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Chapitre 2 : Vivre la ville autrement

2.2 Les lieux du dumpster diving, des non-lieux?

Pour la pratique du dumpster diving, les espaces des poubelles sont plus que de simples endroits où les aliments peuvent être récupérés. Ces lieux possèdent des caractéristiques propres où les divers passent du temps. Je vais tenter de démontrer que les non-lieux des rebuts deviennent effectivement des lieux pour les divers. Les différentes caractéristiques de ces non-lieux les mènent à devenir des lieux spécifiques dans le cadre des activités de DD. Je propose ainsi d’examiner ces caractéristiques et de regarder de quelle manière cela peut mener à la création d’une cartographie précise des différents endroits pour récupérer de la nourriture. Les espaces des ordures peuvent être considérés comme des lieux pour les divers, mais restent des non-lieux pour tous les autres individus : cela s’appelle de la co-présence. Dans le but de singulariser les endroits où est pratiqué le dumpster diving des non-lieux urbains, je propose d’utiliser le terme (non)-lieux. L’utilisation de cette forme hybride permet de reconnaitre la spécificité de ces endroits dans les activités du DD, car bien que ce sont des « lieux » pour les

divers (soit pour une petite frange de la population), ce sont toujours des « non-lieux » pour le

reste des individus.

Les différents (non)-lieux qu’il est possible d’associer à la pratique du dumspter diving sont les ruelles, l’arrière des commerces et autres endroits normalement peu fréquentés. Or, pour les divers, ces endroits ne sont pas « promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère » (Augé, 1992, p. 101). Ce sont des espaces qui peuvent être des lieux de rencontre, où les divers partagent des informations et s’entraident dans leur activité de DD.

« Des fois, c’est de la complicité, une bonne entente, de l’entraide. Souvent c’est

de l’entraide, ou on dira ʺdans cette poubelle il y a çaʺ ou ʺtiens, j’ai trouvé beaucoup de ça, est-ce que tu en veux ?ʺ ou ʺtu devrais aller là-bas il y a beaucoup de chosesʺ, c’est souvent comme ça. Ou des fois ça peut juste être bonjour-bonjour » (Pierre, 25 ans).

La récupération peut être une activité solitaire ou entre amis, tout comme elle peut favoriser des rencontres avec des inconnus. Il n’est pas rare de rencontrer des individus, particulièrement dans les quartiers populaires pour le DD. En plus d’entrer en contact avec des inconnus autour de poubelles, voire dans des bennes à ordures, les divers partagent également des références en commun liées à leur pratique. Ainsi, certains commerces seront reconnus pour leurs poubelles et pour le potentiel de récupération qu’ils offrent. Ces endroits deviennent des points de références en matière de dumpster diving dans des quartiers spécifiques. Certaines poubelles auront même des noms ce qui participe à l’établissement d’une toponymie de ces (non)-lieux. Ainsi, certains (non)-lieux auront un nom en fonction de la réputation de leurs poubelles comme le « Magic Dumpster », alors que d’autres auront le nom du commerce « au Melon-Miel » ou « chez Forcier ». Par ailleurs, comme ces (non)-lieux sont connus et reconnus, la plupart des divers vont se faire un devoir de toujours laisser un peu de nourriture pour les prochains qui passeront. Ce faisant, ils sont alors très conscients de la popularité et de l’achalandage de certains (non)-lieux et vont donc négocier les provisions en conséquence.

« Dans les quartiers où il s'en fait beaucoup, c'est le fun d'en laisser genre … Mais

même si tu en laisses, y'a de bonne chance que ça se gaspille point, si personne d'autre ne repasse après toi. Ça peut arriver, mais c'est sûr que dans Villeray,

gens qui en font. Mais ici dans Côtes-Des-neiges, si tu en laisses, c'est presque sûr que personne ne va le prendre » (Édouard, 23 ans).

Les divers sont alors au courant qu’ils partagent les ressources des poubelles avec d’autres personnes. Même s’ils ne se croisent pas nécessairement, les divers savent que ces (non)-lieux sont fréquentés par plusieurs autres individus : par exemple, parfois, les aliments sont déjà triés et mis dans une boite en vue. Par conséquent, les divers vont alors considérer ces (non)- lieux comme étant des endroits dont l’utilisation est collective et partagée, bien que pour la majorité des individus ce soit des lieux associés à l’abandon.

