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Prendre en compte la masse des individus : théorie métabolique

Les différentes espèces qui composent un réseau écologique peuvent présenter des caractéristiques très différentes. En particulier, les réseaux trophiques peuvent combiner des espèces dont les masses varient énormément, comme par exemple les réseaux entre plantes et grands herbivores (herbe-vaches) ou les réseaux entre arbres et insectes. De plus, les relations de prédation sont souvent contraintes par les diffé-rences de tailles entre la proie et son prédateur car il est souvent plus simple de tuer et de consommer un animal plus petit que soi [40]. Ainsi, un enjeu actuel en écologie consiste à prendre en compte la masse des individus qui interagissent dans le réseau.

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Métabolisme et relations allométriques

Depuis longtemps, il est bien connu que la masse d’un individu influe de manière prévisible sur de nombreuses caractéristiques (Peters [146]). En particulier, l’influence de la masse peut être décrite via des relations allométriques, c’est-à-dire sous la forme :

Y =Y0mα,

où m est la masse de l’individu et α l’exposant allométrique. La première relation allométrique introduite par Kleiber [101] décrit l’influence de la masse d’un individu et de la température sur son métabolisme. A partir de cette relation, Brown (e.g.

Brown et al. [27]) a développé la théorie métabolique qui relie la masse des individus à leurs traits d’histoire de vie.

Le métabolisme d’un individu regroupe l’ensemble des mécanismes de transfor-mation de matière et d’énergie ayant lieu dans une cellule ou un organisme. Ces mécanismes sont généralement séparés en deux classes : les phénomènes de synthèse organique (anabolisme) nécessaires à la construction et au renouvellement des tissus, et les mécanismes de dégradation moléculaire (catabolisme) permettant la produc-tion d’énergie. Le taux métabolique d’un individu est ainsi un taux fondamental car il prend en compte l’absorption d’énergie, sa transformation et son allocation.

La température influe sur le métabolisme d’un individu suivant la loi d’Arrhenius car elle influe sur les différentes réactions chimiques qui se produisent au sein de l’organisme. Nous avons choisi ici de présenter les résultats sans prendre en compte cet effet, ce qui revient à supposer la température constante.

Dans les années 1880, les premières observations amènent à penser que l’exposant allométrique qui fait le lien entre la masse d’un individu et son métabolisme est de 2/3 qui est le rapport entre une dimension surfacique par laquelle le corps perd sa chaleur et une dimension volumique qui emmagasine l’énergie. Toutefois, Kleiber [101] prédit que le taux métabolique B augmente avec la masse d’un individu en suivant :

B ∝m3/4.

De nombreuses études ont ensuite validé cet exposant sur la base de données récoltés dans différents types d’organismes vivants (voir par exemple West et al. [174] ou la review de Brown et al. [27]).

Origine de cet exposant ?

La justification de l’universalité de cet exposant fait l’objet de plusieurs hypo-thèses et nous ne donnerons ici que deux d’entre elles. La première, proposée par West

et al. [174] est une hypothèse mécanistique issue du constat suivant : le métabolisme est lié au réseau vasculaire des individus. Ce réseau vasculaire est fractal mais ses vaisseaux possèdent une largeur minimale commune à tous les êtres vivants qui est celle nécessaire au transport des nutriments. L’hypothèse est alors la suivante : la fractalité ajoute une dimension supplémentaire et ainsi la taille du réseau vasculaire vérifie une loi allométrique en m3/4 ("surface +fractalité"= 3, "volume + fracta-lité"=4). Ainsi, c’est l’universalité de ce réseau vasculaire qui justifie l’universalité de la dépendance en m3/4 du métabolisme. Toutefois, cette hypothèse d’universalité implique que le réseau vasculaire à été conservé au cours de l’évolution par les méca-nismes de sélection naturelle. Cette théorie est sujette à de nombreuses discussions et controverses en écologie.

En particulier, il existe d’autres études (par exemple Ginzburg & Damuth [83]) qui se sont intéressées aux variations du métabolismeB d’un individu au sein d’une même espèce. Ils ont observé que la variation est proportionnelle à m2/3. Or ce type d’exposant ne peut être expliqué par l’hypothèse de fractalité de West et al. [174].

Ainsi, Ginzburg & Damuth [83] font l’hypothèse que les relations allométriques du métabolisme sont liées à une stabilité de la production de matière sur la durée de vie totale des individus. Cette hypothèse se fonde sur la remarque que la plupart des populations sont stables, ainsi il semble raisonnable de supposer que la quan-tité d’énergie produite par un individu au cours de sa vie reste constante. Alors, les auteurs proposent de considérer les êtres vivants en 4 dimensions : trois dimensions spatiales et une dimension temporelle. L’exposant 3/4 reliant le métabolisme des individus et leur masse s’explique alors comme suit : les échanges d’énergie s’effec-tuent en trois dimensions (deux spatiales correspondant à la surface du corps, et une temporelle au cours du temps) sur 4 disponibles. Ainsi, il semble naturel que cet exposant soit réduit à 2/3 lorsque les temps de générations sont comparables comme c’est le cas au sein d’une même population, ou encore à 1/2 dans le cas de populations humaines qui sont contraintes en taille (voir [83]).

Conséquences sur l’étude des communautés écologiques

La théorie métabolique a en particulier un impact sur l’étude des communautés.

