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Les pratiques langagières des algériens

C’est devenu un lieu commun, lorsqu’ il est question de traiter de la situation linguistique de l’Algérie, de dire que celle-ci se caractérise par le plurilinguisme où arabe dit classique, l’arabe moderne, l’arabe dialectal, le berbère et le français coexistent, et que l’utilisation de ces variétés est fonction de facteurs individuels, situationnels, etc.

Nombreux sont les travaux qui, tout en présentant la répartition fonctionnelle de ces variétés, insistent sur la situation de diglossie : arabe classique et/ ou moderne d’une part, l’arabe dialectal d’autre part, variétés d’une même langue remplissant des fonctions distinctes et complémentaires, avec cependant un jugement positif vis-à-vis de l’arabe dit classique ou moderne, qualifié de variété de prestige, et un jugement négatif à l’endroit de l’arabe dit dialectal, qualifié de basse variété.

Selon la conception de Fergusson (1959), la principale caractéristique est la dichotomie séparant les deux variétés, la variété haute ou de prestige H (High) et la variété basse (dialectes) notée (Low).

La variété de prestige, en l’occurrence l’arabe classique, est utilisée dans des situations formelles: sermons religieux, discours politiques, conférences, presse etc. Les aires d’usage de chaque variété semblent balisées dans la présentation qu’en fait Fergusson à telle enseigne que les territoires dévolus à ces variétés donnent l’impression d’être exclusifs et imperméables. Or, la vie de tous les jours nous en offre une réalité beaucoup plus dynamique.

Critiquant à son tour cette présentation des faits linguistiques, A.H.Ibrahim dit, à juste titre, à ce propos de la situation linguistique en Egypte voire dans le monde arabe tout entier:

« ce serait un leurre de croire que parce qu’on a dit: cette langue s’emploie au marché et celle-ci dans un colloque scientifique, on a défini des domaines d’emploi.

C’est que les situations de communication effective coïncident rarement avec les stéréotypes bien catégorisés de ce que l’on suppose être les types de communication sociale. Les insultes, les plaisanteries, les sous-entendus et les différentes formes de connotation sont susceptibles d’apparaître dans n’importe quel type de communication sociale et le choix qu’un individu fera de ces éléments est fonction de son appréciation des rapports où il s’inscrit et de la disponibilité linguistique de ses locuteurs » (Helmy Ibrahim, 1978: 14).

Mais la réalité des faits est là pour nuancer cette répartition qui pêche par son cloisonnement strict et rigide. D’autre part, il est à noter l’émergence des variétés intermédiaires de l’arabe de l’incursion des langues étrangères, plus particulièrement du français.

3-1 Le plurilinguisme de la société algérienne

Comme nous l’avons déjà dit, l’Algérie est un pays plurilingue, en raison des nombreuses variétés qui y sont usitées.

Ceux qui connaissent le paysage linguistique algérien savent qu’il existe dans cette société une configuration quadridimensionnelle, se composant fondamentalement de l’arabe algérien, la langue de la majorité, de l’arabe classique ou conventionnel pour l’usage de l’officialité, de la langue française pour l’enseignement scientifique et le savoir et de la langue amazighe officialisée (79) récemment et qui a vu son introduction à la télévision et son enseignement dans certaines écoles, qui va certainement contribuer à reconfigurer la place des usages.

La majorité des algériens sont au moins bilingues, souvent trilingues voire quadrilingues, pour les scolarisés qui constituent à l’heure actuelle la plus grande partie de la population Et comme le note D Morsly:

79 En 2002, l’Assemblée Nationale et le Sénat adoptent la loi portant modification de l’article 3 de la constitution par l’ajout de l’article 3 bis formulé ainsi « Art.3 bis- Tamazight est également langue nationale » (Loi-2002).

« Il y a situation de plurilinguisme surtout parce que les langues se trouvent dans de nombreuses situations de communication étroitement imbriquées les unes aux autres » (Morsly, 1988: 265).

