Weber (1978) se situe dans ce courant de pensées. La validité de l'ordre social serait déterminée
par la légitimité « rationnelle-légale » dans les sociétés modernes : « Aujourd'hui, la forme de la
légitimité la plus répandue est la croyance en la légalité, c'est-à-dire l'acceptation de règles qui
sont formellement correctes et qui ont été instituées en conformité avec les lois » (Coicaud,
1993, p. 37). Le pouvoir rationnel-légal exclut les considérations éthiques et les références à la
justice. Les décisions ne sont pas prises en fonction de situations concrètes mais suivant des
normes abstraites qui garantissent la régularité. Pour les positivistes, le problème de la justice est
une question de valeur, un problème moral, non pas une question juridique. Cependant, la notion
de légalité ne peut recouvrir celle de légitimité (Coicaud, 1993). L’idée que des procédures
légales soient acceptées sans qu’il y ait besoin de les justifier est incompatible avec la notion de
légitimité. Elle limite le processus d’évaluation des lois à l’examen de leur conformité sans tenir
compte de leur signification. Au contraire, la légitimité interroge sur le droit de gouverner,
l’accord des membres de la société sur la définition et la mise en œuvre des normes sociales.
15
Le Petit Robert (2000) donne deux justifications de ce qui est légitime : ce qui est consacré par la loi et ce qui est fondé en raison, en droit, en justice.
16
Rangeon (1987) présente les courants philosophiques de Rousseau qui mythifie la volonté générale et la loi, l'idéalisme hégélien et néo-hégélien qui considère la loi en vigueur comme l'expression de la moralité d'un peuple.
La seconde théorie confronte les notions de justice et de légitimité. Selon Kelsen (1948), tout
pouvoir se donne une structure formelle qui constitue le droit. Les buts particuliers, politiques,
sociaux ou moraux, qu’il se propose de poursuivre n'ont rien à voir avec la légalité. La
distinction entre légitimité et légalité permet une évaluation de l’action politique autre que celle
de la conformité à la loi. La légitimité est une question de justice, elle présuppose une conformité
d'idées et un accord sur les valeurs
17. La légalité exprime le principe de la conformité à la loi en
vigueur tandis que la justice a trait au principe de la congruence d'idées entre le pouvoir et les
gouvernés au sujet du bien commun. Le droit sert à déterminer ce qui revient à chaque individu,
c’est-à-dire la part du juste qui doit lui être accordée (Passerin d'Entrèves, 1967 ; Villey, 1982).
Le rôle de la justice est souvent vue comme « le lien »
18, le ciment des rapports individuels, ce
qui assure la cohésion sociale. De manière générale, la cohésion se définit comme « l’ensemble
des forces qui maintiennent associés les éléments d’un même corps » (Petit Robert, éd. 1994).
Les forces qui assurent la cohésion sociale sont les normes sociales, et la justice est une de ces
normes. Les principes de justice sociale « fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs
dans les institutions de base de la société et ils définissent la répartition adéquate des bénéfices et
des charges de la coopération sociale » (Rawls, 1971, p. 30-31).
Le rôle des autorités publiques est fondamentalement d’assurer la pérennité de l’association, de
la collaboration entre les individus. Pour les fondateurs de la théorie des services publics, le rôle
de l’Etat est de travailler, par l’intermédiaire de services publics, à la réalisation de la solidarité
et de la cohésion sociale
19. Cette conception du service public est toujours présente : « Il est de
l’essence du service public, en tant qu’instrument de consolidation du pacte social et moyen de
cohésion sociale, de concourir à certaines formes de redistribution ou de transferts entre groupes
sociaux » (Conseil d’Etat, 1994, p. 53). Pour y parvenir, les autorités publiques doivent établir et
faire respecter les normes sociales.