Lorsque la masse des individus augmente, leur besoin en énergie augmente également, et donc la prédation des gros individus est plus importante. De plus, le métabolisme des individus est lié à de nombreuses caractéristiques vitales pour une population, que ce soit le taux de reproduction des individus, l’âge à maturité, le taux de mortalité ou la durée de vie des individus. Partant de l’hypothèse que le métabolisme varie en m3/4, on obtient facilement que le taux métabolique par unité de masse varie en

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m−1/4. Ainsi, les taux individuels (taux de natalité, mortalité, ...) varient en m−1/4 alors que les temps caractéristiques d’un individu (âge à maturité, durée de vie, ...) qui sont des inverses de taux varient en m1/4 (voir notamment Gillooly et al.

[81], Brown et al. [27]). On en déduit que le taux de croissance exponentielle d’une population diminue avec la masse typique des individus.

Si l’on se place à l’échelle des communautés, une première question concerne la variation de la taille des populations en fonction de la masse typique des indivi-dus. Il est depuis longtemps établi que l’abondance d’une espèce diminue lorsque la taille des individus augmente. Damuth [52] a mis en évidence à travers l’étude de populations de mammifères herbivores que l’abondance d’une espèce varie enm−3/4. Ces observations sont également confortées par les travaux de Savage et al. [157]

qui montrent que pour une population à l’équilibre dont la quantité de ressource est constante, alors la capacité de charge du milieu varie en m−3/4.

En conséquence, au sein d’une même communauté, la quantité d’énergie consom-mée par chaque espèce est constante (voir par exemple Damuth [53]). En effet, on peut écrire la quantité d’énergie comme

nombre d’individus×taux métabolique∝m−3/4×m3/4 = 1.

De plus, ce résultat montre que le taux de renouvellement de la biomasse induit par une espèce, qui est le rapport entre la production de biomasse et la biomasse de la population, décroît en m−1/4.

Enfin, on peut s’intéresser aux taux d’interaction entre deux individus. Dans le cas des relations proies-prédateurs, Brose et al. [26] ont mesuré expérimentalement les taux individuels de consommation des prédateurs et les taux de prédation subie par les proies pour une communauté de mouches et d’araignées. Ils ont observé que le taux de consommation des proies suit bien une loi de puissance en fonction de la masse du prédateur mais que les taux de prédation sur les proies sont gouvernés par des fonctions du ratio entre les masses qui atteignent une saturation. Ainsi, il semble plus complexe de mettre en évidence des lois génériques pour l’interaction entre espèces (voir également le travail original de [177] qui s’intéresse à la prise en compte de la masse dans les fonctions d’interactions de type Holling et le travail de Kalinkat et al. [96]).

Quelques applications pour la modélisation des communautés

Ces études permettent donc de prendre en compte la masse des individus dans la modélisation des communautés écologiques.

Loeuille & Loreau [114] ont utilisé la théorie métabolique afin de développer un modèle d’éco-évolution de la masse des individus sous la pression de la sélection

naturelle. Ils ont pris en compte la décroissance des taux de reproduction et de mortalité des individus en fonction de leur masse. Ils ont également modélisé l’impact de la masse sur la compétition avec d’autres individus en supposant que des individus de masse proche induisent une compétition importante les uns sur les autres. Enfin, ils ont pris en compte l’impact de la masse sur la prédation en modélisant une distance idéale entre la masse d’une proie et celle d’un prédateur. Ainsi, les prédateurs sont des individus ayant une masse plus importante que leurs proies. Via des simulations de ce modèle éco-évolutif, les auteurs ont mis en évidence l’émergence de réseaux trophiques dont les propriétés sont très semblables aux réseaux trophiques observés dans la nature notamment en terme de nombre de niveaux trophiques.

Ce modèle a ensuite été utilisé dans Loeuille & Loreau [115] pour tester l’Energetic Equivalence Rule qui suppose que la quantité d’énergie consommée par un espèce est indépendante de la masse [53]. En prenant en compte non seulement l’impact de la masse sur les taux d’évolution mais aussi sur les interactions trophiques, les auteurs ont montré que le flux de ressources exploitées au sein d’un espèce diminue avec la masse corporelle selon une loi de puissance. Brännström et al. [24] ont étudié un modèle éco-évolutif similaire pour la masse des individus, dans lequel l’intensité de prédation dépend du ratio entre la masse des prédateurs et celle de leurs proies (et non plus de la différence des masses). Les auteurs se sont en particulier intéressés au lien entre le nombre d’espèces et le nombre de niveaux trophiques dans les réseaux observés. Ils ont montré que les réseaux contenant le plus d’espèces n’admettaient que 3 ou 4 niveaux trophiques. D’autre part, ils ont étudié l’impact de la compétition entre espèces sur le nombre de niveaux trophiques. En particulier, une compétition faible permet de maintenir de nombreux niveaux trophiques, alors qu’une compéti-tion trop intense diminue le nombre de réseaux trophiques observés. Ces modèles ont récemment été étendu notamment par Stegen et al. [159] qui prennent également en compte l’effet de la température ou encore par Allhoff et al. [10] qui modélise plus finement les traits soumis à l’évolution.

En conclusion, ces modèles prenant en compte les contraintes de masse des in-dividus ainsi que les dynamiques coévolutives permettent l’émergence de réseaux trophiques pertinents en regard des réseaux trophiques observées.

Enfin, des applications plus récentes de la théorie métabolique ont utilisé le fait que les taux d’évolutions entre différentes espèces du réseaux peuvent être très dis-tincts. En effet, comme les taux de naissance et mort des individus décroissent avec leur masse, les individus les plus petits du réseau se reproduisent plus vite que les plus grands. Les conséquences d’un tel changement d’échelle sur une équation d’évolution démographique de la population sont que le temps est “accéléré” pour les espèces les plus petites. En effet, supposons que le nombre d’individu Nm(t) d’une population