Nous pouvons donc considérer que la situation de multilinguisme que vit la société algérienne peut être qualifiée de diglossiques mais seulement au niveau des représentations et des valeurs attribuées à chaque variété dans le marché linguistique et qui maintiennent la dissymétrie inhérente au fonctionnement diglossique. Alors que sur le plan des pratiques observables, il semble que l’hypothèse du continuum(80) soit plus efficiente et adéquate.

3-2 L’alternance codique: (emprunt et interférence)

Pour rendre compte donc du plurilinguisme en Algérie, tel qu’il se manifeste à travers les pratiques langagières des locuteurs, nous nous appuierons sur les travaux réalisés par D.Morsly(1988), K.T.Ibrahimi(1991), A.Boucherit(1987) et Y.Cherrad-Bencherfa (1989), comme nous nous référons à d’autres travaux concernant la Tunisie et l’Egypte notamment. Les observations tirées des corpus recueillis par chacun d’eux se recoupent et illustrent bien la situation décrite.

L’alternance codique peut être définie comme un passage d’une langue à une autre ou d’une variété de langue à une autre variété, soit à la suite d’un changement intervenu dans la situation interactive ou dans un de ses paramètres (modification des rapports sociaux entre les interlocuteurs, changement de sujet). Nous tenons cependant à faire remarquer ici que nous faisons la distinction entre l’alternance codique, l’emprunt et l’interférence.

80 « La recherche ethno-sociolinguistique, et notamment créoliste, nous ont appris que dans tous les phénomènes, entre deux polarités « extrêmes », on observe toujours une gradation sans limite nette. Rien n’est jamais tout l’un ou tout l’autre, mais toujours un peu mixte (…). C’est là que les phénomènes majeurs observés en ethno-sociolinguistique, alternance codique, métissage linguistique, variété nationale ou sociale, emprunts trouvent leurs places. » (Balnchet, 2000a :98).

En effet, l’emprunt est généralement intégré à la langue emprunteuse et obéit de ce fait aux schèmes morphophonologiques de cette dernière ce phénomène existe dans le domaine arabe, par exemple:

- l’arabe dialectal:

* télévision devient tirivizion * machine devient machina - l’arabe standard:

* télévision devient talfaza

L’emprunt est un moyen que la langue emprunteuse utilise notamment pour désigner des réalités nouvelles.

L’interférence, quant à elle, relèverait plutôt du domaine de la didactique des langues. En effet, on y parle d’interférence pour désigner, par exemple, l’influence de la langue maternelle sur l’acquisition d’une langue étrangère.

Cela étant, nous voudrions avant de poursuivre notre description, relever l’impact de l’arabisation menée inlassablement depuis l’indépendance.

Ceci aura pour avantage de nous permettre une meilleure compréhension des faits décrits.

3-3 L’arabisation du système éducatif

L’arabisation est bien installée en Algérie. Ses acquis se manifestent partout: celle-ci est totale dans les cycles primaire moyen et secondaire. Dans le supérieur, elle est intégrale dans le champ des sciences humaines et sociales; ailleurs, elle est diversement présente. Dans l’administration, les ministères de l’intérieur et de la justice sont complètement arabisés. Les différents documents et formulaires sont rédigés exclusivement en arabe.

En général, nous pouvons dire que la dynamique de l’arabisation a généré vis-à-vis de la langue arabe de nouveaux rapports. A ce propos, H.Skik a noté, à propos des enfants scolarisés au Maghreb:

« Les différences entre l’arabe parlé- langue maternelle de l’enfant- et l’arabe littéral qu’il apprend à l’école sont parfois très importantes. Malgré cela, on sent les enfants aujourd’hui, plus à l’aise dans l’utilisation de l’arabe littéral que leurs aînés; cette langue semble moins distante, moins « ésotérique » et moins sacralisée et moins « guindée », moins artificiel (…) » (Achouche, 1981: 40-41).

L’extension de la langue arabe a, par ailleurs, influé sur les dialectes arabes algériens. Celle-ci se traduit notamment par la naissance de ce que d’aucuns appellent « al arbiyya al -wasta » ou arabe médian auquel le linguiste marocain A.Youssi (1986) a consacré une thèse.