En plus d’avoir ce bagage d’information partagé et une utilisation conjointe des (non)-lieux, les divers vont également être en mesure d’établir des distinctions pour diversifier leur approvisionnement en nourriture. Ainsi, les différents endroits où sont placées les ordures des commerces ne sont pas uniquement des endroits où il y a un aspect social et collectif, les (non)-lieux sont distingués les uns des autres en fonction de leurs caractéristiques spécifiques. Les divers peuvent généralement prévoir ce qu’ils trouveront, même s’il leur arrive de trouver des produits inhabituels et inusités. Ils vont mettre à profit leur connaissance des différents (non)-lieux de la ville (parfois d’un seul quartier) pour tenter de récupérer des types d’aliments précis : fruits et légumes, produits de boulangerie, produits d’épicerie…etc. Ils vont donc savoir où aller pour optimiser leur chance de trouver ce dont ils ont besoin : « Parce que je

peux prévoir ce que je vais trouver dans une poubelle ou dans une autre. Parce que tu choisis où tu vas. Grosso modo, t'as épiceries, épicerie généraliste, boulangerie. Tu choisis et t'as une bonne idée de ce que tu vas trouver » (Jérémie, 25 ans). Ce qui est récupéré dépend alors des

différents types de connaissances sur les (non)-lieux en question. Ces endroits seront différenciés les uns des autres et ces connaissances permettront aux divers de varier les produits récupérés. Ces (non)-lieux deviennent des endroits aussi distinctifs que la variété des commerces qu’ils représentent. Par conséquent, les endroits des poubelles ne sont pas tous identiques du point de vue des divers.

Ainsi, en plus d’avoir une cartographie des différents endroits et une connaissance de leur spécificité, il y a une dimension temporelle essentielle à la pratique du dumpster diving. Outre la gestion de l’espace, il y a certains moments auxquels les (non)-lieux prennent vie. Les

informations temporelles sur les différents horaires de la ville, des commerces et des quartiers sont intégrées dans un savoir-faire plus large qui influencera la pratique de récupération.

« Savoir où aller, telle boulangerie à telle heure, tu sais que, quand ils ferment,

t'as des sacs de pain dans leur poubelle. Tel magasin de sushi dans leur poubelle. Tu sais que Atwater, il faut y aller avant 5h. […] Jean-Talon, il faut y aller la journée, avant 7h le soir. Tu sais que le magasin Obut à St-Henri ferme à 6h, donc à 6h30 c'est bon… » (Giz, 24 ans).

Les caractéristiques temporelles de ces lieux en créent des espaces singuliers qui offrent différents aliments à différents moments. Les heures de fermeture des commerces, l’accessibilité et les horaires de collecte des déchets sont autant de variables qui permettent de convertir ces espaces habituellement inintéressants en lieux référentiels pour la pratique du DD. Ces informations précises sur les bons moments auxquels aller récupérer permettent de distinguer ceux-ci en reconnaissant leur spécificité. Les plages horaires des différents (non)- lieux vont alors s’inclure au bagage d’informations nécessaire pour faire du dumpster diving. La connaissance des bons moments va contribuer à l’élaboration de la cartographie alternative de la ville en y ajoutant la variable temporelle.

Les (non)-lieux ont ainsi une temporalité qui leur est propre, qui dépend des commerces, mais également des quartiers dans lesquels ils sont situés. Il faut toutefois du temps pour développer les connaissances et les savoir-faire liés à la recherche d’aliments. C’est à travers la régularité de la récupération alimentaire que les divers sont en mesure de transformer les espaces des ordures en lieux clés pour s’approvisionner en aliments. Un apprentissage est nécessaire pour maximiser les recherches et les trouvailles. Les divers vont donc devoir explorer différents endroits pour être en mesure de récupérer suffisamment de nourriture, mais également pour obtenir une variété d’aliments. L’exploration mène alors à un apprentissage au cours duquel de nombreuses connaissances vont être acquises. Cependant, c’est un apprentissage qui peut prendre beaucoup de temps à acquérir et qui se fait en grande majorité par essais-erreurs.

« Au début, c'était moins organisé, je partais comme ça, aux mauvais endroits et

aux mauvais moments pis souvent je ne trouvais juste rien et je ne comprenais pas pourquoi […] C'est un art qui s'apprend comme n’importe quoi, c'est une pratique à développer, c'est un ensemble de petites stratégies pour juste faire un meilleur

Les différents endroits, leur popularité, ce qu’ils offrent, les heures optimales ainsi que les meilleurs moments dans la semaine sont tous des informations qui s’apprennent. C’est un bagage qui s’acquiert par la pratique à travers les différentes campagnes de repérage selon les quartiers explorés. Le DD devient alors un corpus de connaissance situé et contextualisé qui se construit avec le temps. Comme chaque quartier est différent, les connaissances pour pratiquer le DD peuvent être plutôt sectorisées. Les connaissances pratiques des divers peuvent donc être limitées à un même quartier, à quelques commerces, tout comme ces savoirs peuvent être bien plus larges et étendus à une plus grande zone. La motivation à aller explorer de manière récurrente se développe en curiosité, laquelle devient un des moteurs principaux à la recherche d’aliment. Plus ils explorent et récupèrent, plus leur façon de considérer les poubelles change ; faire du DD devient une sorte chasse au trésor. Les poubelles sortent de l’invisible pour devenir un point d’attraction : « De fil en aiguille, tu commences à vouloir regarder dans

toutes les poubelles » (Joanie, 25 ans). La pratique du DD est constituée de connaissances qui

se développent et qui s’actualisent progressivement, mais également qui génèrent de nouvelles habitudes. Plus il est possible de s’alimenter à travers le DD, plus la pratique s’intègre dans un mode de vie ou une routine.