Le concept de norme renvoie à deux dimensions qui sont la dimension téléologique et la
dimension déontologique (Kelsen, 1996). Dans une conception téléologique, la norme est ce vers
quoi l’on veut aller, une finalité. Les travaux des philosophes, comme ceux de Rawls (1972),
17
Selon Montesquieu, la légitimité exprime la correspondance entre le pouvoir et les sentiments des gouvernés, elle exprime la conformité du pouvoir, du régime politique à « la manière de penser d'une nation ».
18
D’un point de vue étymologique, justice vient du latin justitia, qui lui même vient de justus (juste), qui dérive d’une racine sanskrite ju (yu), qui signifie « lien » (Sanz de Alba, 1980, p. 25).
19
Selon Léon Duguit (1928), relevait du service public « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale, etqu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante » (cité par le Conseil d’Etat, 1994, p. 126).
cherchent à définir une théorie de la justice qui décrit la bonne société, la société juste ou la
société libre (Kymlicka, 1999). Les théories de la justice décrivent le système de valeur bon ou
vertueux qui établit ce que sont les actions justes. Elles fournissent des principes, ou des normes
de justice, qui favorisent la coopération en définissant les droits et les devoirs de chacun des
membres de la société ainsi que la distribution équitable des fruits de leur coopération. Ainsi,
comme le notent Kellerhals et al. (1988), « les normes de justice sont les instruments de finalités
que poursuivent les individus ou les groupes » (p. 16). Les services publics sont des instruments
par lesquels les pouvoirs publics mettent en œuvre les principes de justice qui correspondent à
leur appréciation discrétionnaire de l’intérêt général. Les normes de justice sont des normes
sociales. Elles sont la traduction des valeurs, de l’identité, du groupe qu’elles encadrent.
L’identité d’un groupe ou d’une société est ce qui permet aux individus de s’identifier. Elle
exprime les valeurs d’une société donnée et c’est en elle que les individus puisent leurs qualités
propres en tant que membre de la communauté. Une valeur est considérée d'une manière
générale comme un point de vue spécifiant ce qui est préférable (Raz, 1980, p. 123-124).
L’identité d’un groupe fixe également les conditons de l’exclusion des membres lorsqu’ils ne se
reconnaissent pas dans ses valeurs ou dans leur applicattion.
Les valeurs s'institutionnalisent au sein de " systèmes d'actions " et les individus qui composent
la société agissent dans le cadre de ces systèmes (Parsons, 1964, p. 36). En tant que norme, la
justice établit des principes éthiques qui encadrent les comportements
20. Les normes sont des
règles de comportement se référant à des valeurs partagées par les coéchangistes (Gundlach et
Murphy, 1993). On relie ici la dimension téléologique de la norme à sa dimension
déontologique. Au sens large, la déontologie désigne « la recherche d’une définition des
comportements justes dans des situations typiques » (Nillès, 1998). Les individus qui composent
la société s’accordent sur des normes et par la suite, ces normes contraignent leurs
comportements. Elles déterminent le contenu des droits et devoirs de chaque membre de la
société.
En synthèse, le rôle des institutions est de proposer des normes morales pour assurer la cohésion
sociale. Le sentiment de justice des individus peut être défini comme l’adhésion aux normes
20
Selon Hosmer (1995) : « Justice, in this philosophical sense, refers to the extent to which a given action, outcome, or circumstance is in alignment with a certain ethical paradigm ».
La justice est comparable à la vertu, à l’éthique. L’éthique est une réflexion qui vise à déterminer les règles du bien agir (Perrot, 1991) en tenant compte des contraintes relatives à des situations déterminées (Ricoeur, 1990 ; Badiou, 1993). L’éthique serait contingente tandis que la morale désigne à la fois les normes propres à une société et les principes normatifs de la volonté, qui se veulent universels et inconditionnels, même s’ils se concrétisent dans une culture déterminée (Habermas, 1992 ; Comte Sponville, 1994). L’élaboration des décisions se fait au travers du dialogue entre les lois morales et leur interrogation éthique, en relation avec une situation déterminée (Nillès, 1998).