Les manifestations du français à l’oral comme à l’écrit sont nombreuses, tant au niveau individuel que collectif. Certes, il y a lieu de relever que:

« les pratiques des locuteurs en langue française se caractérisent par une grande variété. La maîtrise de la langue comme les structures qui la caractérisent selon de nombreux paramètres: appartenance géographique des locuteurs (villes/campagnes), appartenance socioprofessionnelle, formation scolaire et universitaire; si bien qu’il est difficile, en l’absence d’enquêtes sociolinguistiques systématiques, de dessiner un modèle qui rendrait compte des comportements communicatifs des algériens»

(Morsly, 1988: 23).

Cette situation privilégiée dans laquelle se meut le français n’est pas prés de changer, loin s’en faut, car il continue d’être perçu comme un instrument essentiel de promotion, d’épanouissement individuel et d’ouverture sur le monde.

L’algérien, comme l’a remarqué Y.Cherrad-Bencherfa:

« tend à l’adoption d’un parler hétérogène(où l’alternance de l’une ou l’autre langue est fréquente) plutôt qu’à un choix entre arabe algérien et

français ou arabe algérien et arabe moderne(…) » (Cherrad-Bencherfa,

1989).

Cela veut dire, entre autres, que l’algérien utilise son répertoire verbal, entendu ici comme étant l’ensemble des ressources linguistiques dont il dispose pour mener à bien la communication.

Certes, la prédominance d’une variété sur les autres peut être fonction du thème de l’interaction, des interlocuteurs en présence, des valeurs symboliques que ces derniers attachent à chacune de ces variétés.

Toutefois, il est des situations somme toute rares où des variétés sont employées à l’exclusion d’autres. En effet, le locuteur algérien peut :

« utiliser le kabyle exclusivement pour communiquer –avec sa grand’mère, par exemple, si celle-ci ne comprend ni le français ni l’arabe;

- utiliser le français exclusivement pour parler de son travail parce qu’il ne dispose pas de langage technique approprié en arabe dialectal, en kabyle ou même en arabe classique:

- utiliser enfin l’arabe classique exclusivement, s’il fait un discours politique ou s’il parle littérature arabe, religion » (Morsly, 1988 :265).

Mais ces situations ne font, nous semble t-il, que confirmer la règle à savoir le « mélange des langues » que les algériens produisent tout en le stigmatisant.

Ce qui, au demeurant, n’est pas le propre des algériens. P.Cadiot écrit à ce propos:

« le mélange des codes est toujours stigmatisé. C’est un fait général que si, par la médiation de l’enquêteur, il affleure comme tel à la conscience, il est considéré comme honteux, irrecevable, voire en un sens maudit.

Associée aux représentations sociales de l’impur, cette image est évidemment renforcée par tout ce que l’école, en particulier, véhicule en fait de valorisation de l’intégrité symbolique de la langue» (Cadiot, 1987).

Mais quelle véritable signification attribuer à l’alternance codique, si l’on fait abstraction de ce jugement de valeur ?

Serait-elle toujours l’indice de l’incompétence dans l’une des langues en contact? Nous serons plus encline, en ce qui nous concerne, à penser que le locuteur en usant de tout son répertoire verbal, met en œuvre une stratégie discursive à même de lui permettre d’exprimer ses besoins langagiers. K.Taleb –Ibrahimi parle, à ce propos d’optimisation de la communication:

« Compris dans ce sens, les phénomènes de contact prennent alors un aspect intégrateur qui tend à l’optimisation de l’interaction et de la communication et à en pallier les déficits et peuvent parfois être l’indice d’une réelle richesse langagière» (Taleb-Ibrahimi, 1997 :158).

A.H.Ibrahim va, quant à lui, plus loin et soutient qu’:

« on peut dire que le fait pour un individu d’assumer le mélange des langues équivaut à dominer sa mort, sa faiblesse, sa misère et autres angoisses en les stimulant plutôt qu’en les repoussant » (Helmy Ibrahim,

1980: 82).

