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Pratiques de la Science

Avant-Propos

B. 3. Pratiques de la Science

En nous proposant de traiter de la notion de pratiques associées à celle de science, il ne s'agit pas pour nous de définir les termes « pratiques » et « science » et d'en dérouler les évolutions historiques et culturelles de leurs acceptions, mais plutôt d'exposer les distinctions et des relations pratiques que nous souhaiterions faire entre « faire de la recherche » et « faire de la science ». La mise en évidence de telles relations présente un intérêt tout particulier dans le contexte historique récent de la recherche en écoles d’art et de design en France, et qui participe aussi du contexte intellectuel de notre recherche doctorale. Toutefois nous apporterons quelques éléments de précision.

4 Lévy-Leblond, J.-M., (2010), La science n'est pas l'art. Brèves rencontres. Hermann, Paris. Comme l'auteur le mentionne : « Cette conception instrumentale peut au demeurant s'appuyer sur les analyses de la « pensée » gestuelle » et de son importance dans les sciences comme dans les arts. » A ce propos voir : Jacques Mandelbrojt, (2007), « La pensée gestuelle dans la science comme dans l'art », in : Alliage, N°61, Décembre 2007, pp. 3-11. Voir également Gilles Châtelet, (1993), Les enjeux du mobile : mathématiques, physique, philosophie, Editions du Seuil.

Certainement que si nous abordons la notion de pratiques, nous devrions également préciser celle des objets en jeu. Dans cette thèse, les objets dont nous parlerons seront à la fois d'un point de vue matériel des documents écrits, des images graphiques, des instruments, et des dispositifs de production ou d'inscription de données, mais également des « objets » de savoir entendus comme des artefacts. Nous employons ici la notion d’artefact telle que Christian Jacob l’a énoncé, selon une approche constructiviste, à savoir « considérer les objets de savoir comme des artefacts, c’est-à-dire comme des objets fabriqués par la pensée et le langage humains. » (Jacob, 2011). Nous nous référons également au travail ethnométhodologique de Michael Lynch (Lynch, 1985, 1998, 2005), et pour l’étude de certains cas particuliers nous pourrons également emprunter à l’approche instrumentale de Pierre Rabardel (Rabardel, 1995, 2005).

Nous verrons d’ailleurs que les problématiques entourant les processus de fabrications d’objets « tangibles » par et pour la science sont au cœur des collaborations entre designers et scientifiques. Mais d’une manière générale, bien que nous évoquerons la question des appareils et des instruments, nous parlerons plus volontiers d’« objets » de laboratoires (Hacking, 1993), dont les propriétés sémio-pragmatiques (entre autres) sont étudiés pour être mises à disposition des chercheurs (Meunier et Peraya, 2004), notamment lorsque celles-ci impliquent l’utilisation, la conception et l’évaluation des modèles et données produites par les outils et instruments présents en laboratoires. Leur matérialité, et leur agentivité ont selon nous une influence très importante sur la construction de la connaissance scientifique. Les relations entre sciences et société et la place que prennent les activités de design dans la médiatisation de ces espaces de médiation soulèvent la question de la légitimité des pratiques et des définitions que l’on donne au terme design et aux activités de recherche auxquelles il renvoie. Grâce aux apports de la sociologie des sciences et des techniques, nous savons que la « fabrique de la science » inclut une diversité d’acteurs et de supports qui s’inscrivent dans des systèmes de légitimation et d’alliances (Latour, 1988). Jean-Luc Nancy, en conférence de clôture du colloque international « Chercher sa recherche.5» qui s'est tenu en 2005 a proposé de distinguer deux aspects de la recherche :

5 Le colloque Chercher sa recherche. Les pratiques & perspectives de la recherche en école supérieure d'art s'est tenu à Nancy les 12 et décembre 2005. Ce colloque a été organisé à l'initiative de la Délégation aux arts plastiques et avec le concours de l’Ecole nationale supérieure d’art de Nancy, par un comité de pilotage réunissant des responsables et des professeurs d’écoles supérieures d’art, des universitaires et des artistes. Il

« Il y a la recherche de la visée, de l'activité et de la maîtrise. Et il y a la recherche du pressentiment, de la rencontre, de l'exploration et de l'accueil, de la réceptivité. Et à ce moment-là, selon l'usage ordinaire des mots, la recherche désigne plutôt le premier type d'activité, c'est-à-dire la visée de l'objet manquant à sa place. Et c'est au nom de cette visée, qui est une visée profondément moderne, c'est-à-dire datant de la Renaissance, que l'idée même de recherche a pu surgir. »

Dans la relation entre « pratiques de recherche » et « pratiques scientifiques » nous étudierons les tensions, les distinctions de « cultures » qui ont pu être pensées entre art et science, pour envisager en quoi et comment le design peut faire apparaître des « zones de négociation ».

