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Présentation de Dicorynia guianensis, le modèle d’étude

L’importance économique et écologique de l’Angélique, son abondance en Guyane et l’existence d’une variabilité de sa durabilité naturelle font de cette essence un candidat d’étude pertinent pour (1) une étude plus approfondie de l’origine de la variabilité de la durabilité naturelle à l’égard des champignons lignivores et (2) la proposition de méthodes de prédictions de cette propriété. En effet, l’Angélique fait partie des essences les plus utilisées en Guyane en tant que bois d’œuvre, avec 180 000 m3 entre les années 2010 et 2014, contre 38 000 m3 pour le Gonfolo rose (Qualea spp.) et 20 000 m3 pour le Grignon franc (Sextonia rubra). Elle représente 57 % du volume de bois récolté en forêt. Son principal débouché sur le marché local est à destination de la construction : charpente, menuiserie du bâtiment et profilés (bardage, parquet…), parquet, pirogue et ouvrages portuaires. Elle est aussi exportée sous forme de sciage, environ 5000 m3, vers les Antilles. Le volume d’exploitation forestière de l’Angélique en Guyane a constamment progressé ces dernières années, sur la période de 1995-2000, le pourcentage annuel de l’exploitation de cette espèce par rapport au volume de récolte total, était de 35% tandis que sur 2011-2014, il a atteint 55%. L’ouverture du massif Régina-Saint Georges dans les années 2000 a aussi permis cette nette progression (ONF 2015).

La forêt guyanaise, bien que relevant de la propriété de l’Etat français, elle n’en reste pas moins écologiquement amazonienne. De ce point de vue, l’Angélique est classée à la 341ème place en tant qu’espèce la plus abondante en Amazonie (Steege et al. 2013). Elle est qualifiée d’hyperdominante en termes de productivité et de la biomasse de la matière ligneuse en Amazonie. En effet, elle se positionne à la 9ème place en tant qu’espèce qui participe le plus au stockage de la biomasse des forêts et à la 16ème place par rapport à la productivité ligneuse (Fauset et al. 2015).

Une description générale de l’arbre de l’Angélique a été réalisée dans cette partie. L’Angélique (Dicorynia guianensis Amsh., Fabaceae, Caesalpinioideae) est une espèce forestière endémique du plateau des Guyanes (Guyane et Surinam ; Koeppen 1967) qui appartient à la famille des Légumineuses. C’est un très grand arbre, assez bien structuré, pouvant atteindre jusqu’à 50 m de hauteur et 120 cm de diamètre. Son écorce externe est peu épaisse, de couleur brun rouge clair à brun foncé et présente de nombreuses lenticelles. Elle possède un statut d’hémi-tolérante à la lumière, avec la capacité de se régénérer en trouée et sous couvert mais possède aussi une forte capacité de croissance en milieu ouvert. Cette caractéristique vis-à-vis de la lumière est à l’origine d’une plasticité de l’espèce, qui se traduit par une grande diversité de stratégie de croissance (Lehnebach 2015). L’arbre est ainsi capable de modifier les propriétés de son bois

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pour adapter sa croissance aux conditions environnementales à tout moment. L’Angélique se retrouve principalement sur les sols à drainage profond et évite les zones hydromorphes, avec une distribution marquée pour les plateaux, les montagnes et les collines peu élevées (Bonjour 1996 ; ONF 2015). Elle développe des endomycorhizes au niveau de ses racines pour permettre l’absorption du phosphore.

Le bois de l’Angélique possède des caractéristiques qui peuvent être appréhendées à l’échelle macroscopique, anatomique, physico-chimique et enfin chimique. D’un point de vue macroscopique, les différents tissus ligneux du bois de l’Angélique sont bien distincts (Figure 16), avec un aubier clair de largeur variable (entre 2 et 10 cm) traduisant une variabilité de la dynamique de formation du duramen (Lehnebach 2015), de couleur plus foncé. D’autres tissus sont aussi visibles dans le bois de certains Angélique, notamment une zone de transition mais aussi un aubier coloré qui constitue l’aubier le plus interne.

L’anatomie du bois de l’Angélique se caractérise par des vaisseaux peu nombreux (1 à 2 par mm²), assez gros de taille (225 à 300 micron). Les cellules de parenchyme sont associées aux pores en manchons, anastomosées dans le plan tangentiel sous forme de lignes onduleuses plus ou moins continues. Plus précisément, les cellules de parenchyme des rayons ligneux sont étagées, constituées par 2 à 3 séries de cellules de 6 à 9 mm (Figure 17) (Bonjour 1996; ONF 2015).

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D’un point de vue physico-chimiques, le bois de l’Angélique est considéré comme étant mi-lourd, avec une densité moyenne qui se situe entre 720 et 790 kg/m3 à 12 % d’humidité (EN 350 2016). Le coefficient de retrait volumique de son bois est de 0,55%, le retrait tangentiel est de 8,2% et le retrait radial de 5,1%. Mis en service, son bois est moyennement stable (Bonjour 1996; ONF 2015).