3-3-1 L’alternance arabe standard/arabe dialectal/français

Les manifestations de l’arabe standard (AS), comme d’aucuns le soutiennent encore, restent tributaires des situations formelles: école, lycée, université, mosquée et discours officiels notamment. Cependant, force est de constater que ces situations ne sont pas la « chasse gardée » de l’AS, puisque même à l’intérieur de celles-ci, on peut relever de

temps à autre l’intrusion d’unités linguistiques appartenant aux autres variétés linguistiques en présence.

3-3-1-1 Dans le milieu scolaire

En effet, si le contenu du message scientifique est véhiculé généralement par l’AS, son explication ou son commentaire ne peuvent pas se faire soit en AD ou en AS.

L’apparition d’une personne, autre que les étudiants peut, elle aussi, déclencher le passage de l’AS vers l’AD, comme par exemple un parent d’élève ou l’appariteur.

L’irruption du français est, elle aussi, fréquente notamment quand il s’agit de nommer des réalités nouvelles: choses ou concepts pour lesquels la langue arabe ne dispose pas d’équivalents.

3-3-1-2 Dans le discours politique

Les discours politiques prononcés par les hommes politiques en Algérie sont, en général, donnés en langue arabe standard, cette dernière étant la langue nationale, on peut dire, qu’à l’instar de ce qui se passe dans l’institution scolaire, les autres variétés, notamment l’AD et le français, sont utilisées de temps à autre selon certains paramètres.

Ci – après un exemple :

S’adressant à la foule, feu Houari Boumediene dit :

« al’ imbiryaliya ma indha ‘illa siyasa farida,siyasat-addabuz » (l’impérialisme n’a qu’une seule politique,la politique du bâton)

Nous relevons ici le passage de l’AS à l’AD, matérialisé par la présence du mot addabbuz (bâton)(81) propre à l’AD. Le choix de ce mot n’est pas fortuit, nous semble-t-il. En effet, comparativement à son équivalent en AS (asa), il recèle une charge sémantique forte et péjorative. Aussi, cette alternance peut être qualifiée de métaphorique.

81 YAHIETENE, M. (1997) : L’arabisation de l’enseignement supérieur en Algérie, Thèse de Doctorat, Université Stendhal, Grenoble III, 54.

Comme nous venons de le voir,ces exemples illustrent bien que les situations de discours dites formelles ne sous-tendent pas uniquement l’utilisation de l’AS et montrent à l’évidence que l’on peut réellement parler d’un continuum entre les deux variétés (AS et AD).

La revalorisation et la prise en charge scientifique des langues maternelles est plus que nécessaire, ne serait-ce que dans la perspective d’un meilleur enseignement de la langue nationale et les langues étrangères. Cela doit passer d’abord par une cessation des « hostilités » envers elles, car :

« Cette langue maternelle est la langue de la vie, de la création. Son

dynamisme est évident (…) Cette langue maternelle, le problème n’est pas de l’écrire ni de l’enseigner. Aucun maghrébin soucieux de témoigner sa connaissance à sa vieille mère n’irait l’installer dans un palace où elle se sentirait désemparée (…). L’essentiel est que cette langue reste vivante, qu’on laisse les enfants des écoles en apprécier la saveur (…) Le problème n’est pas de mettre le dialecte à la place de l’arabe ni du français (…), c’est le reconnaître comme une composante du patrimoine national et de ne pas se priver de sa richesse (…) » (Grandguillaume,

1983: 160).

S’agissant du français, il y a lieu de dépassionner nos rapports à son égard. En raison de considérations historiques évidentes et des atouts dont elle jouit en tant que langue de science, de culture et d’ouverture sur le monde, la langue française peut constituer un appoint considérable à l’arabisation. Toutefois, les autres langues étrangères, notamment l’anglais, devraient être encouragées.

Avons-nous besoin de rappeler des évidences: la langue anglaise n’est-elle pas, à l’heure actuelle, la langue scientifique, par excellence, en regard de la production scientifique et intellectuelle qu’elle ne cesse de véhiculer, et qui constitue, par son ampleur un immense

défi pour le monde arabe, au moins, qui s’échine à la transférer en la traduisant et qui n’y arrive que partiellement.