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Un passé présent : l’action publique régionale sous contrainte matérielle

LES TEMPORALITÉS DU PROCESSUS

Chapitre 2 – Des politiques régionales marquées par des phénomènes d’inertie

2. Un passé présent : l’action publique régionale sous contrainte matérielle

Rendre compte des usages régionaux de la compétence « transports collectifs » nécessite de prêter une attention toute particulière au temps long. Il s’agit de prendre au sérieux, en cela, l’avertissement de Paul Pierson (2004 : 14) lorsqu’il déclare :

« Analysts who fail to be attentive to these slow-moving dimensions of social life are

prone to a number of serious mistakes. They may ignore potentially powerful hypotheses. They are particularly likely to miss the role of many “sociological” variables, like demography, literacy, or technology. Their explanations may focus on triggering or precipitating factors rather than more fundamental structural causes ». Encore faut-il découvrir quelles sont ces causes structurelles et où elles trouvent leurs origines.

La plupart des auteurs qui mobilisent la notion de path dependence (Collier,

Collier, 1991 ; Thelen, 1999 ; Pierson, 2000) revendiquent une parenté avec des travaux s’inscrivant dans la longue durée, comme ceux de Barrington Moore (1966). Par exemple, Pierson explique que l’impossibilité de remplacer le système de retraite par répartition par un système par capitalisation réside, entre autres, dans le fait que cela obligerait la population active sur laquelle se ferait la transition à payer les pensions des retraités actuels et, en même temps, à épargner pour leur propre retraite, ce qui est difficile à concevoir du point de vue de la justice sociale et politiquement quasiment inenvisageable. Le choix historique d’un système par répartition limite ainsi les possibilités de choix présentes et explique pourquoi les dirigeants les plus libéraux, comme Ronald Reagan et Margaret Thatcher, ne sont pas parvenus à instaurer un système de retraite par capitalisation. Les compromis élaborés entre la fin du XIXe siècle et la période qui a suivi la Seconde guerre mondiale ont été d’autant plus difficiles à remettre en cause qu’ils ont subi au cours de l’histoire des effets d’auto-renforcement (Pierson, 1994).

Notre analyse se situe sensiblement à la même échelle de temps. L’observation de l’action des Régions en matière de transports collectifs indique que

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les choix réalisés entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle, qui ont été confortés par la suite, ont des effets sur l’action présente.

2.1 L’infrastructure en héritage

Prenons comme point de départ ces quelques extraits d’entretien avec des responsables de la SNCF et de RFF :

« [En Alsace], [le réseau] est correct. On a eu quelques ralentissements. On traverse les Vosges, quand même. La vallée de la Bruche, Saint-Dié, Epinal, on passe le col à Saales. C’est une petite ligne à voie unique de moyenne montagne. Il fait froid, il y a de la neige. Là, il y a quelques ralentissements. À Metzeral, vous êtes au cœur des Vosges. On a des lignes à voie unique. Mais on a un réseau plus caractérisé par sa saturation que par son mauvais état »1.

« Le réseau [de la région Centre] est un réseau IIIe République. C’est un réseau construit un peu à la façon Paris – Orléans, c'est-à-dire à l’économie. […] Il y a les problèmes qu’on peut appeler de première génération, surtout liés aux doubles champignons2 (il y en a beaucoup dans la région) ; et les problèmes de deuxième génération : on a beaucoup de lignes avec du rail très léger. Il y a une bête qui s’appelle le S13 qui est un rail particulièrement cassant qu’on a en grande quantité ici »3.

« [En Languedoc-Roussillon], il y a des ralentissements un peu partout. Il y en a sur Perpignan – Villefranche, sur Mende – La Bastide. Beaucoup de ralentissements sont dus aux doubles champignons. En tout, on a 187 km de ralentissement. Sur Le Monestier – Mende – La Bastide, qui est une voie unique, ça a un impact très lourd : c’est devenu tellement lent qu’un aller-retour a sauté »4.

« [En Midi-Pyrénées], on a un réseau plus ancien qu’ailleurs. Il a été moderne à une certaine époque. Après la Première guerre, on s’est rendu compte qu’on avait des difficultés pour acheminer les troupes. Le grand Est et la zone autour de Paris, toute la zone occupée en 1940 a été rénovée, avec des quais longs, de l’armement ferroviaire important, des voies lourdes. Ici, on a les Pyrénées. Il y a une barrière naturelle de protection en cas de guerre ; et la région est proche d’un réseau espagnol qui n’était de toute façon pas compatible. Donc on a laissé le réseau tel qu’il était en 1920, et on a toujours le même »5.

1 Entretien avec un responsable régional de la SNCF (28 février 2007). 2

Le rail dit « à double champignon » (à cause de sa forme) a été conçu de façon à pouvoir être retourné une fois usé, cette technique devant permettre de doubler sa durée de vie.

