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Conclusion du chapitre

Dans ce chapitre nous avons souhaité faire un tour d'horizon de notre objet d'étude en lien avec l'étiquette de culture visuelle, et plus particulièrement avec la « culture visuelle des sciences ». En effet, la logique de « culture visuelle » et l'issue de la visualité elle-même sont deux formes de sujets d'enquête conjointes à l'histoire de l'art, à l'histoire des sciences et aux STS.

Des théoriciens de l’art ont proclamé un « tournant pictorial » dans la culture (Mitchell, 1994) et ont mis en évidence une relation entre les images artistiques et scientifiques et les régimes de représentation dans lesquelles elles sont prises. Ce tournant visuel que nous avons décrit, en empruntant l’expression de Boehm de « tournant iconique », consiste à reconnaître aux images une autonomie : elles ne sont pas réductibles au langage et comportent toujours un surplus (sémantique ou phénoménologique) par rapport au texte. Nous avons fait un tour d’horizon des principaux théoriciens allemands contemporains de l’image en relation avec la figure intellectuelle de Mitchell. Ces travaux partagent un intérêt privilégié pour la relation qui unit la scientificité et la visibilité, et le rôle qu’a joué l’image ou la notion de culture visuelle dans l’étude des sciences, ou plus précisément dans le champ appelé les Science

Studies de ces dernières décennies.

A partir de ces champs que nous venons de décrire, et de ces divers tournants épistémologiques, émergent des similitudes et des traits communs, et une réévaluation du rôle de l’image qui implique des considérations d’ordre anthropologique, liées aux pratiques d’images plus qu’aux objets proprement dit, dont l’importance a été révélée par des historiens de l’art.

Baxandall et Alpers ont tous les deux exemplifié un champ de recherche émergeant en portraitisant la visualité de toute une société comme incarnée dans la vie quotidienne (Hentschel, 2014). Le fait que la « culture visuelle » soit apparue comme une expression tout à fait adéquate pour englober toute une somme d'objets et de pratiques liés à la « culture de la vision » (Galison & Jones, 1998) et leurs relations à la construction du social et du savoir, a conduit inévitablement beaucoup d'intellectuels à élargir les spectres de leurs champs de recherche.

Alpers comprenait la « culture visuelle » comme :

« a culture in which images, as dintinguished from texts, were central to the representation (in the sense of the formulation of knowledge) of the world. » (Alpers, 1996, p. 26. Citée par Hentschel)

Lorsque Alpers fut sollicitée pour contribuer au Visual Culture questionnaire de la revue

October, elle revint sur son usage de l'expression et ses raisons pour l’utiliser :

« When, some years back, I put it that I was not studying the history of Dutch painting, but painting as part of Dutch visual culture, I intended something specific. It was to focus on notions about vision (the mechanism of the eye), on image-making devices (the microscope, the camera obscura), and on visual skills (map-making, but also experimenting) as cultural ressources : related to the practice of painting. » (Alpers, 1996, p. 26. Citée par Hentschel)

La circulation des représentations est indissociable de la matérialisation de leur apparition, ce que Belting a problématisé par la notion de médium, Latour par la notion de mobiles immuables, et Lynch par celle de rendus. Cette circulation procédant par ailleurs de différentes formes de matérialisation, notamment techniques, qui participent à la construction de la culture visuelle scientifique comme nous avons pu le voir chez Lynch. Dans l'articulation de ses systèmes de médiations, à la fois les historiens de l'art et les historiens des sciences concluent à la difficulté de synthétiser les éléments qui conduisent au travail fini.

L’effectivité d’un certain tournant historique contemporain de la culture visuelle qui se trouverait spécifiquement dans les Sciences Studies (Lynch et Woolgar, 1990 ; Baigrie, 1996 ; Galison et Jones, 1998 ; Pauwels, 2006 ; Burri et Dumit, 2008 ; Bigg, 2014 ; Herschel, 2014) pourra nous permettre dans les chapitres suivants de remonter dans l’ « archéologie » de certains exemples qui ne sont pas mobilisés concrètement dans les tournants que nous venons de décrire, et sur lesquels nous souhaiterions ouvrir cette conclusion par le couple matérialité / agentivité, qui va guider la suite du parcours de cette première partie.

Nous avons proposé d’étudier la relation entre le « tournant iconique » et un « tournant matérialiste » (, 2010) en considérant en quoi la présence matérielle des images, le « visuel » (comme nous avons qualifié dans l’introduction de cette partie), est affaire de matérialité.

La portée pragmatique de l’image à la suite des travaux de Bredekamp pourra nous conduire considérer la notion d’agentivité à la suite des travaux de Gell et la « nouvelle théorie de l’art ». Gell a envisagé la question de la visualité comme un moyen qu’ont les êtres humains pour construire les allégories et les principes fondateurs de leur organisation sociale. Parmi les attributs typiques figurent ce qu’il a appelé la notion d’agency telle qu’il a formulé dans son livre Art and Agency, ainsi que la « capacité d’agir seconde » (second agency), c’est-à-dire la capacité qu’ont les images d’affecter et de contrôler la vie de leurs créateurs. Gell développe la thèse selon laquelle les objets d’art devraient être abordés non pas en terme de significations qui pourraient leur être attachées, ou d’un point de vue de critères du « beau » assignés à une esthétique située, mais plutôt comme étant dotés d’une intentionnalité propre, en qualité d’agents. En vertu de cette qualité, ils auraient une capacité d’agir comparable à celle des humains dans le sens où les objets d’art sont autant indices, au sens peircéen, que dotés d’une efficacité propre dans l’« agence sociale ». Bloch a justement remarqué que :

« Le remplacement de l’esthétique par l’intentionnalité de l’agent dans la théorie de Gell a des implications beaucoup plus nombreuses qu’on ne pourrait le croire à première vue. Il ne cherche pas seulement une base plus large qui pourrait lui permettre d’englober des choses aussi diverses que les fétiches africains et les tableaux de Rembrandt. Le but de Gell est ainsi de déplacer le socle épistémologique même de l’étude de l’art. Il l’indique lorsqu’il dit qu’il est à la recherche d’une théorie vraiment anthropologique. » (Bloch, 2007)

Dans l’image, les supports matériels, plus qu’un simple appui aux sujets qui apparaissent à la surface de l’image, « mènent une existence souveraine qui n’est pas soumise à l’histoire évènementielle, dès lors qu’ils sont formateurs de valeurs expressives maximales [positives ou négatives], statiques ou dynamiques » (Alloa, 2015). La matière, la texture des supports participe non seulement à la fabrication des images matérielles, mais également à celle des représentations, grâce aux « accidents de la matière » servant de support, de médiation. L’identification d’un champ disciplinaire regroupant des théoriciens issus d’horizons disciplinaires très variés sous l’étiquette de culture visuelle puis de culture visuelle des sciences, nous a permis finalement d’identifier une volonté commune de faire non plus seulement science de l’art, mais une science des images. Envisager à cette suite la recherche sur la science par les images qui la compose et qu’elle véhicule, rend ainsi les frontières traditionnelles entre art et science poreuses. Et c’est ce que nous nous proposons d’étudier dans le chapitre suivant.

Chapitre 2

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