III. 1.2 Liée à la question de la langue
III.3 L ES RECHERCHES SUR LA LANGUE
III.3.2 Les recherches de Jules Martha
III.3.2.1 Les premiers tâtonnements
Si La Langue étrusque de Jules Martha ne paraît qu’en 1913, ses recherches sur ce thème commencent bien avant, peut-être juste après la parution de ses textes de synthèse sur les Étrusques. André Beaunier, dans un article publié le 23 février 1912 dans le Figaro, nous apprend qu’en 1895 Jules Martha étudiait déjà la langue étrusque : « Je me rappelle
qu’en 1895, il y a dix-sept ans, il m’a montré les premiers résultats de son enquête. Il était - et il le sentait plutôt qu’il ne pouvait encore le démontrer - sur le chemin de la vérité »503.
Est-ce à dire qu’il était déjà sur la voie de la famille ouralo-altaïque ? Toujours est-il que rien ne le laisse penser avant 1903. En 1899 paraît son premier article concernant la langue étrusque, Une plaquette en ivoire avec inscription étrusque trouvée à Carthage504. Il y corrige la lecture de l’inscription qu’en avait fait quelques semaines auparavant Michel Bréal dans le Journal des savants505, « Mi pui melkarth aviekl kq…na » en « Mi puinel
karthazie…q…na. ». Ses observations sont donc à caractère épigraphique, et si elles
changent le mot « Melkart » désignant le dieu phénicien en « Karthazie » désignant la ville de Carthage, elles ne changent pas le sens des propos de Michel Bréal sur les contacts entre Étrusques et Phéniciens. Dans ce premier article, Jules Martha ne fait aucune allusion à une éventuelle parenté de l’étrusque avec une autre langue.
Une lettre envoyée à Louis Havet nous apprend qu’à un moment de ses recherches, Jules Martha a pensé à une parenté entre l’étrusque et l’égyptien :
« Cher Monsieur, je n'ai pu vous glisser qu'un mot hier sans vous donner d'explications. Je crois bien tenir la bonne piste, mais ce sera très long et très compliqué parce qu'il est nécessaire que je me familiarise avec les idiomes africains. J'ai réussi à identifier les nombres, connus avec certitude, ainsi que les termes dont le sens est attesté par les anciens. Je retrouve en Étrurie des noms propres égyptiens et plusieurs mots latins d'origine inconnue ou d'origine étrusque (subulo, nebulo, favus, etc) s'expliquent très aisément par un terme de même sens existant en égyptien. Ce sont là quelques uns des arguments sur lesquels se fonde mon hypothèse. Maintenant est-ce de l'égyptien pur ou dégénéré, ou mêlé d'éléments étrangers, est-ce une langue sœur de l'égyptien ? Voilà ce qu'il
503 BEAUNIER A., « Au bord d’un mystère », in : Le Figaro, le 23 février 1912, p. 1.
504 MARTHA J., « Une plaquette en ivoire avec inscription étrusque trouvée à Carthage », in :
Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, séance du 8 mars 1899, p. 185-189.
505 BRÉAL M., « Inscription étrusque trouvée à Carthage », in : Journal des savants, janvier 1899, pp. 63-67.
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reste à déterminer avec précision. C'est pourquoi je vous ai prié et vous prie encore de ne considérer ma petite confidence d'hier que comme une marque d'amitié et de n'en rien dire à personne. Je ne serai bien sûr que quand j'aurais traduit des textes entiers. Bien à vous, Jules Martha »506
Il semble toutefois que Jules Martha ait vite abandonné cette théorie : aucune de ses publications ne fait allusion à l’idée d’un rapprochement de l’étrusque avec l’égyptien507. Il est d’ailleurs possible que ce soit Louis Havet lui-même qui l’ait convaincu que cette voie ne pouvait être la bonne. Si l’on admet que cette lettre est antérieure à ses publications sur la langue étrusque, on constate qu’il a visiblement changé de méthode après les premiers temps de ses recherches qui l’amènent à écrire à Louis Havet. Bien que courte, cette dernière nous permet d’appréhender son procédé : c’est en rapprochant des racines de mots que Jules Martha en vient à l’idée que l’étrusque est apparenté à l’égyptien. Les articles publiés ensuite montrent qu’au contraire, son point de départ est l’étude grammaticale des textes : il applique la méthode inductive. Son article sur le mot « mi » en étrusque508 en est un bon exemple. En étudiant les textes étrusques, il détermine dans quelles conditions on trouve le mot « mi ». Il élimine ensuite toutes les possibilités de traduction en fonction de ces conditions. Il en déduit alors que le mot « mi » ne peut être qu’un pronom de la première personne. Toutefois, il utilise également cette méthode inductive en vue de pouvoir rapprocher les faits grammaticaux observés en étrusque à d’autres langues qui présentent les mêmes faits.
En 1903, il publie deux articles. Dans le premier, Observations grammaticales sur la
langue étrusque509, il tente de déterminer les formes verbales et de déterminer la nature du suffixe -al. Il conclut que cette particule est un suffixe de relation, qui s’applique également aux substantifs, aux adjectifs et aux verbes. Cette particularité ne se retrouve pas dans les groupes de langues indo-européennes et sémitique, mais dans la famille des langues ouralo-altaïque. Dans le second article, La négation en étrusque510, il cherche à reconnaître les formes de négation. Pour lui, elle est exprimée par des mots prenant
506 BnF, département des manuscrits, NAF 24499, XXI, feuillet 245.
507 Il reste dans les archives de la famille un certain nombre de lettres qui n’ont pas été dépouillées, peut-être l’une d’elle fait-elle allusion à cette théorie ou à d’autres.
