Dans cette section, nous effectuons un rapide résumé de la première partie de la thèse de
doctorat de Lisa Haye [Hay12]. L’étude du sociologue porte sur les conflits liés aux loisirs
motorisés hors route (que nous décrivons dans la section 8.2.1), qui font partie des loisirs
pratiqués en espace rural. De par la spécificité des loisirs motorisés, ces conflits permettent
d’exemplifier les usages antagonistes dans les espaces naturels. Avant de donner un aperçu
plus précis des dits conflits et de la controverse nationale leur étant liée, nous donnons
brièvement un contexte à la question des loisirs en nature (ceci va nous permettre de mieux
comprendre les enjeux soulevés par la problématique des loisirs motorisés).
8.2.1 Les loisirs motorisés hors route
La nature constitue un lieu propice à certaines activités de loisir. Plusieurs visions idéalisées
lui sont associées. La nature représente d’une part le sauvage, la pureté, la simplicité et la
liberté. En opposition à cette vision, les espaces ruraux de France sont en réalité le résultat
d’interventions humaines. Cette nature est notamment le support d’activités agricoles,
tou-ristiques et forestières. En outre, la majorité des espaces naturels est constituée d’espaces
privés. L’adoption de telle ou telle vision dépend du rapport que chaque acteur entretient
avec la nature. Ce lien est important pour la problématique du sociologue puisque qu’il joue
un rôle dans le positionnement des acteurs de la controverse.
Les loisirs motorisés hors route constituent l’exemple par excellence des usages
valeurs de liberté, d’aventure, de dépassement des limites, et sont aussi associés par leurs
détracteurs à la vitesse (et donc au danger), au bruit et à la pollution. De nombreux
cita-dins espèrent trouver dans la campagne un lieu de simplicité et de calme, permettant de se
ressourcer loin de l’activité incessante des villes.
8.2.2 Les sources de conflit
Les sources de conflit constituent un des points investigués par le sociologue lors de ses
enquêtes de terrain. Les conflits viendraient du manque d’espace forçant les individus
à pratiquer sur les mêmes espaces des activités différentes, faisant appel à des fonctions
de la nature difficilement conciliables, telles que la production, l’habitat, le loisir ou la
conservation. On parle alors de proximité géographique subie. Un certain nombre de ces
conflits porte sur la pratique des loisirs motorisés qui est le thème de cette étude.
Ainsi, nombre des conflits sont liés à des incertitudes concernant l’impact des pratiques
sur le milieu les accueillant. Par exemple, suivant les conditions météorologiques, un chemin
peut passer de carrossable à non carrossable, la pratique des loisirs motorisés pouvant alors
devenir interdite si le chemin est public. De plus, dans la loi régissant les pratiques, certains
termes peuvent être interprétés de diverses manières et sont donc utilisés différemment
suivant l’opinion de la personne qui y fait référence. Les incertitudes peuvent aussi être de
nature technique ou scientifique.
8.2.3 Des conflits à la controverse et vice-versa
La diversité des usages, des valeurs et des intérêts vis-à-vis des espaces naturels d’une
part et l’incertitude liée à la pratique des loisirs motorisés d’autre part poussent les acteurs
à prendre position. L’absence de certitude a pour conséquence la mise en avant par les
différents camps d’arguments stéréotypés, c’est-à-dire ne prenant en compte qu’une facette
de la réalité (ex :la nature est un espace sauvage que les loisirs motorisés ne cessent de détériorer,
ou à l’inversela nature appartient à l’homme, qui n’a donc pas à se préoccuper des conséquences des
activités qu’il y pratique). Chaque camp (pro ou anti loisirs motorisés) est rendu visible par
des collectifs. Pour les défenseurs de ces activités, il s’agit du Codever et de la Confédération
des randonneurs motorisés et usagers des chemins. Les détracteurs sont eux représentés
par différentes entités regroupées au sein de la Coordination nationale pour l’Adaptation
des Loisirs Motorisés à l’Environnement (CALME). Chacun des groupes est actif à l’échelle
nationale et diffuse les argumentaires génériques via des articles de presse, des sondages,
des activités de lobbying auprès des élus locaux et nationaux. Cet échange d’arguments par
les deux camps constitue ce que nous appelons la controverse.
À première vue, on pourrait imaginer que la dynamique de la controverse peut se
résumer par un ensemble de conflits locaux nourrissant une controverse à l’échelle nationale
comme un phénomène émergent. Cependant il semble que la réalité soit plus complexe et
que les flux d’information soient dirigés dans les deux sens, du local vers le national et
vice-versa. La théorie de l’acteur-réseau (ANT) [Lat05] est adaptée pour appréhender ce type
d’objet. Cette théorie propose de ne pas présupposer de hiérarchie entre les échelles mais
plutôt d’aplanir le réseau d’interaction [LJV
+12]. Par conséquent, lorsque nous parlons de
scènes localesetscène nationale, nous nous référons soit à la localité géographique des acteurs,
soit à leur rôle (par exemple habitant du Parc National du Pilat pour une scène locale ou
ministre de l’environnementpour la scène nationale). Nous décrirons de manière plus précise
les différentes scènes étudiées dans la section8.3.2présentant les données récoltées lors des
entretiens. De la même manière, la division par camps est aussi une préconception dont la
réalité est nécessairement moins manichéenne et nous aurons l’occasion de discuter de sa
pertinence lors de l’analyse des résultats obtenus.
