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Les présupposés du droit international privé européen de la famille

36. « Les sciences sociales [n’ayant] pas de laboratoire ; [n’ayant] à leur disposition

d’autres expériences que celles que leur offre naturellement le passé »161, l’étude de l’histoire du droit international privé est une étape indispensable de la recherche sur les fondements du droit international privé européen de la famille. Elle l’est d’autant plus que le concept de droit international privé européen de la famille conserve un caractère très incertain. Rien de plus normal donc pour saisir cette notion que de commencer de la dessiner par une ébauche d’étude historique.

37. L’étude des concepts qui sont à la base du droit international privé se révèle en outre

particulièrement enrichissante à un autre égard. Une intuition forte, corroborée par les interrogations soulevées par des spécialistes d’autres sciences humaines, place en effet le droit international privé dans une situation charnière d’explication et de définition de la Société. Les problématiques auxquelles le droit international privé, et spécialement de la famille, doit apporter une réponse semblent être la traduction sociale et politique de questions qui prennent une place centrale dans la philosophie, la sociologie et d’autres sciences humaines contemporaines. Dans le domaine de la sociologie, Emmanuel Todd clôt ainsi son impressionnant Invention de l’Europe par l’affirmation que « les Européens ne pourront pas se définir sans se mettre d’accord sur la définition de l’Autre »162. Ce à quoi le spécialiste du droit international privé répondra que justement le « droit international privé est l’invitation à l’autre »163. Et à mi-chemin entre sociologie et philosophie, Edgar Morin constate dans 161

M. BLOCH, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, coll. Quarto, Paris, Gallimard, 2006, p. 260 ; à moins de voir

justement l’Histoire comme le « laboratoire pour comprendre le contemporain » (M. GALLO, « « Un laboratoire

pour comprendre le contemporain » », interview donné à Textes et Documents pour la Classe, n° 876, 4 mai 2004) « le seul laboratoire dont disposent les hommes pour comprendre le fonctionnement des sociétés » (M.

GALLO, « Il suffit de quelques jours pour que la barbarie rejaillisse », interview LePoint, 25 février 2009).

162

E. TODD, L’invention de l’Europe, coll. Points Essais, Seuil, Paris, 1996, spéc. p. 618.

163

J. DEPREZ, « L’enseignement du droit musulman », 1985 Cah. CRESM (Centre de recherches et d’études sur

les sociétés méditerranéennes), cahier n°23, 1989, spéc. p. 42, cité par H. GAUDEMET-TALLON, La désunion du

couple en droit international privé, RCADI, t. 226, 1991-I, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 1992, spéc. p.

Penser l’Europe que « la renaissance de l’Europe et son ouverture au monde sont inséparables »164, et que « la culture planétaire ne nécessite nulle homogénéisation et qu’elle requiert au contraire le libre épanouissement des cultures à travers des formes complexes d’échange dialogique »165. Et la réponse du droit international privé ne tarde pas, celui-ci se concevant comme le droit qui a pour objet d’organiser l’ouverture au monde d’un ordre juridique donné et de permettre la coexistence coordonnée des diversités juridiques, donc aussi culturelles166. Dans le domaine de la philosophie enfin, la paix peut être conçue à partir de la vérité non seulement d’un savoir « où le divers, au lieu de s’opposer, s’accorde ou s’unit »167, mais aussi de la conscience que « la paix ne saurait signifier la tranquillité sereine de l’identique »168, et de la question « si la paix, au lieu de tenir à l’absorption ou à la disparition de l’altérité, ne serait pas au contraire la façon fraternelle d’une proximité d’autrui » 169? Et si le droit international privé n’est certes pas la traduction de l’amour d’autrui vers lequel tend Emmanuel Levinas170, n’est-il pas pour autant la traduction juridique de la socialité d’autrui, laquelle permet ensuite à l’amour d’autrui de prospérer ? Cet amour d’autrui qui nécessite l’acceptation préalable de l’humanité de l’autre homme171. Or il est frappant de constater les liens qui existent entre l’acceptation sociale de l’altérité humaine, à travers la lutte pour l’égalité entre les hommes, et l’apparition progressive du droit international privé172.

38. Reste à donner un début de vérification à cette thèse de l’importance sociale et

humaine capitale du droit international privé. Importance capitale qui résulte de ce que le droit international privé traduit la relation d’une Société avec l’Autre. Cette vérification doit permettre d’une part de confirmer le bien-fondé de la thèse, d’autre part de connaître 164 Penser l’Europe 258 165 Ibid., spéc. p. 260. 166

Voy. p. ex. E. JAYME, Identité culturelle et intégration : le droit international privé postmoderne, 251, coll.