3 Entretien avec un responsable régional de RFF (16 juin 2007). 4 Entretien avec un responsable régional de RFF (22 mai 2007). 5

Chapitre 2 – Des politiques régionales marquées par des phénomènes d’inertie

L’infrastructure1 est une dimension centrale des politiques de transports collectifs. Son importance est fondamentale en matière de transports ferroviaires, où le réseau est concrétisé, contrairement aux transports aérien et maritime, par une trame matérielle linéaire ininterrompue. Une rupture dans le « tuyau » ou un entretien insuffisant rend son utilisation impossible. En outre, les projets de développement régionaux sont largement tributaires de cette dimension. Ainsi, lorsque l’Alsace a voulu, comme cela a été le cas il y a quelques années, cadencer à la demi-heure le service TER entre Strasbourg et Haguenau, la SNCF lui a signalé que cela était impossible, à moins de réaliser des investissements d’infrastructure. De même, la Région Languedoc-Roussillon, qui souhaite renforcer le service sur l’axe principal, s’est aperçue que seule la construction d’une ligne nouvelle lui permettrait, à terme, de libérer des capacités. Les caractéristiques de l’infrastructure sont donc essentielles dans la mise en œuvre de l’action régionale. Les citations reproduites ci- dessus laissent entrevoir des différences entre les réseaux régionaux, dont l’origine remonte à l’époque de leur constitution.

2.1.1. La construction de la contrainte matérielle

Saisir la nature des contraintes qui pèsent sur l’action régionale implique de

changer d’échelle temporelle et de remonter à l’époque de la construction des

réseaux. La morphogenèse des réseaux est d’abord tributaire de la dimension biophysique, qui renvoie encore à d’autres temporalités, géologiques celles-ci. Si l’avion peut circuler avec un minimum de contraintes de cet ordre, le train doit compter avec les rugosités de l’espace, et notamment avec les obstacles montagneux. Un train ne peut en effet surmonter de fortes pentes ni des courbes trop serrées. Les locomotives à vapeur pouvaient tout juste gravir des pentes à 5‰. Les TGV ne peuvent pas, quant à eux, passer des pentes supérieures à 40‰. Le train exige en même temps de grands rayons de courbure. Il ne saurait excéder 90 km/h pour un rayon de 500 mètres, par exemple (Bavoux et al., 2005). La région Centre présente

peu de contraintes de nature géomorphologique. En Midi-Pyrénées, les Pyrénées, au

1 L’infrastructure du réseau ferré comprend les voies (ensemble formé par les rails, les traverses et le

ballast), la caténaire (fil en cuivre tendu au-dessus de la voie alimentant les trains en courant électrique) et les installations de signalisation.

Chapitre 2 – Des politiques régionales marquées par des phénomènes d’inertie

Sud, et le Massif Central, au Nord et à l’Est, bordent une zone relativement plane. En Alsace, le principal couloir de circulation est situé entre le Rhin et les Vosges. Mais l’orientation des vallées vosgiennes est relativement favorable aux dessertes en train. En Languedoc-Roussillon, la topographie suscite une concentration des flux entre la Méditerranée, le Sud du Massif Central et les Pyrénées orientales.

Mais la dimension géomorphologique n’explique pas tout. La répartition des populations, donc des usagers potentiels, qui est certes en partie liée à la morphologie de l’espace régional, entre également en compte. Les réseaux ne se sont en effet pas développés en fonction d’une pure logique de besoins. Ils ont commencé par émerger là où se situait la demande solvable, ce qui n’est pas exactement la même chose, quand il ne s’agissait pas de créer une demande qui n’existait pas (Dupuy, 1991). Ils sont en réalité le fruit d’une multitude de micro-décisions, « le produit d’arrangements locaux, plus ou moins dépendants d’un dessein global » (Offner, 2003 : 177), sur lesquels les notables provinciaux ont cherché à peser afin de signifier leur maîtrise sur la vie politique et économique.

Le réseau ferré français s’est constitué assez lentement par comparaison avec le réseau britannique, par exemple. Classiquement dans le développement des réseaux techniques (Offner, 1993a), il n’est pas le résultat d’une logique d’ensemble mais celui d’un agencement de tronçons d’intérêt local créés un à un. Ces tronçons ont ensuite été reliés entre eux1.

1

La première ligne ferroviaire qui a été construite en France est Saint-Étienne – Andrézieux (1828). Elle a été suivie en 1830-1832 de Saint-Étienne – Givors – Lyon. Saint-Étienne – Andrézieux a été prolongée jusqu’à Roanne en 1836. Ces lignes, longues de quelques dizaines de kilomètres, ont été créées pour transporter le charbon à la voie d’eau la plus proche (Loire ou Rhône). Elles n’ont été qu’accessoirement ouvertes au transport de voyageurs. C’est en 1837 que s’ouvre la première ligne pour voyageurs entre Paris et Saint-Germain. La logique qui préside à la création de ces lignes n’est pas encore une logique de réseau. Celles-ci restent isolées, créées en majorité sur de courtes distances pour assurer un trafic bien déterminé sans qu’il ne soit question d’un programme d’ensemble à l’échelle du pays.