« En allant à l'UdeM, je passe à travers Atwater à tous les jours, je finissais les

cours et j'allais faire les dumpster sur le retour. Sinon, le Metro Snowdon c'était ma connexion. Alors à la place de prendre ma connexion, je sortais, j'allais au Métro [l’épicerie] de Snowdon et je prenais 2 sacs. Je trouve des choses quasiment à chaque fois » (Giz, 24 ans).

La pratique de DD peut ainsi devenir une routine quotidienne ou hebdomadaire. Si le DD devient un mode de vie, tout ce qui gravite autour de la manière de se déplacer en ville est désormais intégré dans le quotidien chez les gens. Les divers se créent une cartographie des différents lieux qui peut être commune à plusieurs personnes, mais qui est souvent personnelle à chacun. Les besoins en nourriture, les goûts des individus et les moyens de transport sont autant de variables qui peuvent personnaliser les itinéraires entre les différentes poubelles. En indiquant que la récupération peut être une habitude, les divers laissent entendre que c’est désormais le point de départ à partir duquel ils calculent leurs déplacements en fonction des endroits de DD qu’ils connaissent. S’ils se déplacent à pied, leur périmètre sera plus limité, puisqu’ils devront marcher jusqu’aux différents emplacements. Ils devront donc rapporter les

aliments dans des sacs à dos ou des sacs d’épicerie en marchant, ce qui peut être lourd et encombrant. S’ils se déplacent en bicyclette, ils auront accès à un plus grand circuit, ils pourront se déplacer plus loin et plus vite. De plus, il est plus facile de transporter les produits : parfois, ils ont des paniers ou des boites sur leurs bicyclettes dans lesquels ils peuvent poser les aliments ou encore, ils sont en mesure de faire tenir en équilibre des sacs ou des boites à même le guidon. S’ils ont accès à une voiture, ils pourront aller bien plus loin et même aller à des lieux peu fréquentés par d’autres divers car peu accessibles ; en banlieue de la ville, dans des quartiers résidentiels éloignés des transports en commun ou même dans des secteurs plus industriels. Ainsi, la pratique sera variable et personnelle à chacun en fonction de leur horaire personnel, des endroits qu’ils fréquentent et du moyen de transport dont ils disposent.

« C'est que, pour moi, faire du dumpster, autrement qu'en vélo, ça gosse. Sauf en

char. Mais comme j'en ai toujours fait sur mon chemin, c'est pour ça que c'est plus rapide que d'aller à l'épicerie. Je ne le compte même pas dans mes déplacements. Je reviens d'un 5@7 à l'UQAM pis moi le fatiguant, je suis comme ʺallez on arrête, on va trouver du stockʺ ! Tant que c'est sur ton chemin pis que t'es en vélo, tu ne perds pas de temps à faire l'épicerie » (Jérémie, 25 ans).

L’intégration du DD vient alors modifier les déplacements quotidiens des individus en fonction de leurs connaissances pratiques. À cette fin, par curiosité, par exploration et également à des fins de récupération, les divers se déplacent plus souvent en fonction d’où se trouvent les poubelles. Les divers ont ainsi une connaissance de Montréal et une carte mentale de la ville qui intègre des informations pratiques développées avec l’expérience. Le savoir acquis de leurs épisodes d’explorations les incite à modifier leurs déplacements ou tout simplement, à se déplacer aux bons endroits aux bons moments.

Les divers ont des connaissances qui sont donc différentes des autres citadins dû à leur pratique de récupération alimentaire. Les connaissances des divers comportent tout un volet alternatif qui en vient à orienter ou réorienter leur utilisation de la ville en incorporant des (non)-lieux dans leurs horaires de vie spécifiques. Leur façon de vivre la ville changerait à partir du moment où les endroits alloués aux poubelles deviennent des lieux d’acquisition et de rencontres potentielles. Par conséquent, pour les divers, leur ville héberge beaucoup plus de

habituels en endroits de référence pour leurs activités de récupération. Ainsi, l’utilisation différente des divers transforme des endroits habituellement promis à l’oubli en des lieux offrant un grand potentiel. La pratique donne vie à des endroits autrement invisibles pour en faire des lieux singuliers et distincts. La ville, pour les divers, inclus alors les lieux, certains non-lieux et leurs (non)-lieux.