RCADI, Brill, Nijhoff, Leyde, Boston, 1991.

167

E. LEVINAS, « Paix et proximité », dans Altérité et transcendance, coll. Biblio Essais, Le Livre de Poche,

Paris, 2006, spéc. p. 132‑ 178 à la page 136.

168

Ibid. à la page 141.

169

Ibid. aux pages 141‑ 142.

170Traduction de l’amour d’autrui qui, toujours d’après Emmanuel Levinas, « ne serait pas simplement le raté

d’une coïncidence avec l’autre mais signifierait précisément le surcroît de la socialité sur la solitude – surcroît de la socialité et de l’amour »  ; ibid. à la page 142.

171

Voy. notamment E. LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, coll. Livre de poche, LGF - Livre de Poche,

Paris, 1987.

172

La lutte pour obtenir cette égalité, une lutte des juristes et non des politiques, est une constante liée à la notion de droit, et elle aura abouti à ce résultat fondamental de reconnaître que tout homme est sujet de droit  ; Voy. sur

ce point notamment H. BATIFFOL, Problèmes de base de philosophie du droit, LGDJ, Paris, 1979, spéc. p. 163 et

l’étendue exacte de l’importance du droit international privé. La vérification se fait naturellement par rapport à l’histoire du droit international privé, puisque cette matière est « plus que toute autre branche juridique […] tributaire de son histoire et ne peut se comprendre sans elle »173. Il ne faut cependant pas perdre de vue la finalité profondément philosophique de ce travail, dont la prétention n’est pas d’apporter des éléments à la science historique, mais qui cherche, à travers l’analyse des apports philosophiques respectifs des différentes périodes étudiées et de leur traduction politico-juridique, à préciser la compréhension contemporaine du droit international privé. Cette compréhension contemporaine du droit international privé se présente en outre sous un visage particulier concernant sa composante familiale. Le droit de la famille est aujourd’hui face à des enjeux spécifiques qui justifient d’attribuer une place spéciale au droit international privé de la famille. Cette spécificité n’est certes pas nécessairement un obstacle à une éventuelle généralisation de conclusions qui pourront être tirées dans le cadre du présent travail, mais elle induit tout de même que cette généralisation ne s’impose pas d’elle-même. Dès lors l’analyse du droit international privé européen de la famille ne saurait se faire en ignorant les enjeux particuliers auxquels la matière du droit international privé de la famille doit aujourd’hui faire face.

39. L’étude des fondements du droit international privé européen de la famille impose

donc d’analyser comment s’est formé le concept de droit international privé. Cela implique de se demander comment les ordres juridiques contemporains ont pu concevoir, tout en ayant conscience de leur singularité, un universel conçu de façon ouverte à la pluralité. Autrement dit, il s’agit d’analyser la quête, consubstantielle au droit international privé, du concept de singulier, singulier qui est à la fois universel et pluriel L’utilisation du concept de « singulier universel et pluriel » dans l’intitulé, et alors même que ce concept n’a pas encore pu être expliqué puisque c’est là l’objet de ce titre premier, peut naturellement surprendre. Elle nous paraît cependant justifiée par le fait que la juxtaposition des trois adjectifs, dont le premier est nominalisé, met en lumière la tension qui existe entre les différents concepts qui sont nécessaires pour la conceptualisation du droit international privé. Nous procéderons dans ce titre à l’analyse et l’explication de cette tension, voire des multiples tensions qui se sont présentées à un moment ou un autre de l’histoire de la matière. Et c’est autour des tensions 173

P. LALIVE, Tendances et méthodes en droit international privé : cours général, préc., note 145, spéc. p. 55 ;

Voy. également plus généralement sur l’importance de l’histoire pour le droit international privé, ibid. spéc. p. 55-57.

qui subsistent qu’il conviendra de proposer une nouvelle définition du droit international privé. Dès lors, le recours à des termes dont la signification est peu compréhensible sans une lecture de nos développements se trouve justifié par le fait que seule cette juxtaposition permet de refléter de façon suffisamment fidèle et synthétique l’objet, le contenu et la finalité de notre recherche sur le concept de droit international privé (titre 1er). En vue d’une compréhension complète des fondements théoriques du droit international privé européen de la famille, cette étude du concept de droit international privé doit nécessairement être accompagnée d’une réflexion sur le concept de droit de la famille. Compte tenu de la vitesse à laquelle évolue le droit de la famille, ce sont alors les principaux défis contemporains qui guideront notre recherche (titre 2nd).

Titre 1 Le concept de droit international privé à travers

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