L’objectif du sociologue est de comprendre comment les arguments stéréotypés de la
controverse se forment, de quelle manière les conflits locaux alimentent cette controverse et
en retour quel est l’impact de la controverse sur les conflits locaux. Dans cette optique, nous
tenterons de saisir quels flux d’information circulent entre les différentes scènes et camps
et quels sont les jeux d’influence entre les acteurs. De manière complémentaire, nous nous
attacherons à rechercher l’identité des acteurs jouant un rôle important dans le réseau, par
exemple en faisant le lien entre scènes et entre camps. En particulier, nous nous interrogerons
sur le rôle spécifique, s’il existe, des objets au sein du réseau.
8.2.4 La place des objets dans la controverse
Dans le cadre de l’étude de la controverse autour des loisirs motorisés hors route, il
appa-rait qu’un certain nombre d’objets - de non-humains - tels que le bruit, le moteur, la loi,
la moto, etc. prennent une place importante dans les discours des individus interrogés.
Traditionnellement, les réseaux d’acteurs analysés en sciences sociales ne sont formés que
d’individus humains. Cependant, il semble que ceci puisse être une limitation importante
pour entrevoir de manière exhaustive les relations formant le réseau étudié. En effet, de la
même manière que l’homme agit sur les objets, les objets loin d’être inertes influencent le
cours de l’action [Lat05], mettant les objets et les humains au même niveau. Le pratiquant
conduit la moto, le moteur de la moto est bruyant, le bruit dérange le randonneur. Dans ce
sens, nous ne ferons pas de distinction a priorientre humains et non-humains. Pour cela,
du réseau. Nous aurons l’occasion d’explorer plus en profondeur la place prise par les
ob-jets dans le réseau dans la section8.8 portant sur l’interprétation des résultats obtenus de
l’analyse des données recueillies.
8.2.5 L’incertitude au cœur de la controverse
Comme nous l’avons signalé plus haut, les incertitudes sont à la base de la controverse et
sont inhérente à la pratique des loisirs motorisés hors route. Nous distinguons différents
types d’incertitudes : les incertitudes techniques ou scientifiques. De plus, il arrive que les
acteurs eux-mêmes soient peu sûrs de leur propre opinion concernant ces questions.
Une autre forme d’incertitude provient du fait que le comportement des actants peut
parfois être incertain pour d’autres acteurs. Lorsque cela se produit, l’acteur source
d’incer-titude est appelémédiateurdans la théorie de l’acteur réseau (ANT). Dans le cas où l’acteur
n’est pas source d’incertitude, il est dit intermédiaire. Remarquons que pour un acteur, un
tel statut est sujet à variation : un même acteur peut être médiateur pour certains actants
et intermédiaire pour d’autres ; un acteur peut être médiateur à un instant puis devenir
intermédiaire dans le futur.
8.2.6 Le pouvoir au sein de la controverse
Dans le cadre de la controverse, les acteurs doivent se positionner face à un objet incertain.
Pour cela, ils sont amenés à chercher des sources d’information dans le réseau d’acteurs.
Ainsi, de la position de chaque acteur dans le réseau va dépendre sa capacité à obtenir
l’information souhaitée et à influencer le comportement des autres acteurs en quête de
l’information.
On peut distinguer plusieurs types de pouvoir. Le premier est la maitrise de compétences.
Un juriste va être plus à même d’interpréter la loi. Les autres acteurs viennent le consulter
pour obtenir des informations la concernant. Il sera donc source d’information et pourra de
cette manière influencer les autres acteurs. Remarquons qu’ici encore le pouvoir provient
de l’incertitude (ici l’incertitude qu’ont les acteurs face à la loi) qui crée une asymétrie dans
les relations entre acteurs.
Un second type de pouvoir correspond à l’utilisation de règle formelle. Un garde forestier
demandant à des pratiquants de sortir d’une zone interdite aux loisirs motorisés fait usage
de son statut formel. Pour donner un exemple plus subtil, il peut arriver que lorsqu’un
pratiquant de loisir motorisé hors route connait mieux la loi que l’agent assermenté lui ayant
donné une contravention, le pratiquant puisse la faire annuler en utilisant un argumentaire
adapté.
Les deux derniers types de pouvoir que nous mentionnons sont liés à la place des
actants dans le réseau et nous intéressent particulièrement. Le troisième type de pouvoir se
définit en fonction de la proximité qu’un acteur entretient avec les acteurs pertinents, qui
lui permettent ou non d’avoir accès à l’information ou d’influencer autrui par le biais de
ces acteurs. Un ami du juriste obtiendra plus facilement les renseignements souhaités qu’un
acteur éloigné dans le réseau de ce même juriste ; un détracteur des loisirs motorisés ami du
garde forestier pourra lui signaler la présence de pratiquants pour que ces derniers soient
réprimandés.
Enfin, se trouver sur le point de passage de l’information permet la maitrise de
l’infor-mation et constitue un quatrième type de pouvoir, d’autant plus si l’individu est l’unique
lien entre un acteur possédant une information et un acteur à la recherche de cette
infor-mation. De cette manière, un acteur étant en bonne entente avec à la fois des détracteurs
et des pratiquants des loisirs motorisés (deux groupes a prioripeu connectés) possède des
informations circulant au sein d’un camp mais faisant défaut à l’autre, ce qui lui donne une
position de force. Il peut alors choisir de donner ou non ces informations.
Analyser le réseau social lié à la controverse va nous aider à comprendre les jeux
d’in-fluence tels que nous venons de les décrire brièvement. Nous décrivons dans la section
suivante les données disponibles pour mener à bien cette analyse.
Dans le document
Coordination et robustesse des systèmes dynamiques multi-agents
(Page 150-154)