C. Démarche

De nombreuses recherches récentes se penchent sur les problématiques que nous venons de présenter, notamment sur l’utilisation et la fabrication des images en sciences, sur la dimension esthétique des données, et ce dans des disciplines aussi diverses que les Technologies de l’information et de la communication, la sémiotique, les digital humanities (ou « humanités numériques ») ou même en histoire de l’art, en sociologie et dans les pratiques de recherche en écoles d’art. Lorsque l’on parle d’esthétique, on songe à une activité ou une expérience perceptive. Très souvent on a pu restreindre cette activité, cette expérience, à l’art ou aux disciplines artistiques. Or l’expérience esthétique est une expérience sensible qui intervient dans toute activité humaine, y compris dans les pratiques « scientifiques ».

Le langage employé dans la description des phénomènes physiques, naturels ou sociaux est relativement codé, normé, et soumis à des règles qui ont beaucoup été étudiées, aussi bien dans leurs évolutions au cours de l’histoire et de la formation des disciplines que dans leur rapport à la construction de la connaissance. En revanche, les images, graphiques, cartes, dessins, diagrammes, produites par les scientifiques ou issues des laboratoires de recherche, ont été relativement peu analysées avant les années 1970 (Bigg, 2014). Mais c’est surtout depuis l’avènement de la sociologie des sciences de laboratoires que de nombreuses et riches études portent sur le statut des images dites « scientifiques », et se penchent sur la nature de leur production, ou s’interrogent sur la manière dont leur production affecte la production même de la connaissance

avec leurs étudiants en équipes de recherche, et d’ouvrir le débat autour de la reconnaissance de cette activité dans le cadre de l’harmonisation européenne de l’enseignement supérieur.

scientifique, au-delà (ou en deçà) d’une illustration ou d’un outil de diffusion et de monstration du savoir.

On peut penser que l’expérience et les modalités d’expression spécifiques sont liées à la fabrication d’artefacts. Si les arts, visuels, graphiques, nous permettent d’expérimenter d’une manière assez immédiate ce type d’expérience, et si l’utilité de la production d’ images, illustrations, schémas, diagrammes n’est plus à prouver dans la production scientifique, la multiplication des techniques modernes de présentation et de mise en forme des données, des résultats et du discours scientifique nous conduit à nous interroger sur le rôle des déterminations esthétiques dans les modes de production du savoir scientifique. Cela suppose de s’interroger d’abord sur les relations entre « faire-art » et « faire-science », aux nouvelles problématiques de recherche en faire-art, à la relation des sciences à la diffusion des recherches et à la médiatisation de leurs résultats, et aux nouveaux espaces de collaboration et dialogues méthodologiques qu’ils supposent. Dans cette thèse nous étudierons le statut de la production des artefacts dans la construction de la connaissance scientifique, en proposant l’hypothèse que la fabrication des données et des résultats, et la hiérarchisation de leurs valeurs factuelles, peuvent faire émerger des styles de pensée, et révéler des patterns esthétiques (Hanson, 1958/2001) selon trois principaux axes :

1. Le recours à l’image est omniprésent dans les pratiques de la science, et ce à tous les stades de la recherche : dans les intuitions des scientifiques, dans leur manière de concevoir des protocoles expérimentaux, au travers des instruments de laboratoires, dans la diffusion des données, et dans les publications. Dans cette optique, il nous semble important de revenir sur la question de l’image et des pratiques de mises en forme visuelles à l’œuvre dans la recherche scientifique.

2. Ce constat de pratiques de mise en forme de textes et d’images fait apparaître la nécessité d’une investigation qui se situe dans l’héritage de la sociologie des sciences et les analyses épistémologiques selon deux points principaux :

a) Dans les études sur l’image en ce qu’elles ne se restreignent pas simplement aux cadres d’analyse et de l’interprétation de l’histoire de l’art ou de la sémiotique visuelle, mais également dans des processus situés dans le social, le matériel (technique et tangible) et le culturel (politique et anthropologique).

b) Dans les études de laboratoire et de la perception esthétique, qui sont intimement liées à la hiérarchie des valeurs factuelles et aux modes de raisonnement.

3. Dans la mesure où le design peut apparaître (ou se revendiquer) comme un réconciliateur entre des dichotomies qui ont été construites pour séparer des pratiques et des savoirs (art / science, nature/culture, art/industrie, objectif/subjectif, matériel/imaginaire, parmi d’autres), il s’agira d’étudier en quoi et comment le – ou un - design s’intègre dans des hybridations et comme « modalité des relations ».

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