508
MARTHA J., « Le sens du mot "mi" en étrusque », in : Centenaire de la Société nationale des
antiquaires de France, Paris : Klincksieck, 1904, p. 263-267.
509 MARTHA J., « Observations grammaticales sur la langue étrusque », in : Mélanges Georges
Perrot, Paris, 1903, p. 233-237
510 MARTHA J., « La Négation en étrusque », in : Revue de linguistique et de philologie comparée, t. 36, Paris, 1903, pp. 87-94.
136 différentes formes : ipa, inpa, ipe, ipei, … Il en déduit que pour exprimer la négation, l’étrusque ne se sert pas de particules inertes et invariables, comme les langues indo- européennes, mais de verbes auxiliaires ayant pour office de déterminer la non-existence de l'affirmation qui suit. Or, les langues ouralo-altaïques utilisent ce type de négation, conservé dans la plupart des idiomes ougro-finnois. Par ces deux articles, il conclut que l’étrusque a des affinités grammaticales avec les langues ougro-finnoises.
En mai 1904, Jules Martha propose à Michel Bréal de lui exposer ses théories. Ce dernier répond favorablement à sa demande, bien qu’il souligne qu’il est incompétent pour juger des langues ougro-finnoises511. Il aurait aimé qu’Otto Donner, de passage à Paris quelques jours auparavant, puisse assister à la communication de Jules Martha. Un manuscrit de Michel Bréal conservé à la Sorbonne, daté du 22 mai 1904, garde la trace de cette communication512. Il est composé de quatorze feuillets de deux mains différentes : Jules Martha a donné quelques feuilles de support de présentation à Michel Bréal. Le premier feuillet donne les équivalences phonétiques des lettres étrusques U, F (v), H (h), Ɵ (th), Z, X, P, f, ph, en ougro-finnois. On retrouve les mêmes équivalences dans La Langue
étrusque513. Le deuxième détermine les équivalences et les fonctions des suffixes de la manière suivante :
1. Nominatif clan, suthi, ar, ez, avil, spur, cav, ain (?), tur (?), tei (?) Pas de désinence
2. Génitif
suthi-s, tei-s, in-s, er-s, avil-s. Relation non spécifiée. Une trace de ce suffixe subsiste dans le finnois ssa (pour s+na), sta (s+ta)
Suffixe s
3. Datif Direction vers. Clen-si, apa-si, hur-si. Vepse : ha, finnois : h+n, vot. : se
Suffixe si
4. Adessif À côté de. Suthi-l
Vepse : la, finnois : lla, vot. : la
Suffixe l
5. Ablatif
Origine, hors de. Spur-al.
Sens déterminé par les inscriptions bilingues. Vepse : l+t, finnois et vto. : l+ta,
Suffixe al
511 Lettre de Michel Bréal à Jules Martha, datée du 19 mai 1904. ANNEXE II, B. 512 Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne, Ms 2296, feuillets 8-14. 513 MARTHA, 1913, p. 47-55.
137 6. Élatif Point de départ. Suth-th, ala-th, lac-th, casthial-th
Cf. ta dans finnois s+ta, l+ta
Suffixe th
7. Abessif Manque de, dépourvu de. caveth, ramu-eth, municl-eth Finnois : tta, vepse : ta, vote : tta
Suffixe eth
8. Prolatif Le long de. suthi-ti, ca-ti, reuxzine-ti Finnois : t+se
Suffixe ti
9.
Instrumental
Par le moyen de, à cause de. Ei-n, huvithu-n Finnois : n
Suffixe n
10. Comitatif En même temps que, avec. Zathrums-ne Finnois : ne
Suffixe ne
11. Translatif Etat où a abouti et se trouve l'objet. An-ce, tur-ce, lupu- ce, ers-ce, suth-ce. Finnois k+si
Suffixe ce
12. Consécutif
Pour, vers, en vue de. Cares-ri, hecz-ri, theze-ri, flere-ri, suc-ri.
Magyare : ra, re
Suffixe ri
Deux autres feuillets de Jules Martha sont une liste d’inscriptions étrusques. Michel Bréal a pris en note les traductions de Jules Martha sur des feuillets à part. La plupart des inscriptions sont publiées quelques années plus tard dans La Langue étrusque, il est donc possible de comparer les notes prises par Michel Bréal et les traductions parues en 1913. On constate alors qu’elles divergent très peu, quand elles ne sont pas identiques. Par exemple, pour l’inscription Mi spural514, Michel Bréal écrit « je suis provenant de la
bataille », alors qu’en 1913, Jules Martha écrit « mêlée ». Le sens des traductions données
ne change donc pas tellement entre 1904 et 1913. Jules Martha a certainement passé les années suivantes à traduire un plus grand nombre d’inscriptions pour faire ensuite une annonce publique de sa théorie, mais il est déjà sûr de sa découverte dès 1904, puisqu’il la propose à Michel Bréal.