Dans le bois de l’Angélique, seul le duramen est considéré comme durable, ce qui n’est pas le cas de l’aubier. Le duramen est classé comme étant durable (EN 350 2016) à l’égard des champignons lignivores bien que cette propriété soit variable. Cette variabilité a été mise en évidence par plusieurs auteurs (Amusant et al. 2004; Bonjour 1996; Déon 1980). Leurs travaux ont révélé une variabilité de la durabilité naturelle à l’échelle intra et inter individuelle à l’égard des champignons de pourriture cubique. En ce qui concerne les insectes, le bois est durable à l’égard des coléoptères. Il est aussi durable à l’égard des térébrants marins. Cependant, la durabilité à l’égard des termites est considérée comme moyennement durable. Le duramen de cette essence étant classé comme non imprégnable (ONF 2015), il n’est pas possible de lui apporter une durabilité conférée par l’imprégnation de produit de préservation.

Enfin, le bois de D. guianensis est recommandé pour un emploi hors contact du sol, à l’extérieur mais, si possible, dans un contexte d’humidification temporaire et non permanente (ONF 2015).

Figure 17: Anatomie du plan ligneux de l’Angélique (coupe transversale) avec pa : parenchyme axiale, pr: parenchyme rayon ligneux et v:vaisseau (Photos: Cyrielle Sophie)

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Des études du profil chimique du bois de l’Angélique ont été réalisées pour les métabolites primaires, dans un premier temps. L’étude de la distribution et du devenir de ces métabolites permettra une meilleure compréhension du déroulement du processus de duraminisation au sein du bois. En effet, les réserves énergétiques généralement présentes dans l’aubier (sucres non structuraux, lipides) sont mobilisées pour la synthèse de métabolites secondaires au cours de ce processus. Actuellement, il existe très peu de données sur les sucres non structuraux du bois de l’Angélique, principale source d’énergie de l’arbre. Les résultats recueillis par (Chan 2016) ont révélé la présence de saccharose (disaccharide comprenant deux hexoses, glucose et fructose,

Figure 18) uniquement dans l’extrait d’aubier. Cet extrait a été préparé à partir d’un mélange ternaire de solvant composé de 50 % d’acétate d’éthyle et de 50 % d’une solution à base de méthanol/eau (80 :20). Après hydrolyse, en condition acide et aussi basique de l’extrait d’aubier, du glucose et du fructose ont été détectés, ce qui est en accord avec la présence de saccharose dans l’aubier. Le saccharose, présent dans l’aubier, est donc mobilisé au cours de la duraminisation en tant que source de carbone et d’énergie, ce qui explique son absence dans le duramen. Le saccharose a aussi été observé dans le bois d’autres espèces, telles que le Teck avec de fortes teneurs dans l’aubier de ce dernier qui diminuent ensuite drastiquement dans le duramen où il n’est présent que sous forme de traces (Niamké 2010). L’absence de sucres non structuraux dans le duramen contribue, d’une certaine façon, à la durabilité naturelle du bois de l’Angélique à l’égard des organismes xylophages.

Aussi, le profil chimique des métabolites secondaires du bois de l’Angélique a été établit par (Anouhé 2017) par le biais d’un criblage phytochimique du duramen. Les résultats de ce criblage (Tableau 2)révèlent la présence de 3 familles chimiques de métabolites secondaires dans le duramen de l’Angélique : les composés phénoliques, les alcaloïdes et les terpènes et

Figure 18: Structure chimique du saccharose présent dans l’aubier de l’Angélique (source : http://dictionnaire.acadpharm.org/w/Saccharose)

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terpénoïdes. Les composés phénoliques semblent relativement plus nombreux que les deux autres familles présentes.

Tableau 2: Les différentes familles chimiques de métabolites détectées dans le bois de l'Angélique

Familles chimiques Quantité relative en métabolites*

Polyphénols +++ Flavonoïdes +++ Tanins +++ Stérols et terpènes ++ Saponines - Alcaloïdes ++

*La quantité relative en métabolites est déterminée en fonction de l’intensité de la coloration qui se veut proportionnelle à la quantité relative en métabolites : +++ coloration très intense ; ++ coloration moyennement intense ; - pas de coloration.

