aliments deviennent le butin d’une chasse au trésor urbaine, pour ensuite incarner une remise en question des catégories du consommable et du non-consommable jusqu’à être des vecteurs de partage dans des groupes sociaux. Par conséquent, c’est en considérant le DD comme une chaine opératoire qu’il est possible de démontrer l’ancrage social de la pratique au-delà de l’aspect nutritif et idéologique. La récupération sera ainsi analysée à travers le système technique ce qui permettra de révéler les représentations que se font les divers de leur pratique

En plus de la chaine opératoire et la biographie des aliments, j’ai fait le choix de développer un cadre conceptuel pour chaque chapitre d’analyse. Je propose donc une brève présentation des différents outils utilisés dans les chapitres suivants pour situer la structure du mémoire d’un point de vue conceptuel. Ces autres outils, spécifiques aux thématiques, seront cependant développés avec plus de détails dans les parties concernées.

Le deuxième chapitre aborde la recherche d’aliments et la construction d’un corpus de connaissance pour savoir où chercher et quand y aller. Ce chapitre examine les liens entre la récupération alimentaire et la ville en fonction des endroits clés pour trouver des aliments. Le concept du « non-lieu » de Marc Augé (1992) sera utilisé pour distinguer l’utilisation originale que font les divers de différents endroits de la ville en fonction de la perception de celle-ci par les non-divers. De cette manière, il est possible d’analyser comment les divers négocient l’aspect public de leur pratique à travers leur image. Cette thématique présente ainsi un cadre théorique et des concepts ancrés dans l’anthropologie urbaine.

Le troisième chapitre questionne la rhétorique du partage altruiste en analysant les pratiques d’échange et de don suite à la récupération alimentaire. Les limites du groupe des divers sont étudiées à travers les constances dans leurs comportements de partage. Je fais dialoguer principalement les théories du don et contre-don de Marcel Mauss (1923), pour qui il n’y a aucun don qui soit désintéressé, avec les actions de distribution de nourriture des divers. Je cherche à vérifier si réellement la nourriture est donnée de manière indifférenciée. En examinant la valeur de la nourriture à travers les dons, je fais appel à une approche plus globale où la valeur n’est pas uniquement économique. Je m’inspire donc de Kopytoff (1986) en proposant de suivre le parcours biographique des aliments dans le DD pour y examiner le caractère protéiforme de la valeur attribuée à la nourriture.

Le quatrième chapitre analyse le processus par lequel les divers sont en mesure de considérer un produit dans une poubelle comme étant un aliment. J’examine les différentes catégories du consommable qui permettent aux aliments d’être classés et reclassés selon les contextes. Je questionne le lien entre la socialisation et les actions des individus à travers leurs perceptions des détritus. Ce chapitre aborde aussi les techniques impliquées dans le choix des aliments à récupérer. Pour ce faire, cette thématique met de l’avant les théories structuralistes de Lévi-

Strauss (1964) et de Mary Douglas (1967), la dimension génératrice des pratiques et des techniques en utilisant les concepts de Bourdieu (1980) et de Descola (1994), ainsi que le cadre théorique de la technologie culturelle.