Anouhé (2017) a également recherché des activités biologiques des extractibles présents dans le duramen de l’Angélique. À cet effet, des extraits bruts ont été préparés à partir de 3 solvants dont l’éthanol, le méthanol et l’eau à 100°C. Les résultats indiquent qu’une activité antiradicalaire in vitro a été détectée pour tous les extraits. Par la suite, les extraits méthanoliques, qui présentent les plus fortes teneurs en extractibles, ont été divisés en 6 fractions. Après mesure de l’activité antiradicalaire de ces 6 fractions, une activité a été détectée uniquement pour la fraction 2 (composée de flavonoïdes) et la fraction 3 (constituée d’alcaloïdes). Le potentiel antiradicalaire de ces 2 fractions est d’ailleurs plus élevé que celui de l’extrait méthanolique brut. De plus, une mesure de l’activité antifongique a été réalisée pour ces 6 fractions à partir de deux souches de pourritures blanches, Pycnoporus sanguineus et

Trametes versicolor. Seule la fraction 3, constituée d’alcaloïdes, présente une activité antifongique à l’encontre de ces deux souches.

Afin d’identifier les composés responsables de cette activité, les fractions 2 et 3 ont été fractionnées : 8 structures, dont 4 flavonoïdes (Figure 19) et 4 alcaloïdes à noyau indole ont pu être isolées du duramen de l’Angélique (Anouhé 2017). La présence de la catéchine et de l’épicatéchine (flavanols) a été détectée dans le bois de nombreuses espèces appartenant aux Légumineuses, notamment l’Acacia sp., et Eperua falcata (Royer et al. 2010). Ces deux composés sont surtout connus pour leurs activités antiradicalaires, car capables de piéger certaines espèces réactives telles que les radicaux hydroxyles. La catéchine et l’épicatéchine possèdent un faible pouvoir chélateur pour les métaux, cofacteurs de nombreuses réactions

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enzymatiques (Kashima 1999). De même, l’astilbine et la néostilbine (flavanonols sous forme d’hétérosides) ont également été isolés du duramen de l’espèce Eperua falcata (Royer et al. 2010). Ils sont aussi antioxydants, antimicrobiens et seraient responsables du goût sucré de certains vins (Cretin 2016). Mais aucun de ces flavonoïdes ne possède une activité antifongique à l’égard des champignons lignivores (Rodrigues et al. 2010; Royer et al. 2010).

Les alcaloïdes à noyaux indoles isolés du duramen de l’Angélique sont présentés en Figure 20. Une attention particulière est portée sur ces alcaloïdes dans le cadre de nombreux travaux de recherches mené car ils présentent de larges spectres d’activités biologiques, notamment leurs activités antifongiques et antiradicalaires (Marinho et al. 2016). La tryptamine serait leur précurseur biosynthétique. Dès 1980, Déon a indiqué que la tryptamine était présente dans le duramen de l’Angélique dans des teneurs de 0,05 % et qu’elle constituait l’alcaloïde majoritaire dans le duramen. Il a aussi détecté une activité antifongique à de fortes concentrations. Après analyse par imagerie TOF-SIMS de la distribution de la tryptamine, il semblerait qu’elle soit présente dans le lumen des cellules de parenchyme situées dans la zone de transition, où elle serait produite. La tryptamine est ensuite diffusée et détectée dans toutes les parois des cellules du duramen. Elle n’est présente qu’à l’état de trace dans l’aubier (Vanbellingen et al. 2016). D’autres alcaloïdes minoritaires ont pu aussi être détectés par Anouhé et al. (2015) pour la première fois dans le duramen de l’Angélique.

Ces alcaloïdes peuvent être regroupés en fonction de leurs noyaux, en indole simple (N-acetyl

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tryptamine), en β-carboline (N-oxyde harmalan, cordisinine C) et en spiroindol (dicorynamine) (Figure 20). Parmi ces 4 alcaloïdes, la dicorynamine ainsi que le N-oxyde harmalan ont été isolés pour la première fois en tant que produits naturels. La dicorynamine est un analogue structural du Cipargamin (NITD609, KAE609) antipaludique synthétique de Novartis en phase d’essai clinique (Leong et al. 2014). Les composés qui possèdent un groupement nitrone, tel que le N-oxyde harmalan, présentent généralement une grande capacité de piégeage des espèces réactives oxygénées (Oleynik et al. 2007) et seraient aussi responsable d’une activité neuroprotectrice (Sun et al. 2012). Le N-acetyl tryptamine a été isolée du champignon du sol

Exophiala pisciphile (Wang et al. 2011) mais aussi de la plante médicinale Prosopis nigra

(Moro et al. 1975). Ce composé possède des propriétés antioxydantes (Estevão et al. 2010) et antifongiques notamment à l’égard de champignons filamenteux (Ben et al. 2009). De même, la cordisinine a été aussi été retrouvée chez le champignon Cordyceps sinensis, ce dernier étant très utilisé en médecine chinoise pour ses nombreuses propriétés pharmacologiques (Yang et al. 2011). Cet alcaloïde serait potentiellement antiparasitaire. En effet, il fait partie de la famille des spiroindole, connue pour inhiber le développement du Plasmodium falciparum et

Plasmodium vivax, tous deux responsables du paludisme (White et al. 2014).